La section de Religioscope consacrée aux zones géographiques s'attachera en général à une description de la situation des religions dans une région, un pays ou même un continent. Cette fois-ci, nos lecteurs découvriront cependant un chapitre de "micro-géographie" religieuse, pourrait-on dire. Physiquement, Religioscope est implanté dans la ville de Fribourg, en Suisse. Or, depuis plusieurs mois, trois étudiantes en science des religions de l'Université de Fribourg travaillent à l'établissement d'un inventaire des groupes religieux dans cette ville et les localités avoisinantes. Leur enquête fournit quelques indications sur les mutations du paysage religieux dans une région traditionnellement catholique (au moment de la Réforme protestante au 16e siècle, les cantons environnants étaient passés à la foi réformée, tandis que Fribourg était restée catholique). Cet article offre donc quelques informations sur les premiers résultats de ce travail, pas encore achevé. Alors que la palette des religions se diversifie, nul doute qu'il y aura de plus en plus d'initiatives de ce genre pour établir une topographie des religions dans un cadre urbain.
Aucune des trois jeunes femmes engagées dans ce projet n'est née à Fribourg, dont l'Université attire des étudiants venus parfois de loin. Petra Bleisch Bouzar, Jeanne Rey et Katja Walser sont toutes les trois étudiantes en science des religions avec des intérêts variés qui vont de la religion et du droit à la sociologie et à la contribution des religions à la paix. Leur installation à Fribourg leur a aussi permis de découvrir dans cette ville une diversité religieuse que beaucoup de ses habitants ne soupçonnent pas toujours.
Genèse d'un projet: religion s'écrit au pluriel
"Deux semaines après m'être installée à Fribourg, mon conjoint m'a demandé si j'avais remarqué qu'il y avait une mosquée dans l'immeuble", raconte Petra Bleisch Bouzar. "Et quand j'ai raconté cela à d'autres étudiants, ils étaient étonnés d'apprendre l'existence d'un lieu de prière musulman à Fribourg. Beaucoup de gens passent aussi devant la synagogue sans y prêter attention. Même des étudiants en science des religions n'ont aucune idée de ce qui existe dans cette ville. J'ai eu l'impression que cette absence d'information était un manque."
La première idée fut d'établir une simple liste d'adresses, afin d'encourager des étudiants à mener ensuite des recherches particulières sur l'une ou l'autre communauté. Au début de l'an 2001, l'idée se concrétisa et prit en même temps un tour plus ambitieux, avec la décision de présenter une carte des religions à Fribourg comme contribution de la science des religions au Festival Science et Cité. C'est ainsi que les trois chercheuses décidèrent de s'atteler en commun à cette tâche, consultant l'annuaire téléphonique, les répertoires existants et leurs connaissances.
"Lors du Festival, nous avons constaté que le public était très intéressé – et aussi surpris de découvrir, par exemple, qu'il n'existait pas simplement une, mais trois mosquées à Fribourg! Et aussi d'autres communautés dont jamais les visiteurs n'avaient entendu parler. Pour notre part, ces recherches avaient stimulé notre curiosité, nous voulions aller plus loin." Elles décidèrent de compléter l'information sur les groupes déjà identifiés et d'en repérer d'autres pour les ajouter à leur liste. "Pour découvrir plus d'adresses, nous avons surtout marché dans la rue avec les yeux ouverts, en prêtant attention à la moindre affichette." A noter qu'elles découvrirent même plusieurs groupes grâce à Internet – des groupes qu'elles n'avaient pas réussi à découvrir en enquêtant localement. Peut-être avons-nous parfois comme voisins de palier des membres d'un groupe dont nous ne soupçonnons pas l'existence…
Pérennité du catholicisme
Aujourd'hui, l'inventaire comprend 120 communautés religieuses de Fribourg (la ville comptant 32.630 habitants en février 2002) et des communes limitrophes (l'agglomération fribourgeoise, ville comprise, avoisine les 70.000 habitants). Il révèle à la fois la pérennité de la présence catholique et la diversification du paysage religieux.
La liste des 120 groupes inclut en effet les paroisses, congrégations religieuses et autres groupes catholiques: cela représente près de 80 communautés. La présence des congrégations religieuses (masculines et féminines) est considérable, puisqu'elles constituent à elles seules la moitié des 120 groupes! Leurs effectifs sont cependant d'importance variable: certaines de ces congrégations n'ont que trois représentants à Fribourg, d'âge avancé, et l'on peut se demander si elles seront encore présentes dans dix ans. A l'inverse, deux communautés féminines, les Ursulines et l'Œuvre de Saint-Paul, comptent chacune 90 membres environ.
Si l'on laisse de côté ces deux "poids lourds" dans la liste des congrégations religieuses catholiques, on dénombre en moyenne 8 à 9 membres par communauté dans les congrégations masculines et 6 à 7 membres dans les congrégations féminines. "Parmi les communautés masculines, plusieurs sont présentes uniquement en raison de l'Université: il s'agit d'étudiants qui restent quelques années avant d'aller ailleurs", précise Jeanne Rey. Cela explique aussi que la moyenne d'âge soit plus élevée dans les congrégations féminines, puisqu'elles ont beaucoup moins d'étudiantes dans leurs rangs.
L'arrivée d'autres communautés religieuses
D'autres acteurs sont présents depuis longtemps déjà à Fribourg: les réformés et les juifs. En revanche, de nouvelles composantes de la vie religieuse locale ont fait leur apparition surtout au cours des vingt-cinq dernières années. Tout d'abord, dans la décennie 1980, implantation de plusieurs Eglises évangéliques: elles sont au nombre de quatre aujourd'hui (dont l'une d'implantation déjà plus ancienne). Elles sont fréquemment le résultat d'une entreprise missionnaire.
Un autre apport est celui de l'immigration: les orthodoxes s'organisent à Fribourg dans les années 1980 aussi. Puis, dans les années 1990, se développe très rapidement la présence musulmane. Il y a aujourd'hui trois mosquées, mais en fait cinq associations et une union des associations. Ces associations se structurent en fonction de critères linguistiques (turcs, arabes, albanais, bosniaques…). "J'ai été étonnée de découvrir que les communautés musulmanes sont récentes", confie Jeanne Rey: pour une étudiante de moins de 30 ans, la présence de musulmans va déjà presque de soi, même si la plupart des gens ignorent comment cette présence se structure, alors qu'elle constitue en réalité un facteur entièrement nouveau au regard de l'histoire religieuse de la ville.
Ce n'est pas tout. Il faut ajouter d'autres communautés qui se réfèrent au christianisme: adventistes du septième jour, témoins de Jéhovah, saints des derniers jours (mormons). Viennent ensuite les baha'is, trois ou quatre groupes bouddhistes… Enfin, plusieurs groupes dont la classification soulève encore des questions pour les trois chercheuses: par exemple, des groupes de yoga ou de méditation, qui ne se considèrent pas comme des communautés religieuses, tout en ayant une philosophie et une manière de voir le monde inspirées par des traditions orientales. La question se pose également pour des groupes rosicruciens ou maçonniques. Enfin, les trois chercheuses soupçonnent qu'il pourrait bien exister d'autres groupes qu'elles n'ont pas encore repérés.
Vie et action des communautés religieuses à Fribourg
Leurs questions ne se bornent pas à l'adresse des groupes. Elles s'intéressent aussi aux données statistiques et historiques (combien de membres à Fribourg? depuis combien d'années le groupe y existe-t-il?), à la spiritualité et à la vie du groupe, à la fréquence des cultes, aux autres activités éventuelles… L'organisation et le financement ne sont pas négligés, de même que les relations avec les autres communautés religieuses et les pratiques missionnaires.
Sur ce dernier point, on peut relever que les communautés d'immigrants n'ont pas de programme missionnaire à Fribourg, au contraire de communautés évangéliques et d'autres groupes d'origine chrétienne. Aucun musulman ne vient frapper aux portes des familles fribourgeoises pour leur demander s'ils ont déjà lu le Coran! Les communautés musulmanes et orthodoxe se bornent pour l'instant à accueillir ceux qui viennent à elles.
En ce qui concerne l'aspect financier, les communautés d'immigrants ne sont pas riches: pas simplement en raison de l'installation souvent récente de leurs membres, mais aussi parce que seule une minorité de ces immigrants sont actifs dans la communauté. Ainsi, en ce qui concerne les orthodoxes à Fribourg, une centaine d'entre eux seulement (sur un millier dans la région) auraient des liens réguliers avec la communauté; les autres ne se manifestent qu'à l'occasion de décès ou autres événements. Probablement les musulmans actifs ne représentent-ils que 10% également.
Or, à l'inverse des catholiques, protestants ou juifs, ces communautés ne bénéficient pas de l'impôt ecclésiastique, automatiquement prélevé dans le canton de Fribourg (comme dans la majorité des cantons suisses) lorsque le contribuable déclare une appartenance à une communauté religieuse jouissant d'un statut de droit public. Bien des catholiques ou protestants inactifs continuent donc à soutenir malgré tout leur Eglise par leur participation fiscale, tandis que seuls les dons volontaires entrent dans les caisses des autres communautés.
A noter que les congrégations religieuses catholiques se trouvent dans une situation semblable: les enquêtrices ont découvert qu'elles ne bénéficiaient généralement pas du soutien financier du diocèse et dépendaient donc également de dons. Les rentrées régulières de l'assurance vieillesse (AVS) constituent un apport non négligeable pour certaines communautés vieillissantes.
Une enquête encore en cours
Les trois étudiantes disent n'avoir pas rencontré jusqu'à maintenant d'obstacles majeurs, même si les réactions initiales à leurs questions ont été variées. Ainsi, témoins de Jéhovah et saints des derniers jours (mormons) ont été très accueillants et ont répondu de façon à la fois très rapide et très complète – il est vrai qu'il s'agit de communautés qui, en raison de leurs programmes missionnaires, ont l'habitude des relations publiques.
Des réticences se sont en revanche exprimées du côté d'autres communautés n'appartenant pas à la religion dominante: ainsi, les musulmans s'interrogeaient au début pour savoir qui se trouvait derrière cette initiative et voulaient savoir plus précisément quel était le but de la recherche et à qui étaient destinées les données rassemblées. La méfiance s'est cependant dissipée après un contact et des explications plus précises.
L'enquête est maintenant à la phase de la récolte d'informations complémentaires, notamment auprès des communautés qui n'ont pas encore répondu. Objectif: terminer le travail pour la fin de l'année 2002. Ensuite, les trois étudiantes aimeraient en faire un livre, qui serait utile non seulement aux écoles, institutions hospitalières et services sociaux, mais aussi aux services touristiques et à tous ceux qui viennent s'installer dans la ville.
A noter que, en dehors d'une subvention de l'Association générale des étudiants à Fribourg (AGEF) pour couvrir quelques frais courants, les trois chercheuses n'ont reçu pour l'instant aucun appui financier. Leur initiative est en revanche encouragée par le professeur Richard Friedli, responsable de la chaire de science comparée des religions à l'Université de Fribourg, et l'institut dont il a la charge met un local à disposition du projet.
Un inventaire des religions à Bâle
Peu d'autres villes suisses bénéficient d'un tel inventaire. Il faut cependant signaler une ambitieuse enquête à Bâle. A l'initiative d'une équipe rassemblée autour de Christoph Peter Baumann (animateur d'INFOREL) et avec l'appui de plusieurs institutions et fondations, un "guide religieux" des cantons de Bâle-Ville et de Bâle-Campagne a été publié en l'an 2000. Ce volume de 600 pages (!) est constamment tenu à jour, depuis peu sur un site Internet consacré aux «religions dans le nord-ouest de la Suisse» [ce site, www.rel-news.ch, n'existe plus, mais les mises à jour sont accessibles sur le site d'INFOREL - 31.08.2016]. Le projet bâlois est devenu une référence par la quantité et la précision de ses informations.
Jean-François Mayer
Fribourg
Intitulé “Eglises – Appartements – Garages. La diversité des communautés religieuses à Fribourg“, ce livre bilingue (français/allemand) est finalement paru en 2005; il est toujours disponible [31.08.2016].
Bâle
Le répertoire très bien fait et très complet des communautés religieuses à Bâle est un modèle du genre:
Christoph Peter Baumann (dir.), Religionen in Basel-Stadt und Basel-Landschaft, 2000, 604 p., ISBN: 3-906981-10-X (diffusion: Manava Verlag, Sulzerstrasse 16, 4054 Basel).
Le site d’INFOREL, dont l’activité est à l’origine du répertoire:
http://www.inforel.ch/
N.B.: une version abrégée de ce texte a été publiée le samedi 13 avril 2002 dans La Liberté, quotidien romand édité à Fribourg, avec lequel Religioscope collabore régulièrement.