La Moldavie est un pays dont le nom apparaît rarement à la une des médias internationaux. Pourtant, la crise politique qu'elle traverse lui a valu d'être mentionnée à plusieurs reprises ces dernières semaines. Mais il est très rare que la grande presse fasse allusion à la composante religieuse de la situation. Elle joue cependant un rôle symbolique non négligeable.
Depuis la réintroduction des cours obligatoires de langue russe au mois de janvier, les manifestations se multiplient à Chisinau, capitale de la Moldavie. Comme on le sait, la Moldavie est constituée en grande partie de la Bessarabie roumanophone. Elle est devenue indépendante avec l'éclatement de l'ex-URSS en 1992. Mais une partie de la classe politique moldave était en fait favorable à une réunification avec la Roumanie - ce qui avait provoqué la sécession de la Transnistrie (proclamée République du Dniestr), région qui n'avait pratiquement jamais été roumaine. Un cessez-le-feu a été accepté en 1992, mais cette bande de terre outre-Dniestr continue d'échapper au contrôle de Chisinau.
Les manifestations se sont intensifiées en raison de la disparition, le 21 mars (dans des circonstances suspectes), d'un journaliste et homme politique, Vlad Cubreacov. Ce membre du Parlement moldave est également vice-président du Parti populaire démocrate chrétien et membre de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe. De plus, comme le rapporte Keston News Service (10 avril 2002), il est un membre laïc actif de l'Eglise orthodoxe de Bessarabie.
Mise à jour: dans la nuit du 25 au 26 mai 2002, Vlad Cubreacov est réapparu dans des circonstances aussi mystérieuses que celles de sa disparition. Il a été retrouvé dans un village à une cinquantaine de kilomètres de la capitale, où il aurait été relâché par ses ravisseurs. (5.6.2002)
La division entre orthodoxes moldaves
En effet, l'indépendance moldave a également eu des conséquences sur le plan ecclésiastique. En 1992, le Patriarcat de Bucarest étendit sa juridiction à la Moldavie, ce qui allait dans le sens de l'irrédentisme roumain (et cet acte théopolitique avait indéniablement une connotation forte, puisqu'il revenait à affirmer le caractère roumain de la Moldavie). Appuyée par les courant favorables au rattachement de la Moldavie à la Roumanie, le Patriarcat de Bucarest créa en décembre 1992 une Métropole de Bessarabie, à la tête de laquelle fut placé l'évêque Petru (Paduraru), né en 1946 et jusqu'alors clerc du Patriarcat de Moscou, dans la juridiction duquel il avait été consacré en 1990. Le Patriarcat de Moscou, de son côté, avait pris acte de l'indépendance politique de la Moldavie en conférant en octobre 1992 à l'Eglise moldave un statut d'autonomie (tout en demeurant dans l'orbite moscovite).
L'initiative roumaine entraîna une crise dans les relations entre les Patriarcats de Moscou et de Bucarest. Moscou qualifia l'initiative roumaine d'"ingérence non canonique dans les affaires intérieures de l'Eglise de Moldavie". Même s'il est difficile d'avoir des chiffres sûrs et de source indépendante, tout semble indiquer que la majorité des paroisses et fidèles moldaves sont restés du côté moscovite, et apparemment une poignée de prêtres seulement passèrent sous la juridiction roumaine. En outre, la vie monastique - dont on sait l'importance dans la tradition orthodoxe - semble essentiellement concentrée dans la branche fidèle à Moscou, qui créa plusieurs monastères dès la première moitié des années 1990.
Un dialogue entre les Patriarcats de Moscou et de Bucarest tente depuis de trouver une solution mutuellement acceptable pour les deux Eglises. A la suite d'une rencontre avec le Patriarche Alexis II à Moscou en août 2000, le Patriarche Théoctiste de Bucarest expliquait: "Nous avons exposé nos arguments et écouté ceux de l'Eglise russe, qui affirme que l'existence de ce deuxième archevêché est un moyen de diviser les fidèles. Mais nous avons expliqué que cette division est une réalité et que nous, en tant que frères des Moldaves, ne pouvons ignorer leur désir." (Service Orthodoxe de Presse, N° 251, sept.-oct. 2000)
Une saga juridique
Mais le rétablissement de la Métropole de Bessarabie a également entraîné un long feuilleton judiciaire. Le gouvernement moldave s'est en effet opposé à la reconnaissance de la Métropole de Bessarabie. On a pensé un moment que l'affaire allait trouver une solution en 1997, lorsque la Cour d'appel de Chisinau décida que le gouvernement devait légaliser la Métropole de Bessarabie. Accueillie avec joie en Roumanie, cette décision se heurta en revanche à l'opposition déterminée de la branche orthodoxe: le Métropolite Vladimir de Chisinau prédit un "schisme catastrophique", dont les remous se feraient sentir dans toute la société moldave - insistant lourdement sur les conséquences potentielles pour l'Etat et pour de futurs autres mouvements séparatistes.
En décembre 1997, la Cour suprême moldave décida cependant que le gouvernement devait s'abstenir de prendre des mesures en vue de la reconnaissance légale de la Métropole de Bessarabie. Les possibilités de recours en Moldavie étant épuisées, la Métropole décida de porter l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) à Strasbourg. Le 26 septembre 2001, alors qu'approchait la date du jugement, le Premier ministre Vasile Tarlev laissa entendre qu'une décision en sens contraire de celle du gouvernement n'apporterait pas nécessairement une solution du problème: il déclara en effet que son gouvernement n'appliquerait "pas aveuglément" une décision strasbourgeoise, car "la Moldavie est un Etat indépendant et doit poursuivre ses propres intérêts nationaux." (RFE/RL, 3 octobre 2001)
De fait, la CEDH conclut unanimement en faveur de la Métropole de Bessarabie: le refus de reconnaissance du gouvernement moldave avait, estimèrent les juges, violé les droits des croyants et leur liberté de religion, en maintenant un groupe dans la précarité et en l'empêchant de bénéficier d'une protection judiciaire pour ses biens. Certes, le gouvernement moldave avait expliqué qu'il s'était néanmoins comporté de façon tolérante en laissant les membres de la Métropole, mais une telle tolérance ne pouvait être considérée comme un substitut à une reconnaissance légale, estima la Cour: "en l'absence de reconnaissance, l'Eglise requérante ne peut ni s'organiser ni fonctionner". Le jugement de la CEDH observait également que cette absence de reconnaissance n'avait pas permis aux plaignants de se défendre adéquatement contre des actes d'intimidation. De plus, d'autres groupes religieux ayant été reconnus depuis 1992, il y avait donc différence de traitement manifeste envers la Métropole de Bessarabie.
Le gouvernement moldave réagit avec irritation à la décision de la CEDH et décida de contester ce jugement. Cependant, le 27 mars 2002, la CEDH déclara l'appel non recevable, rapporte Keston News Service (10 avril 2002): le jugement est donc considéré comme définitif. Chacun attend maintenant de voir si la Métropole de Bessarabie va effectivement obtenir son enregistrement légal.
Cette confirmation de la décision de la CEDH intervient dans le climat tendu que connaît actuellement la Moldavie. A noter que le parlementaire disparu Vlad Cubreacov était l'un des plaignants dans l'affaire jugée à Strasbourg.
Jean-François Mayer
Mises à jour
(22.04.2002)
Selon Keston News Service (15 avril 2002), l'enregistrement légal de l'Eglise de Bessarabie risque de prendre encore du temps. Les représentants de l'administration moldave donnent l'impression de vouloir temporiser. Ils affirment que la décision de la CEDH sera respectée, mais laissent entendre que différents aménagements légaux (non précisés) sont d'abord nécessaires (voir une révocation préalable de la décision de la Cour suprême de décembre 1997). Des problèmes éventuels de droits de propriété sont également invoqués. Les paroisses locales ne pourront en tout cas pas être enregistrées sans une reconnaissance préalable de la Métropole de Bessarabie en tant que communauté religieuse à l'échelle nationale.
(5.06.2002)
Le 29 mai 2002, le ministre de la Justice de la Moldavie a déclaré sur les ondes de la radio ne pas considérer la décision de la Cour européenne des droits de l'homme comme contraignante. Selon son interprétation, seules les décisions de la Cour suprême de la Moldavie seraient contraignantes pour le gouvernement de ce pays...
(2.08.2002)
L'Eglise de Bessarabie obtient finalement son enregistrement légal.
Addenda 22.04.2002 et 5.06.2002