Né à Rome en 1955, Massimo Introvigne est à la fois un juriste et l'un des chercheurs les plus connus internationalement sur les mouvements religieux contemporains. Il a d'ailleurs fondé en 1988 le CESNUR (Centre d'études sur les nouvelles religions), dont le centre est établi à Turin et qui organise de nombreuses réunions, y compris un colloque international annuel très suivi. Il est membre actif de nombreuses sociétés académiques nationales (comme le groupe "Religions" de l'Association italienne de sociologie) et internationales (par exemple l'American Academy of Religion).
Massimo Introvigne est également l'auteur d'une trentaine d'ouvrages et de très nombreux articles. Souvent consulté par les médias italiens et internationaux, il a dirigé la publication d'une volumineuse encyclopédie des religions en Italie (Massimo Introvigne et al., Enciclopedia delle religioni in Italia, Leumann [Torino], Elledici, 2001, 1048 p.). La parution de cet ouvrage de référence, qui contient des notices précises et rigoureusement documentées sur plus de 600 groupes religieux ou spirituels, a suscité un fort intérêt en Italie. C'est une bonne occasion de faire avec ce spécialiste de renommée internationale le point sur la situation religieuse en Italie, et notamment sur les relations entre communautés religieuses et Etat.
Sur ces questions, on peut également lire (en anglais) une communication présentée par Massimo Introvigne à l'Académie chinoise des sciences sociales (Beijing) en mars 2002: "‘Praise God and Pay the Tax’: Italian Religious Economy – An Assessment". Cet article est accessible en ligne sur le site du CESNUR: http://www.cesnur.org/2002/mi_italianrel.htm.
Religioscope - Quand on lit votre Encyclopédie, un volume de plus de mille pages, rédigé avec une équipe de collaborateurs, on découvre un paysage de plus de 600 groupes religieux en Italie. Vu de l’extérieur, pour beaucoup de gens, ce pays semble monolithiquement catholique. Peut-on dire aujourd’hui qu’il s’agit d’un cliché qui ne correspond plus à la réalité italienne?
M.I. - Si on lit bien l’introduction et les tableaux statistiques, on s’aperçoit quand même que, parmi les citoyens qui résident sur le territoire et sont porteurs d’un passeport, toutes ces minorités religieuses, c’est-à-dire toutes les religions autres que les catholiques ne font que 1,92%. C’est un pourcentage très faible par rapport à l’ensemble des pays européens. Les catholiques pratiquants sont plus nombreux qu'hier: un bon tiers de la population. Les baptisés - ce qui ne signifie pas grand chose car les témoins de Jéhovah de la première génération seront par exemple comptés comme catholiques baptisés – représentent normalement 97% de la population. La présence catholique est encore très majoritaire chez les citoyens italiens. (Il faut arriver, en y incluant les enfants, aux quelques 400.000 personnes que compte la communauté des témoins de Jéhovah pour trouver la deuxième religion.) Les choses changent quelque peu si on considère l’immigration. Celle-ci porterait probablement à 3,5% le pourcentage des non catholiques, grâce surtout aux musulmans ; cependant, il existe aussi un pourcentage important de chrétiens orthodoxes qui viennent de la Roumanie, de la Russie, de l’ex-Yougoslavie ou encore de la Bulgarie. On n’en parle beaucoup moins, mais il s’agit tout de même de centaines de millier de personnes.
Religioscope - Si nous laissons de côté les apports religieux migratoires, exogènes, et que nous nous concentrons sur le paysage religieux indigène en Italie, quels sont, à votre sens, les grandes transformations de ce paysage depuis le Concile Vatican II, c'est-à-dire au cours des trente-cinq dernières années?
M.I. - Je pense qu’il y a eu un effet de pendule. Mais nous ne savons pas tout avec exactitude. On trouvera facilement des sociologues pour critiquer la méthode utilisée pour effectuer des dans les années 1960, par exemple. Cependant, si nous faisons confiance au peu d’enquêtes que nous possédons, il faut dire tout d’abord qu’il y a eu une diminution sans doute importante des catholiques pratiquants (60% dans les années 50), diminution qui serait descendue jusqu’à 27% ; c’est vraisemblablement la valeur la plus basse que nous trouvons aux alentours de 1980. Nous n’avons pas fait d’enquête originale sur les catholiques pratiquants: nous avons simplement comparé les données existantes. Il existe en Italie des instituts, comme la Fondation Agnelli, qui disposent de moyens assez considérables pour mener des enquêtes. En compilant les résultats de trois ou quatre instituts de recherche, on observe que, à partir de la seconde moitié des années 1980, on note de petites augmentations chaque année. Ce qui est intéressant pour l’Eglise catholique, c’est que cette faible croissance ne se produit pas chez les personnes les plus âgées, mais dans une tranche de la population de moins de 35 ans. La génération entre 35 et 60 ans demeure la moins religieuse. La proportion de catholiques pratiquants, passée bien au-dessous des 30% dans les années 80, a depuis remonté.
Cette idée d’un retour du religieux qui ne profiterait qu’aux religions minoritaires est fausse en Italie, car l’Eglise catholique en a profité également. D’ailleurs, les statistiques que diffuse l’Eglise romaine elle-même montrent que, au cours des cinq à six dernières années, la tendance s’est inversée en ce qui concerne les vocations religieuses. Evidemment, on est loin des chiffres des années 1950, mais néanmoins, on constate qu’il n’était pas inévitable que le nombre de vocations ne fasse que baisser. Certains sociologues européens, comme Karel Dobbelaere, n’y observe qu’un effet exclusivement italien, dû à l’activité de propagande du Pape. Cela est possible, mais il serait nécessaire d’avoir des études comparatives avec d’autres pays européens.
Le décalage entre ceux qui se disent religieux (89% en Italie) et ceux qui déclarent avoir des contacts réguliers, c'est-à-dire une fois par mois, avec une institution religieuse (moins de 50%, peut-être plus proche de 40%). Ce n'est bien sûr n'est pas une question exclusivement italienne. En tout cas, près de la moitié des Italiens déclarent être religieux, mais en même temps n'ont pas de contacts réguliers avec une institution religieuse. Il y a donc tout un décalage entre ceux qui se déclarent catholiques à leur façon et ceux qui se disent spirituels ou religieux à leur manière. Evidemment, c'est un phénomène de believing without belonging que l'on constate un peu partout en Europe, mais qui en Italie est assez frappant. Dans ce Far West du religieux circulent diverses croyances et c'est au niveau de ces croyances que l'on trouvera des nouveautés. Ce n'est pas l'objet spécifique de notre encyclopédie, mais on trouvera différentes enquêtes sur les personnes croyant en la réincarnation, en l'efficacité de la magie, à l'astrologie, dans les communications avec le monde des esprits, et même à la fin du monde, bien que cette croyance soit un peu plus faible en Italie que dans les pays de tradition protestante. En ce qui concerne les minorités religieuses et ce que l'on appelle les "nouveaux mouvements religieux", la situation en Italie n'est pas exceptionnelle. Il existe beaucoup de mouvements, mais, à quelques exceptions près, ils n'ont pas de nombreux d'adhérents.
Religioscope - En effet, ce qui étonne en lisant votre encyclopédie, c’est qu’elle confirme les mêmes observations que celles d’enquêtes sérieuses en d’autres pays européens, c’est-à-dire qu’il n’y a pas un système de vases communicants de gens qui quitteraient les Eglises pour rejoindre en masse des mouvements religieux minoritaires. Est-ce qu’il existe, dans ce contexte italien, des mouvements qui connaissent une croissance particulière, telle qu’ils pourraient potentiellement affecter dans les années ou décennies à venir le paysage religieux italien.
M.I. - Tous les chercheurs qui se sont intéressés aux Témoins de Jéhovah à l’échelle internationale ont parlé du cas italien, car il s’agissait du pays au monde où ils présentaient le taux de croissance le plus important. Il est toutefois vrai que les Témoins de Jéhovah avaient baissé jusqu’à une croissance avoisinant le zéro entre 1999 et 2000, même s’ils viennent de diffuser une statistique déclarant qu’ils ont recommencé une petite croissance d’environ 1%, entre 2000 et 2001. Ce n’est donc plus une croissance spectaculaire – les perspectives de croissance connaissent inévitablement toujours des limites – , même s’ils ont récemment lancé un programme d’évangélisation en 21 langues, qui se concentre beaucoup sur les populations immigrées. On trouve, dans une ville comme Turin, cinq ou six congrégations de langues autres que l’italien. Par exemple, à en croire tant les Témoins de Jéhovah que les prêtres catholiques ou orthodoxes, l’importante communauté roumaine en Italie a connu de nombreuses conversions aux Témoins de Jéhovah. Les "Salles du Royaume" de langue roumaine sont actives dans une dizaine de villes italiennes.
Mais cela montre également que les Témoins de Jéhovah ont besoin d’un nouveau public et qu’ils se tournent pour cela vers les populations immigrées. L’effet nouveauté est à présent terminé, ils sont connus et intégrés dans la société italienne, ils ont même signé un concordat avec le Premier ministre D’Alema en mars 2002, même si le Parlement, surtout à cause de certaines oppositions catholiques, ne l’a pas encore confirmé. En tout cas, même sans concordat, ils demeurent un groupe très intégré dans la vie sociale italienne, déjà reconnu comme congrégation religieuse, à la différence de ce qui se passe dans certains autre pays.
L’autre groupe qui a présenté un taux de croissance extraordinaire en Italie, par rapport aux autres pays européens, est la Soka Gakkai. Mais elle demeure quand même un groupe assez minoritaire. Quelques chercheurs qui se limiteraient à des projections mathématiques pourraient évidemment, sur la base du taux de croissance, en conclure qu’en l’année 3000, tous les Italiens seront membres de cette société. Ces même chercheurs, comme Rodney Stark à propos des Témoins de Jéhovah et des mormons, ont maintenant fait des prévisions qui considèrent que certains mouvements peuvent en Occident garder un taux de croissance de 2% par an, ce qui est assez considérable. Cependant, des groupes qui ont, comme la Soka Gakkai, moins de 100'000 adhérents, auront besoin d’un siècle avant de pouvoir prétendre être des concurrents sérieux pour l’Eglise catholique. Même ces théoriciens du rational choice parlent à juste titre de la possibilité pour certains mouvements d’avancer entre 1 et 2% par an. Ces experts ne s’intéressent pas beaucoup à la Soka Gakkai, mouvement relevant un peu d’une contre-tendance. Comme le faisait noter récemment Lorne Dawson, ce sont des groupes conservateurs modérés et anti-modernes qui peuvent espérer une croissance. La Soka Gakkai est plutôt un groupe qui prône une intégration complète et parfaite dans la modernité.
Je pense que c'est vraiment la Soka Gakkai et les Témoins de Jéhovah qui peuvent être considérés parmi les groupes religieux, non pas vraiment concurrents de l'Eglise catholique, mais plus ou moins reconnus comme des présences qui vont au-delà de la curiosité et du folklore; comme le sont déjà par exemple, les vaudois, les luthériens, les juifs, mais aussi les pentecôtistes et les adventistes. Les pentecôtistes des Assemblées de Dieu, par exemple, sont reconnus par un concordat, ils sont une Eglise subventionnée par la taxe culturelle et religieuse. Dans certains autres pays, leur situation les ferait qualifier d'Eglise d'Etat. Les adventistes du 7ème jour se trouvent dans la même situation. Je pense que les Témoins de Jéhovah, le monde bouddhiste fédéré dans l'UBI (l'Union bouddhiste italienne), la Soka Gakkaï, ainsi que peut-être les mormons, (qui sont plus minoritaires mais aussi peut-être plus rassurants aux yeux de l'opinion publique), pourraient entrer dans ce petit club reconnu par des concordats et consulté lors de problèmes nationaux.
Le paradoxe réside dans la difficulté que rencontre l'islam pour obtenir ce même statut. En effet, l'Etat peine à trouver un interlocuteur dans une cacophonie d'associations qui prétendent être le seul et le vrai représentant de l'islam. Par contre, les orthodoxes, grâce à l'immigration, pourraient entrer dans ce club des religions qui ont une influence sur la société italienne et sont pris en compte par le pouvoir politique. Et là, le seul problème réside dans la prétention de l'Eglise orthodoxe grecque de signer un concordat au nom de toutes les autres Eglises orthodoxes. Ce qui n'est pas bien considéré par tous les orthodoxes italiens ou de l'immigration.
Religioscope - Nous en arrivons à cette question des relations entre la société, l'Etat et les groupes religieux, et ce qui est frappant c'est de voir qu'à travers l'Europe, plusieurs pays se sont lancés ou ont envisagé une politique des sectes ces dernières années avec des sensibilités très diverses. Curieusement, il ne semble pas y avoir eu de tentatives sérieuses de ce genre en Italie, alors qu'il existe pourtant un nombre important de groupes religieux. Comment peut-on expliquer cette situation italienne ? Est-ce le fait d'une absence d'un lobby influent, à une tradition politique spécifique?
M.I. - Vers la fin de l'année 2001, un groupe de sénateurs inconnus du grand public a quand même proposé une législation de type français sur la manipulation mentale - mais il est vrai qu'aucun grand quotidien n'a même cité la nouvelle. Il s'agit évidemment d'une initiative pour faire plaisir à quelque partie, mais qui, très probablement, comme trois ou quatre initiatives similaires, n'arrivera même pas à être discutée. La majorité des propositions de lois de cette nature, en Italie, sont faites pour faire plaisir à certains électeurs, mais ne seront jamais même discutée au Sénat ou à la Chambre.
Il existe plusieurs raisons qui expliquent la situation italienne. D'abord, des raisons historiques: au contraire de la France où le combat contre les sectes est parfois présenté comme un combat contre le fascisme et l'extrême-droite, l'Italie connaît des initiatives d'Eglises protestantes ou de Témoins de Jéhovah, qui rappellent constamment que la persécution des minorités religieuses a été le fait du fascisme et qu'il y a eu des adventistes, pentecôtistes ou Témoins de Jéhovah qui ont été envoyés par le régime mussolinien dans les camps de concentrations allemands. Donc tout ce qui concerne la surveillance des minorités religieuses est immédiatement soupçonné de fascisme.
La deuxième raison est très juridique et pas toujours facile à expliquer en dehors du contexte italien. Elle relève de la décision de la Cour Constitutionnelle de 1981. Cette décision déclarait contraire à la Constitution et typiquement fasciste une loi qui n'avait en vérité été appliquée qu'une ou deux fois sur le plagio. Ce terme dérive du plagium, en droit romain, qui est l'idée de faire passer faussement un homme libre pour un esclave, ou de faire passer l'esclave de son voisin pour son propre esclave pour ensuite le revendiquer de droit. On doit au poète Martial l'expression "plagiat", à savoir la copie non autorisée d'une œuvre littéraire. Dans un de ses épigrammes, il disait "comme c'est du plagium que de déclarer l'esclave de mon voisin comme mien, ne serait-ce pas plagium aussi que de faire passer pour mien un ouvrage littéraire dont je ne suis pas le véritable auteur". A présent, on ne connaît plus sous le nom de plagio ou plagiat que la copie non autorisée de l'ouvrage littéraire. Le délit de plagium est cependant resté dans la codification italienne comme réduction non autorisée en esclavage. Historiquement, c'était un titre de procès que l'on faisait par exemple à des armées étrangères qui recrutaient des Italiens de force.
Pendant le régime fasciste, contre l'opposition de la plupart des avocats qui avaient rendu des opinions négatives, le fameux ministre de la justice, Alfredo Rocco, auteur du code pénal qui est toujours en vigueur, avait voulu comprendre par ce terme, non seulement l'esclavage physique, mais aussi l'esclavage mental, ou métaphorique. On trouvera des scientologues pour dire que c'était une idée du régime pour poursuivre l'opposition politique en prétextant l'existence d'une sorte de lavage de cerveau (l'expression n'existait pas à l'époque, puisqu'elle n'a été inventée que dans les années 1950). Cependant, si cela était réellement le cas, il n'a eu que peu de succès, car, à l'époque fasciste, aucun procès pour plagio n'eut lieu. Deux ou trois procès se sont déroulés après la guerre, procédures qui n'avaient rien à faire avec la religion: il s'agissait de plaintes de parents dont les jeunes filles avaient décidé de s'enfuir avec des maris potentiels de condition économique moindre. Ces parents essayaient de démontrer que leurs filles avaient été victimes d'une sorte de lavage de cerveau. Tous ces procès ont été perdus par les parents qui les avaient intentés. Dans les années 1970, l'Italie a finalement déclaré, sur forte pression de la communauté intellectuelle, complètement licites les relations homosexuelles et la propagande de l'homosexualité. Durant ces mêmes années, il y a eu une affaire célèbre, l'affaire Braibanti, où un professeur de philosophie, membre du Comité central du Parti communiste, a été mis en prison pour avoir réduit en esclavage deux jeunes étudiants qui vivaient avec lui dans une complexe relation homosexuelle. On dit souvent à l'étranger, et quelquefois dans la grande presse en Italie, que la Cour constitutionnelle est intervenue sur l'affaire Braibanti, mais cela n'est pas le cas. On est allé jusqu'à la cassation mais la Cour constitutionnelle ne s'en ai jamais occupé.
Après Braibanti, premier personnage condamné pour plagio dans l'histoire juridique italienne, un tribunal sicilien est intervenu dans le cadre d'une affaire que l'on peut qualifier de "secte", où était impliqué Eugenio Siragusa, initiateur d'un mouvement soucoupiste en Sicile. La Cour constitutionnelle est intervenue lorsque les parents ont attaqué un prêtre catholique lié au renouveau charismatique, le Père Grasso. On pourrait dire, si on faisait de l'histoire juridique un peu sociologiste, que le prêtre charismatique avait une meilleure presse en Italie que le professeur homosexuel. La même Cour constitutionnelle qui n'avait pas voulu se mêler du professeur homosexuel, s'est occupée de l'affaire du prêtre catholique. La Cour a rendu une décision qui demeure toujours très importante, car on y trouve tous les arguments en faveur ou contre les hypothèses de lavage de cerveau. Elle écrit qu'à la suite d'auditions de nombreux psychiatres et experts, ses membres se sont rendus compte que, même s'il existait, le plagium était quelque chose de tellement vague que cela revenait à donner au juge la possibilité de se prononcer sur les idées et les comportements des individus, au-delà de ce que la Constitution républicaine autorise. Ce qui fait que la réintroduction de quelque chose qui serait similaire aux lois introduites en Espagne et plus récemment en France, aurait beaucoup de difficulté à surmonter les décisions de la Cour constitutionnelle qui sont supérieures aux lois ordinaires. Je ne vois guère comment les forces politique italiennes, qui avaient célébré et célèbrent encore cette affaire comme une grande victoire du mouvement des libertés civiles, notamment pour les homosexuels et d'autres minorités relativement impopulaires, pourraient revenir sur le fait que toute loi sur la manipulation mentale est une loi qui donnerait aux juges la possibilité de se mêler des opinions des individus.
L'héritage du fascisme et la grande controverse nationale, dans les année 1970 perçue comme victoire de la gauche sur le plagium, conclue avec la décision de la Cour constitutionnelle de 1981, sont uniquement des affaires italiennes. De plus, je dirais que le mouvement anti-sectes est demeuré très faible en Italie et souffre de beaucoup de querelles de paroisses entre sa composante laïque et catholique. Et même à l'intérieur de sa composante catholique, surgissent des problèmes de personnes, des disputes sur l'opportunité d'intervenir lorsqu'un mouvement catholique est impliqué, par exemple lors d'affaires liées à l'Opus Dei ou aux charismatiques. La hiérarchie catholique italienne a pour habitude de grandement se méfier de ces querelles, car elle a aussi connu des affaires délicates, comme celle du cardinal Giordano de Naples qui a été mis sous enquête pour des affaires de finance. Elle a compris qu'il est préférable de ne pas mêler de juge italien à des affaires intérieures à l'Eglise. S'il existe des groupes totalitaires, il revient aux autorités de l'Eglise d'enquêter et sûrement pas aux juges de l'Etat italien. Par conséquent, l'Eglise a eu un rôle peu enthousiaste dans le combat contre les sectes; même si on trouvera ici et là des prêtres et même des évêques pour soutenir des mouvements anti-sectes.
Il est toutefois possible que quelque chose change en Italie, notamment dans l'Eglise catholique, où l'affaire Milingo [prélat africain résidant en Italie, marié par Sun Myung Moon en 2001, mais qui a fait par la suite repentance et a quitté son épouse] n'a pas laissé une bonne impression au sujet des "sectes" et a même entraîné un sentiment anti-sectes jusqu'alors quasiment inconnu.
Le milieu laïc subit sans doute des influences étrangères, par le biais de traductions d'articles de la presse française, laquelle est très lue en Italie, par l'intermédiaire des campagnes internationales, comme celle lancée contre la Scientologie par Madame Gardini, ex-membre du mouvement à haut niveau et sœur d'un homme d'affaire très connu en Italie qui s'était suicidé à l'occasion de l'enquête Mani pulite. Rien que pour cela, cette affaire jouissait d'une certaine curiosité. Cette dame a eu un écho bien plus important en Allemagne et en France, mais elle est parvenue à se faire écouter également par des radios et télévisions italiennes. Je pense que cette campagne est restée sans grande influence pour l'instant sur le développement de la jurisprudence, car même après la tournée Gardini, on a continué, en Italie, à rendre des décisions favorables à l'Eglise de Scientologie, y compris de la part de la Cour de Cassation. Cependant, l'influence étrangère et des remous au sein de l'Eglise catholique pourraient donner au sentiment anti-sectes des possibilités sans précédent.
Religioscope - La politique religieuse de l’Italie, repose sur un système de concordat, une entente entre des communautés religieuses et l’Etat. A l'intention des personnes peu familières avec le contexte italien, pourriez-vous rappeler en quelques mots les principes fondamentaux de ce système : comment fonctionne-t-il dans la pratique et quels avantages concrets entraîne-t-il pour les communautés qui accèdent à ce statut ?
M.I. - En Italie, la pratique religieuse est libre et ne nécessite aucun besoin d'enregistrement. Des missionnaires américains découvrent peu à peu qu'ils peuvent venir dans ce pays et ouvrir une église sans demander d'autorisation. Cela ne manque pas de poser des problèmes, lorsqu'il s'agit, par exemple, d'imams de tendance islamiste radicale qui ouvrent leur boutique en Italie. Mais actuellement, il n'existe aucun système d'autorisation, si ce n'est de type urbanistique ou relevant de divers règlements sans rapport aucun avec une question religieuse.
Il existe un échelon supérieur qui est l'exemption d'impôts. Cette exemption, encore une fois, est accordée assez libéralement en Italie, si le fisc détermine que la finalité religieuse est la plus importante. Et même si ce n'est pas le cas, maints procès intentés par l'Eglise de Scientologie montrent que les tribunaux vont intervenir et contraindre le fisc à reconnaître la finalité religieuse. Cela même dans des cas qui seraient jugés probablement douteux dans d'autres pays. La peur d'un retour au fascisme ainsi que la crainte de certains magistrats d'être considérés comme influencés par le monopole catholique contre les minorités religieuses demeurent constamment en toile de fond.
Il y a un échelon encore supérieur qui est la reconnaissance en tant que communauté religieuse. Cette reconnaissance n'est pas obligatoire pour obtenir l'exemption fiscale, mais elle octroie des avantages, par exemple la possibilité de visiter les prisons, les hôpitaux, ou encore de nommer des chapelains dans l'armée si un nombre suffisant de personnes le demande; il existe une centaine de groupes ainsi reconnus.
Au-delà, nous trouvons le club des concordataires. La Constitution réserve le nom de Concordat à l'accord avec l'Eglise catholique, accord de droit international sur lequel les tribunaux italiens n'ont pas de juridiction. Ce n'est pas un accord entre l'Etat italien et l'Eglise catholique, mais avec l'Etat du Vatican. Tout litige doit être réglé par des instances internationales. Le concordat catholique a cette spécificité d'être soustrait à la juridiction du juge italien, ce qui signifie que, s'il existe un litige, plutôt que d'aller jusqu'au tribunal de La Haye, on s'efforce de trouver un accord, car aucune des deux parties ne veut se lancer dans un contentieux diplomatique ou international.
Les autres concordats sont appelés des ententes, mais on les nommerait partout ailleurs des concordats. Ce sont des actes de droit interne, donc soumis au droit italien. La Constitution a créé ainsi une catégorie complètement discrétionnaire. Tout d’abord, il faut préciser qu’il s’agit d’un contrat bilatéral. Il se trouve des minorités protestantes importantes, par exemple les Frères, qui sont un groupe plus grand que certains mouvements profitant du concordat, mais qui ne veulent pas le demander pour des raisons théologiques. Il faut tout d’abord que la partie le demande et ensuite que l’Etat l’accepte. Une validation politique discrétionnaire est également nécessaire. Elle est remise en première instance à la Commission des Affaires constitutionnelles, composée de parlementaires, en deuxième instance au Premier ministre, et en troisième instance au vote du Parlement. Nous sommes bien en présence d’un choix politique, que, soit l’exécutif, soit le législatif doivent partager.
En effet, il n’y avait jamais eu d’ «ententes », avant que Bettino Craxi ne révise le concordat avec l’Eglise catholique, en 1984. Il s’agissait alors d’une question essentiellement économique, car cette révision a créé un nouveau système de taxe religieuse qui n’existait pas auparavant. Jusqu’en 1984, le concordat signé entre Mussolini et le cardinal Gaspari donnait un salaire à chaque prêtre de paroisse en Italie; ce concordat a été révisé et l’Etat ne verse plus de salaire aux prêtres catholiques. Cependant, chaque contribuable italien doit payer 0,8% de cette taxe pour un but culturel ou religieux. Il y a des possibilités de charité d’Etat ou d’entretien de biens culturels, mais qui ne sont pas très répandues; il y a des Eglises ou communautés participantes, les catholiques, les vaudois et les méthodistes réunis, les juifs, les luthériens, les adventistes et les pentecôtistes des Assemblées de Dieu. Il pourrait y avoir les baptistes, qui ont signé un concordat, mais, pour des raisons théologiques, refusent de participer à la répartition de l’impôt. Le contribuable italien ne peut donc pas choisir de subventionner les baptistes.
La personne qui avait négocié pour l’Eglise catholique le concordat de 1984, Monseigneur Nicora, avait eu beaucoup de consultations avec les évêques allemands qui lui avaient signalé des problèmes. En effet, en Allemagne, beaucoup de catholiques ou protestants se déclarent athées afin de ne pas verser la taxe religieuse. En Italie, cette possibilité n’existe pas. Tout le monde doit payer la taxe religieuse et culturelle, et est invité à faire un choix. S’il ne fait pas le choix du destinataire de sa contribution, son montant est divisé en proportion de ceux qui l’ont fait. Par exemple, si je ne fais aucun choix, et que 50% des contribuables ont choisi de soutenir l’Eglise catholique, 50% de mon montant ira à cette Eglise. Ce système ne pouvait fonctionner, sans donner un monopole à l’Eglise catholique, qu’en faisant rentrer dans le système concordataire d'autres Eglises. Donc, très rapidement, encore dans la même année 1984, l’Etat a conclu un concordat avec les vaudois et les méthodistes, et a commencé à négocier avec d’autres communautés. C’est un système qui fonctionne assez bien et qui, peut-être contre leurs prévisions, a rendu certaines minorités religieuses très riches. Des minorités italiennes ont la possibilité de soutenir leur Eglise à une échelle européenne. Evidemment, le système pourrait changer sous la pression du nombre. Actuellement, il y a une dizaine de communautés en négociation. A noter que plus de 50% de la population ne fait pas de choix, c’est-à-dire ne signifient pas la communauté qu’ils entendent soutenir. Il est vrai que le formulaire des impôts devient toujours plus compliqué…
Le système italien est parfois mal compris par les Américains qui y voient une violation de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, mais il est nécessaire de souligner deux choses : la première est que, aux Etats-Unis, la donation aux églises est déductible des impôts, tandis qu’en Italie, il existe une limite à la déductibilité des donations religieuses qui est de moins de mille dollars. Une grande société qui voudrait faire des donations religieuses ne verra aucune incidence sur ses impôts. Deuxièmement, la mentalité fiscale italienne est absolument différente de la conception américaine. La moyenne des impôts directs et indirects payés par le citoyen américain revient à moins de 40%, tandis qu’en Italie elle se situe aux alentours de 70%. De ce fait, le citoyen italien verse bien plus d’impôts que l’Américain, et a le sentiment que plus de choses qu'il voudrait voir destinées aux écoles, au système de la médecine publique, aux universités et aux religions finissent dans les poches de l’Etat. C’est l’Etat qui prend beaucoup et qui en théorie devrait redistribuer. Il est donc plus aisé pour un Américain de déclarer, par exemple à des méthodistes italiens, qu’ils ne devraient pas accepter cette taxe religieuse ; il faut considérer toutefois qu’un méthodiste italien qui paie des impôts en Italie et qui ne peut pas déduire ceux-ci de ses charges, sera moins incité à faire des donations libres qu’un méthodiste américain.
Les concordats ne sont pas seulement un instrument économique mais aussi, dans un certain sens, un signe de distinction. Par exemple, les musulmans qui demandent un concordat savent très bien qu'ils ne vont pas s'enrichir grâce au denier de la taxe religieuse, car les musulmans citoyens italiens ne sont pas très nombreux et souvent de revenu modeste. De plus, les organisations musulmanes en Italie sont assez riches grâce aux contributions de pays arabes. Ils ont plutôt l'ambition de rentrer dans un petit club d'organisations religieuses qui ne sont pas seulement reconnues, mais considérées comme partenaires de l'Etat.
Religioscope - Quels sont actuellement les candidats les plus vraisemblables pour accéder à un concordat dans les mois et années à venir?
M.I. - Il y a deux candidats dont le concordat a déjà été signé par le Premier ministre, mais doit encore être ratifié par le Parlement: les Témoins de Jéhovah et l'Union bouddhiste italienne. Le problème pour les bouddhistes est que les deux concordats sont votés ensemble ; des opposants aux Témoins de Jéhovah s'opposent ainsi aux bouddhistes. Toute la lenteur qui s'est créée pour s'opposer au concordat avec les témoins de Jéhovah pose des problèmes aussi aux bouddhistes. Mais ceux-ci possèdent également leurs propres opposants, notamment à l'intérieur du monde bouddhiste. En effet, l'UBI serait le premier cas d'un concordat avec une fédération qui devrait ensuite répartir cet argent entre 35 centres autonomes. A cette occasion, des critiques ont été formulées de la part du milieu du Dalaï Lama faisant remarquer que l'UBI était aux mains de laïcs et que ce n'était donc pas les moines qui pourraient juger de cette répartition, mais, finalement, des professeurs d'université. On avait donc créé certaines difficultés. Il faut indiquer qu'à la tête de L'UBI sont des professeurs d'université, dont une femme, ce qui n'est pas pour plaire aux plus conservateurs des moines.
Il y a également plusieurs négociations avec les mormons, l’Eglise apostolique (un autre groupe pentecôtiste), l’Union hindouiste italienne, la Soka Gakkai et l’Eglise orthodoxe grecque. Il y a également cinq demandes de la part de musulmans, auxquels le gouvernement répond toujours que les musulmans doivent d’abord s’entendre entre eux. Comme l’expérience espagnole le montre, cela n’est pas facile. En Espagne, les deux plus grandes organisations musulmanes ont signé un concordat, mais cela ne fonctionne pas à cause de divisions entre les deux organisations. Les relations entre la plus grande organisation italienne, d’obédience Frères Musulmans, et l’organisation la plus riche, qui gère la mosquée de Rome et est chapeautée par un conseil des ambassadeurs des pays arabes, sont difficiles, ce qui ne va pas faciliter leur intégration dans un seul organisme. Il existe de petites organisations qui sont minoritaires dans l’Islam, mais se veulent philo-occidentales. Devraient-elles recevoir une sorte de prime pour cette orientation? C’est la position notamment de Monsieur Pallavicini, qui dirige une petite organisation musulmane.
Avant les attentats du 11 septembre, même avant un certain durcissement de la scène internationale, plusieurs organisations avaient créé un Conseil islamique d’Italie, où se retrouvaient plusieurs organisations et certaines personnalités, (y compris le fils de M. Pallavicini). Mais il était évident que le seul but du Conseil islamique d’Italie était de signer un concordat avec l’Etat. A l’occasion de déclarations virulentes d'un représentant des Frères Musulmans contre des hommes politiques italiens qui avaient critiqué le fondamentalisme islamique, incident somme toute assez mineur, le Conseil a implosé, car les ambassadeurs des pays musulmans ont pris peur et ont demandé à leur organisation de se dissocier très clairement de la position des Frères Musulmans. Cela se déroulait déjà avant le 11 septembre. Après cette date, mettre ensemble un sujet islamique unique paraît plus difficile, et ce même à l’échelle locale. Observons cependant que des ouvertures de certaines personnalités politiques ont conduit à un rapprochement entre l'UCOII et la mosquée de Rome.
En Italie, la communauté musulmane est étudiée comme une sorte de dialectique entre l'islam de base et celui des Etats. Les représentants de l'islam de base sont surtout issus des Frères Musulmans. Le président de l'UCOII est syrien, membre des Frères Musulmans, citoyen italien. Quant à l'islam des Etats arabes, il a un poids considérable, car c'est grâce à eux que la grande mosquée de Rome a été bâtie. Encore aujourd'hui, le conseil d'administration de cette mosquée, est composé non pas de musulmans italiens, mais d'ambassadeurs des pays islamiques qui ont contribué à sa construction.
Religioscope - Est-ce que le modèle italien a fait école dans d'autres pays ? A-t-il suffisamment intéressé d'autres nations pour être adopté comme modèle de référence ?
M.I. - Je pense qu'il existe un intérêt pour notre modèle dans certains pays catholiques de l'Europe de l'Est, notamment en Croatie et en Slovaquie, depuis que se manifeste dans ce dernier pays un climat de changement politique. C'est un modèle qui fonctionne dans les pays catholiques. Il y a une volonté de mettre d'autres Eglises et communautés sur un plan moins défavorisé par rapport à l'Eglise catholique. On a par exemple fait des études en Amérique latine concernant le modèle italien. L'Eglise catholique n'est pas mécontente de ce modèle, car d'un point de vue économique, elle se trouve favorisée. Elle reçoit en effet plus d'argent actuellement, qu'avant le concordat de 1984. Elle apprécie aussi une certaine paix religieuse qui règne dans le pays. Je pense que si au sein de l'Eglise catholique, une personne se lance dans une lutte anti-secte, il en existe une autre pour se demander si cela vaut vraiment la peine de risquer de renverser un bateau qui navigue tranquillement et fournit des avantages à tout le monde.
L'entretien avec Massimo Introvigne s'est déroulé à Turin le 4 décembre 2001. Les questions ont été posées par Jean-François Mayer. La transcription de l'enregistrement a été effectuée par les soins d'Olivier Moos. Quelques mises à jour ont été apportées à l'entretien en mars 2002.