Dans les turbulences que connaît le Sri Lanka, les grands médias évoquent assez rarement la situation de la communauté musulmane. Spécialiste du domaine musulman, Michel Gilquin est un connaisseur des minorités musulmanes d'Asie orientale. Il vient de publier Les Musulmans de Thaïlande (Paris, L'Harmattan 2002 - voir en annexe la présentation de ce volume). Chercheur résidant au Maroc, il s'intéresse particulièrement aux problématiques tournant autour de la quête de référentiels identitaires. Michel Gilquin est associé au Centre Jacques Berque de Rabat et travaille également avec l'IRASEC (Institut de Recherche sur l'Asie du Sud-Est Contemporaine), à Bangkok. Il nous apporte ici un éclairage documenté sur la minorité musulmane du Sri Lanka.
Le Journal (Maroc) - 9 mars 2002 - Depuis une vingtaine d’années, le Sri-Lanka subit une guerre d’usure, menée par les séparatistes tamouls, qui aspirent à constituer leur Etat dans la partie Nord et Est. Accrochages violents et attentats-suicides [1] perpétrés par les "Tigres" tamouls du LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam) se succèdent, entraînant des ripostes de la part de l’armée, avec son cortège de souffrances pour les populations. C’est un conflit qui semble sans fin, les autorités de Colombo ne pouvant se résoudre à accepter une partition de l’île, tandis que fuient, toujours plus nombreux, des Sri Lankais espérant trouver un hypothétique refuge dans les pays d’Europe.
C'est dans ce contexte particulier que l'importante communauté musulmane (8 à 9 % de la population) connaît quelques craintes pour son avenir, ravivées ces derniers temps.
Le conflit met aux prises les Tamouls, hindouistes et d'origine dravidienne (18 % des Sri Lankais), qui sont essentiellement concentrés dans les zones orientale et septentrionale, aux Cinghalais, bouddhistes et d'origine indo-européenne (69 %) habitant le reste du pays.
Les musulmans constituent donc la troisième communauté de l’île (la quatrième étant les Burghers, -1%- généralement chrétiens, descendant de mariages mixtes d’autochtones et d’Européens) qui se trouve prise entre les feux croisés de revendications ethnicistes antagonistes [2].
Origines de l'islam au Sri Lanka
Contrairement à ce que l'on observe dans d'autres pays asiatiques, les Musulmans sri-lankais ne constituent pas une ethnie particulière. Bien avant la naissance du Prophète, des commerçants arabes fréquentaient les côtes de l'île de Ceylan ; c'est eux qui furent à l'origine de l'introduction de l'Islam. Pour d'obscures raisons dont débattent encore les chercheurs, c'est avec des femmes tamoules qu'ils se mariaient, et non avec des Cinghalaises, vraisemblablement parce que l'ethnie tamoule s'adonnait davantage au commerce. Aussi, l'écrasante majorité (90%) des Musulmans habite la région tamoule, dont ils parlent la langue et dont ils ont adopté souvent nombre de coutumes, notamment dans l'habillement et dans les mœurs, au grand dam des néo-fondamentalistes d'aujourd'hui. Ce sont, pour l'essentiel, des paysans et des pêcheurs, même si certains s'adonnaient au commerce à Jaffna. Ces Tamouls musulmans sont désignés comme Sonahars. Les autres composantes musulmanes sont constituées de descendants de migrants originaires de l'Inde (appelés Samankars) ou, à l'époque coloniale hollandaise, d'exilés de l'Indonésie actuelle et surtout de Java, qui se sont métissés : pour cette raison, ce dernier groupe, fort de 50 000 à 60 000 âmes est désigné comme "Malays" (Orang Melayu). Ces deux derniers groupes vivent en zone cinghalaise et sont en général des commerçants, ou de petits entrepreneurs. Eux aussi ont adopté, dans une large mesure des comportements conformes à leur environnement culturel. Ainsi, leurs femmes portent-elles le sari.
A cause de ces positions sociales différentes, de l’usage quotidien de langues distinctes, on peut s’interroger sur la validité méthodologique d’une catégorie dénommée "Musulmans du Sri-Lanka" [3]: cependant, la référence à des valeurs communes, à une même foi, et dans une semblable adaptation de l’Islam à certaines réalités sociologiques de l’île (par exemple, la famille de la femme musulmane verse une dot lors du mariage), permettent de rendre pertinente cette caractérisation communautaire, même si elle recouvre des disparités importantes. Bien que l’appropriation de l’Islam soit diversifiée dans chacun des groupes, et l’observance des rites fondamentaux, variable suivant les lieux et les individus, des pratiques communes telles la circoncision ou l’enterrement (face aux bouddhistes et aux hindouistes qui recourent à la crémation) et la vision eschatologique de la vie éternelle (en opposition au cycle de la réincarnation) indiquent qu’ils constituent un groupe culturel/confessionnel spécifique.
Sur un plan plus séculier, la situation politique de déchirure entre les deux grandes ethnies de l'île suggère à cette communauté une attitude cohésive face aux menaces potentielles, et l'islamité l'emporte sur l'adhésion aux références ethniques.
Tamouls musulmans: entre marteau et enclume
Ces menaces ne proviennent pas d’abord du pouvoir en place à Colombo. Aspirant à préserver l’unité insulaire, même si certaines arrière-pensées d’hégémonie cinghalaise ne sont pas absentes, il n’a aucune raison de s’aliéner une communauté dont l’intérêt ne se trouve pas dans la partition, du fait de sa pluri-ethnicité. Il n’en va pas de même dans le camp séparatiste. En effet, le mouvement sécessionniste tamoul aspire à la constitution d’un Etat ethniquement et, de façon implicite, confessionnellement, homogène [4]. Aussi, et bien malgré eux, les Sonahars, en dépit de leur culture tamoule indiscutable, sont perçus par les séparatistes comme un obstacle dans leur lutte pour l’indépendance. Un soupçon pèse sur eux en permanence, celui d’être manipulés par le pouvoir central et de constituer, en quelque sorte, une cinquième colonne, au coeur même du pays tamoul. Il en résulte une volonté de "purifier" la zone tamoule de sa population musulmane en la poussant à fuir. Provocations, meurtres, intimidations diverses ont entraîné le départ de 50.000 Sonahars de Jaffna: en désignant à la vindicte d’abord les commerçants contre lesquels pouvaient se greffer des ressentiments d’ordre social, puis en élargissant la cible à l’ensemble de la minorité musulmane de la grande ville du nord, le mouvement séparatiste a pu atteindre presque totalement son objectif. Dans les campagnes, sa réalisation apparaît beaucoup plus hasardeuse. Des massacres, comme celui de Kattankudi - emblématique et qui sert de support à la propagande anti-LTTE n’hésitant pas à dénoncer un "génocide des musulmans" - qui s’est soldé par la mort de 174 fidèles dans leur mosquée un vendredi d’Août 1990 au moment de la prière, n’ont pas entraîné le départ massif escompté de la population musulmane. En dépit des traumatismes engendrés, elle tente de survivre dans ses villages, bien que, depuis plusieurs années, s’entassent ce que, pudiquement, on nomme "personnes déplacées" dans des camps proches de Puttlam, à 130 km de Colombo.
Mais la protection de l'armée et de la police sri-lankaises - dont certains observateurs ont noté le peu d'empressement à empêcher les massacres - est ambiguë, car elle désigne encore davantage la population musulmane comme "collaboratrice" du pouvoir cinghalais aux yeux du LTTE. L'instrumentalisation de cette communauté comme enjeu dans le conflit inter-ethnique rend dramatiques l'existence et les perspectives d'avenir pour les Sonahars.
Intolérance et islamophobie dans certains secteurs de la société cinghalaise
L’autre segment de la communauté musulmane, résidant en zone cinghalaise, participe activement à la vie politique et notamment parlementaire. Elle est, en particulier, représentée par un parti politique se voulant le défenseur des intérêts de toute la communauté, le Sri-Lanka Muslim Congress (SLMC) dirigé par Rauf Hakeem, qui occupe une position stratégique dans la cuisine politicienne du pays, en étant souvent l’arbitre dans la constitution de majorités gouvernementales lors des élections. Cette place ne lui procure pas que des amitiés: si les partis cherchent volontiers son alliance ou sa neutralité, cette capacité à mettre en avant ses revendications particulières dans le chantage parlementaire, et cela, sans commune mesure avec le poids de la communauté qu’il représente, irrite. Pour certains politiciens, cette conséquence du communautarisme, hérité de l’époque britannique, est ressenti comme une prise d’otage par une petite minorité… seulement quand cela ne va pas dans le sens de leurs intérêts!...
Est-ce là la raison de la montée de réflexes anti-musulmans parmi des groupuscules extrémistes cinghalais et de la mansuétude dont ils bénéficient? Ou bien cela relève-t-il d’un climat d’islamophobie générale latente, repris et activé par ceux-ci? Toujours est-il que les agressions contre la communauté se sont développées depuis un an. En mai 2001, plusieurs musulmans furent assassinés et des magasins, trois mosquées et de nombreuses habitations incendiés dans la bourgade de Mawanella, entre Colombo et Kandy par un groupe extrémiste. Plus récemment, le 5 décembre dernier, en plein ramadan, ce sont sept militants du SLMC, engagés dans la campagne électorale, qui perdirent la vie à Udathalavinna, déclenchant une émeute et imposant un couvre-feu général dans l’île. Dans les deux cas, on a pu relever que les autorités locales avaient laissé faire et, alors que dans le premier cas, un groupuscule ultra (le "Apa Sinhala") a été mis en cause, dans le second, ce sont des officiers qui ont été mis en examen.
L'exacerbation identitaire, aussi bien chez les Tamouls que chez les Cinghalais, aboutit ainsi à une intolérance croissante et pave la voie à un repli sur soi chez les musulmans qui peut être dangereux pour l'avenir. Si la tentation d'un recroquevillement communautaire se confirmait voire se développait, il est vraisemblable que serait ouverte une évolution vers une radicalisation de nature confessionnelle, débouchant sur une lecture fermée et défensive de l'Islam: déjà, commencent à apparaître, certes de façon marginale, des comportements de différenciation vestimentaire, une attitude très littéraliste d'interprétation du dogme, et une relative écoute pour les discours néo-fondamentalistes. La conjonction des agressions locales vis-à-vis de la minorité musulmane et des échos des événements agitant les communautés musulmanes du sous-continent (Cachemire, Pakistan...) nourrit assurément des sentiments de victimisation, peu propices à l'ouverture sur les autres.
Après les Tamouls hindouistes et les Cinghalais bouddhistes, la communauté musulmane sri-lankaise sera-t-elle aussi touchée par le syndrome du "chacun chez soi"? Bien que la quasi-totalité de ses membres n'aspire qu'à retrouver un rythme de vie serein dans une société multi-ethnique, l'idée de constituer, en cas de partition de l'île, un "homeland" pour les musulmans a été lancée… Plus d'un demi-siècle après la partition dramatique de l'Empire britannique des Indes, la "perle de l'Océan indien" sera-t-elle condamnée, elle aussi, au charcutage territorial? Ou bien, car il convient de rester -au risque de paraître ingénu- optimiste, les Musulmans du Sri-Lanka sauront-ils servir de passerelle entre les deux ethnies qui s'affrontent, promouvoir une alternative face aux deux nationalismes insulaires rivaux, pour accoucher d'une solution qui respecterait des droits égaux, dans la diversité ethnique et confessionnelle, aux 19 millions d'habitants de ce qui fut l'ancienne Ceylan?
Michel Gilquin
Notes
[1] Le recours à l’attentat-suicide est une arme utilisée depuis des décennies par les « Tigres », et non une « invention » récente des musulmans « fanatiques », qui n’est dénoncée et érigée en emblème d’une idéologie mortifère que lorsqu’elle a pour cadre le Proche-Orient ou les Etats-Unis…
[2] Même s’il existe, dans les deux camps, des forces qui récusent cet affrontement.
[3] Ils sont parfois appelés "Moors", anglicisation du terme "Moros" utilisé par les premiers conquérants européens de l’île, les Portugais.
[4] Les autorités de Colombo distinguent toujours, dans leur approche de la question tamoule, les "Sri Lankan Tamils" (13%) des "Indian Tamils" (5%) venus du continent travailler dans les plantations à l’époque britannique. Cette distinction, qui s’ajoute à l’existence de la communauté musulmane tamoule, vise à récuser l’existence d’une nation tamoule homogène dans l’île.