Depuis les résultats controversés du premier tour des élections présidentielles de décembre 2001, l'épreuve de force entre le président sortant Didier Ratsiraka et le chef de l'opposition, Marc Ravalomanana, a retenu l'attention des médias internationaux. Un aspect inhabituel est le rôle manifeste joué par les Eglises chrétiennes aux côtés de Marc Ravalomanana. Pour en savoir plus, Religioscope a interrogé Cyril Dépraz, journaliste à la Radio Suisse Romande, producteur de l'émission Hautes Fréquences (dimanche 20h00 - 21h00 sur RSR La Première). Employé du Service protestant de radio, il travaille aussi comme indépendant. Il rentre d'un bref séjour à Madagascar, un pays dans lequel il a formé en 1998 des journalistes malgaches, et nous éclaire ici sur l'action des Eglises dans l'île.
Religioscope - Vous revenez de Madagascar, où vous avez vu des défilés quotidiens de manifestants accompagnés de chorales religieuses, des discours de Marc Ravalomanana précédés d'un culte. Et ce sont, aux côtés d'autres organisations, des observateurs de la FFKM, c'est-à-dire le Conseil national des Eglises chrétiennes de Madagascar, qui ont annoncé que Ravalomanana avait bel et bien remporté la victoire aux élections présidentielles de décembre, malgré un comptage officiel qui aboutissait à un second tour. Peut-on parler d'une révolution religieuse à Madagascar?
Cyril Dépraz - Non. Il s'agit avant tout d'une révolution populaire. La grève est générale. Les participants au défilé sont d'abord des syndicats, des écoles, des groupements de fonctionnaire, etc. Même si les Eglises sont engagées dans ce processus, même si des manifestations religieuses ont lieu, le sentiment qui domine est celui du ras-le-bol d'une population qui ne veut plus de l'ancien Président Didier Ratsiraka, de sa gestion catastrophique du pays, de ses magouilles. Ratsiraka est devenu le symbole (mais avec près de 25 ans de pouvoir, comment ne pas devenir symbole!) de ce qui écrase le pays: la misère et la corruption.
Phénomène populaire donc, avec les signes caractéristiques des mouvements de foule: euphorie et fête, mais aussi rumeurs, extrême tension, voire même paranoïa. J'ai par exemple été très impressionné le jour suivant l'investiture de Marc Ravalomanana, lorsque des dizaines de milliers de personnes se sont ruées – à pied et un sifflet dans la bouche - vers la résidence de leur nouveau Président pour le protéger. Toute une population en marche, sur ordre de la radio Mada (radio privée qui appartient à Marc Ravalomanana), qui annonçait la présence de camions de "commandos" pro-Ratsiraka venus déloger le nouveau Président. Cela dit, c'est vrai que cette radio (laïque) diffusait aussi des cantiques en alternance avec des informations sur la situation.
Religioscope - Cela fait des années que des spécialistes du christianisme en Afrique soulignent que les Eglises offrent dans beaucoup de pays la seule structure qui fonctionne encore et qui peut apporter un soutien efficace à la population. Selon vos observations sur place, cela semble bien être l'une des clés pour comprendre le rôle joué par les Eglises dans les événements récents.
Cyril Dépraz - Absolument. Grâce notamment à des fonds provenant de leurs réseaux internationaux, les Eglises sont omniprésentes dans les domaines de la santé, de l'éducation, du développement et de l'aide d'urgence. Des domaines largement abandonnés par l'Etat. Rappelons que, même s'ils paient des impôts, les Malgaches ne bénéficient d'aucune sécurité sociale! C'est d'ailleurs à cause de cette déliquescence de l'Etat et de relations toujours plus tendues avec Didier Ratsiraka, que les Eglises ont créé, dans les années 80, la FFKM, le Conseil national des Eglises chrétiennes, qui regroupe les Eglises réformée, catholique-romaine, anglicane et luthérienne et qui représente une force très importante, y compris dans le domaine politique.
Voilà pour ce qui concerne les institutions. Mais ce qui m'a frappé aussi, c'est que les Eglises, outre la reconnaissance qu'elles suscitent au sein de la population, ont une véritable stratégie de formation et d'encadrement religieux ou spirituel. Dans la paroisse d'Ambatomena, la pasteure de rue Helivao accueille trois fois par semaine les gens de la rue (il y a en a 8.000 à Tana). Des repas y sont offerts. Mais il y a aussi un culte, des prières, les personnes rassemblées chantent des cantiques. Et tout ceci ne se passe pas à l'extérieur, "sur le parvis", mais bien à l'intérieur de l'église. De la part de pasteurs comme Helivao, il s'agit plus de prêcher l'Evangile en actes et en paroles que de profiter de la misère pour endoctriner. Mais l'effet est quand même là. Les gens de la rue sont intégrés dans l'Eglise. Et les cantiques qu'ils ont appris sur les bancs des églises en attendant le repas, ils sont prêts ensuite à les chanter dans la rue, lors des manifestations.
Religioscope - Quand on entend votre reportage, l'auditeur hésite un peu entre différentes grilles d'interprétation. D'une part, les comparaisons entre la situation malgache et le peuple d'Israël délivré de la servitude d'Egypte évoque un peu des thèmes fréquents dans les courants de la théologie de la libération. D'autre part, le cas de Ravalomanana rappelle aussi le succès de certains candidats évangéliques dans des pays latino-américains. Quelle est la part de ces courants à Madagascar? Ravalomanana, diacre de l'Eglise réformée, se situe-t-il dans la mouvance évangélique de celle-ci? Ou existe-t-il à Madagascar d'actives communautés de base se réclamant de la théologie de la libération?
Cyril Dépraz - Les mouvements pentecôtistes, dits de la «vie abondante» ou du succès, existent à Madagascar. Ils sont même probablement en augmentation. Mais ils n'appartiennent pas à la FFKM et ne jouent qu'un rôle secondaire dans la situation actuelle.
Quant à Marc Ravalomanana, il est un pur produit de ces élites malgaches telles que les Eglises sont capables de les former; mais d'ailleurs au même titre que le Premier ministre de Ratsiraka, qui lui aussi est un chrétien pratiquant...
Cela dit, Marc Ravalomanana ne fait pas mystère de ses convictions. Il prie en public. Il organise même, une fois par mois, un culte obligatoire pour tous les employés de son entreprise Tiko - un culte qui d'ailleurs se poursuit par une présentation des objectifs et des résultats de son entreprise. C'est vrai aussi que Ravalomanana n'hésite pas à utiliser des versets bibliques comme slogans, dans son entreprise ou pour son programme électoral, tels que "tout est possible à celui qui croit" (Evangile de Marc 9:23).
Faut-il pour cela le taxer d'évangélique? Il n'y a pas comme en Europe ce fossé entre des Eglises traditionnelles, institutionnelles, un peu mornes, soucieuses d'un lien harmonieux avec l'Etat, et des mouvements évangéliques débarrassés de ces contingences, militants et "joyeux"! A Madagascar, chaque chrétien engagé est évangélique dans le sens où, par exemple il accorde beaucoup de place à la prière. Les églises sont pleines de jeunes, les chants sont entraînants. Mais en même temps, il y a très grand respect de l'institution, des figures traditionnelles comme le pasteur ou le prêtre, des gestes séculaires comme la communion.
Dans un entretien qu'il m'a accordé, Marc Ravalomanana confesse que la foi est le plus important pour lui. Mais pas question pour lui de faire de Madagascar un Etat chrétien. Pas question non plus d'appliquer la lettre du texte biblique comme solution aux problèmes du pays ou comme programme politique. Par contre, il précise que comme croyant, il a - on lui reconnaît - le charisme, c'est-à-dire le don, le savoir-faire de sortir son pays de la misère et de la corruption. C'est vrai dès lors que le Président Ravalomanana se présente comme «instrument de Dieu», ce qui n'est pas sans dérive potentielle. Mais là aussi, les responsables d'Eglises que j'ai rencontrés m'ont affirmé qu'ils veillaient au grain et que les grandes Eglises n'hésiteraient pas à s'opposer, le cas échéant, à un président qu'elles ont par ailleurs aidé à propulser au pouvoir.
Sur les comparaisons entre le peuple hébreu et le peuple malgache, qui sort d'Egypte poursuivi par le Pharaon-Ratsiraka et qui donc ne peut plus faire demi-tour, elles sont plutôt le fait des prédicateurs de la place du 13 Mai. On retrouve là, à mon avis, une veine baptiste proche de celle de Martin-Luther King dans son combat pour les droits des Noirs aux Etats-Unis. Il y a ce même réconfort, ce même sens donné à la détermination. Précisons aussi que la population de Tana est épuisée par des semaines de grève et de privations, par des semaines de manifestations sous le soleil ou les orages, par des semaines de tension et d'attente d'une réaction - violente? - de Ratsiraka.
Religioscope - Le sentiment qui se dégage des reportages sur Madagascar est celui d'une collaboration harmonieuse entre les quatre grandes confessions chrétiennes de l'île - les réformés, les luthériens, les anglicans et les catholiques. Ils participent aux mêmes cultes, aux mêmes manifestations, pasteurs et religieuses catholiques tous confondus. Tout cela ne peut manquer d'avoir des conséquences à long terme sur les relations entre confessions chrétiennes. Peut-on parler ici simplement d'une sorte d'œcuménisme du ras-le-bol face au régime de Didier Ratsiraka, dont les origines marxistes n'étaient guère pour plaire aux Eglises? Ou cela est-il le fruit d'une collaboration oecuménique de très longue date? N'y a-t-il donc pas de tensions et de concurrence?
Cyril Dépraz - L'œcuménisme du "ras-le-bol"est sans doute l'explication la plus plausible. Quoique les pro-Ravalomanana étaient anxieux de la participation catholique. Une anxiété vite résorbée notamment par l'attitude de l'archevêque de Tana, le cardinal Armand Gaëtan Razafindratandra, qui a prêché sur la place du 13 Mai et qui selon des informations que je n'ai pas pu vérifier, aurait envoyé une lettre aux paroisses de Madagascar incitant les catholiques à soutenir Ravalomanana.
Cela dit, l'unité des Eglises dans la crise est aussi le fruit d'une collaboration oecuménique de 30 ans. Auparavant, et notamment durant la colonisation (1896-1968), les relations entre Eglises étaient très tendues, des violences ont eu lieu. Les missionnaires protestants gallois ont été les premiers évangélisateurs Madagascar en 1818. Ils ont réussi à s'installer à Toamasina sur la côte est, puis à Antananarivo. Avant eux, les missionnaires catholiques avaient essayé à Fort-Dauphin, mais en vain. Lorsque la colonisation française est arrivée en 1896, les rivalités entre protestants catholiques se sont accentuées et il y eut de nombreux sont morts protestants ou catholiques.
1972, une date clé. Lors de la première révolution populaire - sur cette même place du 13 Mai - pour détrôner le premier Président de la République malgache Philbert Tsiranana, taxé par le peuple d'être la marionnette de la France, les quatre chefs d'Eglise (réformée, luthérienne, catholique-romaine et anglicane) ont joué un rôle d'arbitre, de modérateur entre le pouvoir en place et le peuple. Madagascar était à l'époque au bord de la guerre civile et les Eglises ont réussi à éviter un bain de sang. Du coup, les Eglises jouissent d'un crédit politique important. Leur autorité, renforcée par la création en 1980 de la FFKM, en a fait des acteurs quasi incontournables dans les moments de crise du pays: en 1972 donc, mais aussi en 1991 et bien sûr en 2002.
Religioscope - Vous avez fait une constatation importante, et potentiellement cruciale par rapport aux questions qu'on pose souvent aujourd'hui sur la religion et la violence: le rôle actif et prééminent des Eglises dans les bouleversements en cours exercerait un rôle modérateur et contribuerait à limiter les débordements violents. Pouvez-vous confirmer cette constatation? Après tout, la retenue des forces armées n'est probablement pas étrangère non plus à cette situation...
Cyril Dépraz - La quasi absence de violence dans les événements actuels m'a beaucoup impressionné. Elle n'est pas le fait du seul discours des Eglises – la situation est d'ailleurs tellement explosive que même influentes, les Eglises n'auraient pas le pouvoir à elles seules, de calmer toute une population.
Les explications sont plurielles, pas toujours vérifiables : il y a le fihavanana, le sacro saint consensus malgache. On dit aussi que les Merinas, ethnie dominante à Tana et sur les hauts plateaux, sont "naturellement" pacifistes. Cela tiendrait - m'ont affirmé des Merinas – à leur taille, plus petite que celle des Côtiers! Il y a aussi peut-être la réalité insulaire, qui fait que sur une île, on est obligé de trouver des solutions pour vivre ensemble. En tous cas, les Malgaches sont très fiers de cette non-violence. "Nous ne sommes pas des Africains", m'a-t-on souvent répété à Tana, "et il n'y a pas de machettes ici."
Il y a aussi des techniques - conscientes ou non - de non-violence utilisées par les responsables. Sur la place du 13 Mai, on oblige les manifestants – en tous cas ceux proches du podium - à rester assis. Les débordements sont donc plus difficiles. Je me souviendrai toute ma vie de cette scène terrible: des manifestants ont capturé des pro-Ratsiraka avec des liasses de billets de banque en train de soudoyer des agitateurs. Ces "collabos" ont été amenés de force par des dizaines de jeunes surexcités - il faisait très chaud, c'était midi - sur la place du 13 Mai. Cela sentait le lynchage - "un pneu, deux litres d'essence, trois allumettes", selon la formule consacrée à Tana pour punir les petits voleurs. Traînées donc sur la place du 13 Mai, les "malfaiteurs" ont ensuite été hissés sur la tribune et montré à la vindicte populaire. Et là, j'ai entendu le porte-parole de Ravalomanana présent sur la tribune donner l'ordre – cela a duré dix minutes - à la foule de s'asseoir et de se taire. Puis affirmer devant des milliers de manifestants surexcités, qu'il était interdit de toucher un seul cheveu de ces agitateurs et que leur sort dépendait maintenant du Premier Ministre de Ravalomanana.
Ce qu'il faut aussi relever, c'est que, en plus des discours des responsables religieux, Ravalomanana n'a cessé d'appeler au calme, à la persévérance, de même qu'il n'a jamais menacé de poursuivre ses adversaires en justice une fois qu'il aurait le pouvoir, évitant par là une escalade du pire.
Quant à l'armée et de la police, elles ont annoncé qu'elles étaient neutres dans le conflit Ratsiraka-Ravalomanana et qu'elles n'interviendraient qu'en cas de menace sur la paix civile. Je ne suis pas sûr que cette attitude soit le seul fait de la charité chrétienne. Je n'ai pas d'informations précises à ce sujet, mais au vu des derniers événements, soit la prise - sans réaction de l'armée pourtant présente - des ministères par Ravalomanana, je pense que les forces de l'ordre n'ont pas estimé que Ratsiraka valait le coup d'un bain de sang. Selon une amie sur place, la grande erreur de Ratsiraka a été de faire du conflit une question ethnique - Marc Ravalomanana est un Merina. En stigmatisant l'origine de son adversaire, il s'est mis à dos beaucoup de ses proches, Merinas eux aussi.
Religioscope - Si les statistiques approximatives que fournissent les ouvrages de référence sont correctes, un peu moins de la moitié de la population de Madagascar est chrétienne, tandis que l'autre moitié pratique les religions traditionnelles. Même si les deux catégories ne sont probablement pas toujours étanches, cela pose néanmoins la question d'un clivage. Plusieurs articles ont évoqué des loyautés différentes - allégeance à Ravalomanana ou à Ratsiraka - selon les ethnies, et si Ravalomanana contrôle la capitale, son rival semble jouir encore d'un soutien assez fort dans d'autres régions du pays. Que dites-vous de ce clivage ethnique, mais aussi d'un possible clivage religieux: les non chrétiens seraient-ils dans leur majorité plus réticents à soutenir Ravalomanana? Comment réagissent-ils face à cette alliance de la politique et des Eglises?
Cyril Dépraz – D'après ce que j'ai vu (mais je ne suis resté qu'à Tana), l'argument ethnique est le fait du seul Ratsiraka qui cherche à "monter" les Côtiers, ethnie de Ratsiraka, contre les Merinas, ethnie de Ravalomanana. Cela dit, c'est vrai que les Merinas, sous la monarchie, avant la colonisation française contrôlaient l'île, alors que depuis l'indépendance, tous les présidents (sauf un assassiné après six jours de pouvoir) sont des Côtiers. Le conflit ou en tous cas la concurrence entre ethnies est latent à Madagascar. Les Merinas installés sur les côtes craignent pour leur sécurité et il n'est pas impossible qu'à Tana, les Côtiers plutôt pro-Ratsiraka, pourraient, en cas de violences, être l'objet d'une chasse aux sorcières.
Une petite visite, un jour, à 30 kilomètres de Tana, dans un village. C'est en campagne que l'on trouve le plus d'animistes. J'ai pu observer qu'on y parlait politique, qu'on y trouvait des pro-Ravalomanana et des pro-Ratsiraka. Cette rencontre aussi avec un paysan. Sa préoccupation principale restait l'état de ses champs et la crainte de la famine. Que le Président s'appelle Ravalomanana ou Ratsiraka n'avait guère d'importance pour lui.
Donc je ne crois pas que les fronts soient toujours très clairs et structurés de la même manière. Et le fait que Ravalomanana soit un homme de la ville (mais ne vient-il pas d'une famille paysanne?), qu'il soit chrétien pratiquant (mais n'a-t-il pas reçu l'appui d'un haut responsable musulman de l'île, alors même que les musulmans sont de l'ethnie des Karanes, les Indo-Pakistanais, qui tiennent le commerce et dont on dit qu'ils sont plutôt pro-Ratsiraka?) et Merina (mais Ratsiraka n'a-t-il pas parmi ses proches aussi des Merinas?) ne signifie pas que l'opposition se structurerait autour de marqueurs identitaires tels que villageois, non chrétien et non Merina.