Le débat avait donné lieu à des prises de position parfois vives depuis plusieurs mois: le gouvernement suisse envisageait d'introduire l'autorisation de l'abattage rituel sans étourdissement préalable dans le projet de loi sur la protection des animaux qui doit être soumis aux Chambres. Face aux nombreuses réactions d'hostilité, tant le conseiller fédéral Pascal Couchepin que le président de la Fédération suisse des communautés israélites, Alfred Donath, ont conclu que la cause était perdue d'avance et ont préféré renoncer, a-t-on appris le 13 mars 2002. Nos lecteurs trouveront ici un rappel et une analyse de la question par Patrizia Conforti, assistante auprès de l'Institut de missiologie et de science des religions (IMR), à la Faculté de théologie de l'Université de Fribourg. Des notes et un appendice fournissent plusieurs liens vers des éléments documentaires accessibles en ligne.
Retrait d’un avant-projet de loi sur la protection des animaux visant à introduire certaines dérogations concernant l’abattage rituel des animaux destinés à la consommation
Chronique du 21 septembre 2001 au 13 mars 2002
Le 21 septembre 2001, un avant-projet de modification de la loi suisse sur la protection des animaux est mis en consultation par le Département fédéral de l’économie (DFE). Le projet vise à assouplir l’interdiction de l’abattage rituel des animaux par les communautés religieuses (essentiellement musulmanes et israélites), interdiction introduite dans la Constitution en 1893 et inscrite aujourd’hui dans la loi sur la protection des animaux.
Par “abattage rituel”, le texte de l’avant-projet entend l’acte d’abattre les animaux destinés à la consommation par égorgement et “sans étourdissement préalable à la saignée”. Nous verrons par la suite l’inexactitude d'une telle définition par rapport à la loi religieuse juive et musulmane en la matière. En fait, le débat contient un “vice de forme”, pour ainsi dire, depuis le début.
Les juristes, selon le DFE, voient dans l’interdiction d’abattre les animaux sans étourdissement préalable une restriction à la liberté de conscience et de croyance. Les juifs et les musulmans résidant en Suisse et ne voulant consommer que de la viande casher (litt. pure) et halal (litt. licite) sont ainsi obligés de l’importer. En effet, la Norvège et la Suède sont les seuls Etats européens à interdire l’abattage rituel, les autres pays entourant la Suisse ne connaissant pas une interdiction absolue.
Le Conseil fédéral propose alors d’introduire des dérogations à la loi, mais exclusivement en fonction des besoins des communautés religieuses concernées. L’abattage par égorgement et “sans étourdissement préalable” ne pourrait donc avoir lieu que sur autorisation cantonale et dans des abattoirs prévus à cette fin.
Immédiate et positive est la réaction de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI), face à la possible levée d’une interdiction considérée “«comme une très ancienne discrimination des juifs». L’assouplissement de la loi ferait «disparaître la dernière disposition légale limitant le droit de pratique religieuse»” (ATS/AP, "L’abattage rituel bientôt autorisé?", La Liberté, 22 septembre 2001).
Le 29 janvier 2002, la Protection suisse des animaux (PSA), opposée aux dispositions de l’avant-projet, lance une initiative pour que l’interdiction actuelle, passée à l’état de simple loi en 1978, soit à nouveau inscrite dans la Constitution (cf. Agnès Wuthrich, "Face à la vague d’hostilité, Pascal Couchepin renonce à autoriser l’abattage rituel", Le Temps, 14 mars 2002).
Le 13 mars 2002, le Département de l’économie annonce renoncer à modifier la loi sur la protection des animaux “dans l’intérêt de la paix confessionnelle”, comme l’explique Pascal Couchepin, face aux oppositions soulevées par ce projet. En effet, les milieux religieux et les partis politiques ont été les seuls à le soutenir, tandis que la plupart des cantons ainsi que les associations de protection des animaux, de paysans, de vétérinaires et de consommateurs s’y sont farouchement opposés (cf. ATS, "L’abattage rituel restera interdit", La Liberté, 14 mars 2002).
Pascal Couchepin et la Fédération des communautés israélites, en la personne de son président, Alfred Donath, se sont mis d'accordpour renoncer à un combat qui semblait perdu d’avance. La loi sur la protection des animaux ne sera donc pas modifiée dans le sens souhaité par certains milieux religieux juifs et musulmans (en effet, seule une petite minorité des deux communautés consomme exclusivement le produit des abattages rituels, comme l'ont rappelé plusieurs médias à cette occasion [1]). L’autorisation d’importer de la viande casher ou halal sera en revanche inscrite dans la loi sur l’agriculture. Cet importation est d’ailleurs déjà possible et pratiquée en Suisse.
Dans le cadre de la consultation sur l’avant-projet de révision, consultation achevée en décembre 2001, l’Office vétérinaire fédéral (OVF) et la Protection suisse des animaux avaient demandé un avis de droit à l’Institut suisse de droit comparé de Lausanne, avis rédigé par Sami Aldeeb, juriste responsable du droit arabe et musulman auprès du dit Institut (cf. Agnès Wuthrich, "Un avis de droit conteste les fondements religieux de l’abattage sans étourdissement", Le Temps, 28 janvier 2002).
La question à l’origine de l’avis de droit était: “Est-ce que les communautés religieuses juive et musulmane ont des règles religieuses contraignantes qui prescrivent l’abattage sans étourdissement ou interdisent la consommation de viande issue d’animaux qui ont été étourdis avant la saignée?” Des deux conditions prévues par l’avant-projet de loi, à savoir la saignée de l’animal encore vivant et l’absence d’étourdissement préalable (cf. l’article 19 alinéa 4 de l’avant-projet, qui voudrait autoriser l’abattage sans étourdissement avant la saignée “pour répondre aux besoins des communautés religieuses dont les règles contraignantes prescrivent l’abattage sans étourdissement ou interdisent la consommation de viande issue d’animaux qui ont été étourdis avant la saignée”), seulement cette dernière (l’absence d’étourdissement) est mise en question par l’auteur de l’avis de droit.
Sami Aldeeb affirme en effet qu’aucun texte fondamental juif ou musulman n’interdit d’étourdir l’animal avant de le saigner: “Ni la Bible, ni le Talmud, ni le Coran ou la Sunnah de Mahomet, aucun texte n’interdit que l’animal soit étourdi. Toute la réflexion autour de la réintroduction de l’abattage rituel se base sur l’ignorance” (Agnès Wuthrich, ibid.).
L’avis de droit, consultable en ligne (voir à la fin de ces lignes la liste de documents disponibles sur le web), ainsi qu’un article largement diffusé sur Internet (et bientôt disponible sous forme de brochure), entendent démontrer que seules deux conditions sont prévues par les textes de référence juifs et musulmans: la bête doit être saignée vivante (exigence supplémentaire du rite juif: elle ne doit pas être blessée), et le sang ne doit pas être consommé. Les sources principales juives et musulmanes gardent par contre le silence en matière d’étourdissement. Toutefois, ces mêmes textes exigent de réduire la souffrance de l’animal autant que possible, ce qui irait tout à fait dans le sens d’un étourdissement préalable qui ne provoque pas la mort de l’animal [2].
L’avis de droit puise largement dans les textes de nombreuses fatwas (décrets religieux musulmans) qui ont permis, depuis longtemps déjà, d’introduire dans de nombreux pays de religion musulmane la pratique de l’étourdissement sous forme d’électronarcose avant l’égorgement de la bête [3]. Un décret de l’importante Commission de fatwa égyptienne (de 1978) ainsi qu’une fatwa saoudienne (de 1977) - entre autres - vont dans ce sens. Cela a permis aussi à des pays comme la Nouvelle-Zélande et l’Australie de devenir, à partir des annés huitante, de forts producteurs et même exportateurs de viande halal.
Comme nous l’avons dit, l’autre condition prévue par l’avant-projet de loi suisse, à savoir, la saignée de l’animal avant sa mort, n’est pas contestée en tant que telle par l’avis de droit. Sous cette forme, l’abattage rituel tel qu’il est pratiqué aujourd’hui dans de noumbreux pays dont la population est majoritairement musulmane, ainsi qu’en Nouvelle-Zélande et en Australie, ne serait pas incompatible avec la loi suisse actuellement en vigueur, sans besoin donc de modification. Ceci du point de vue de la tradition musulmane.
Le problème pourrait cesser de se poser du point de vue de la tradition juive aussi, “le jour ou la communauté juive, loin d’être monolithique sur ce sujet, acceptera, comme une part de musulmans, une électrocution des animaux avant l’abattage” (Madeleine Schürch, "Berne renonce", 24 heures, 14 mars 2002).
Au-delà du problème de l’autorité qu’il faut reconnaître aux textes sacrés des religions, il n’a pas manqué des voix qui se sont levées pour défendre une sensibilité religieuse qui serait le produit exclusif de pratiques traditionnelles, notamment à l’Office vétérinaire fédéral, où le juriste Urs-Peter Müller a relevé “qu’il importe peu de savoir si le Talmud ou le Coran interdisent ou non les méthodes d’abattage industrielles. Juifs et musulmans estiment que ces méthodes sont incompatibles avec la pratique de leur religion, et c’est la seule chose dont la loi doit tenir compte” (Agnès Wuthrich, "Un avis de droit conteste les fondements religieux de l’abattage sans étourdissement", Le Temps, 28 janvier 2002).
Reste que les caractéristiques de l’abattage rituel, jugées comme particulièrement cruelles et archaïques - avec ou sans étourdissement préalable - , continueront probablement à susciter des réserves et réactions dans les milieux de la protection des animaux ainsi qu’au sein d’une partie importante de la population suisse.
A présent, malgré le retrait de l’avant-projet de loi, la Protection suisse des animaux ne renonce pas à poursuivre l’initiative lancée à cette occasion, en réponse à une révision de la loi en vigueur jugée insuffisante. Cette initiative préconise d’autres mesures de protection des animaux en matière de droit à la vie, de transport ou d’abandon.
Patrizia Conforti
(Université de Fribourg)
1) Selon un reportage de Marc-André Miserez pour Swissinfo (15 mars 2002), une grande majorité des personnes d'origine musulmane ne consommerait pas de viande halal en Suisse: on peut noter que, bien qu'il y ait moins de 20.000 juifs et que la population musulmane dépasse 300.000 résidents en Suisse, en 2001, les importations de viande casher ont été de 140 tonnes et celles de viande halal de 160 tonnes, malgré la disparité numérique considérable entre les deux communautés. (Note de Religioscope)
2) Tel n'est cependant pas l'avis exprimé par la FSCI sur son site, où l'opposition à l'étourdissement avant la chekhita (abattage des animaux conformément aux préceptes de la religion juive) est expliqué dans ces termes: "La chekhita doit être réalisée sur des animaux vivants et l'animal doit encore bouger après la chekhita. Tout étourdissement doit donc être réversible, en ce sens que l'animal doit pouvoir reprendre conscience. Toute blessure des organes internes, ce qui pourrait survenir après un étourdissement, est interdite. L'étourdissement avant la chekhita va donc à l'encontre des préceptes religieux juifs. La plupart des rabbins du monde sont d'accord sur ce point."
On trouvera une présentation de la position de la communauté juive en Suisse sur les questions d'abattage rituel (dont les lignes qui précèdent sont extraites) et des références bibliographiques sur la question à l'adresse suivante:
https://web.archive.org/web/20091020055950/http://www.swissjews.org/aufgaben/schaechten_f.html [l'original n'est plus accessible, mais la consultation du texte reste possible grâce à Internet Archive - 31.08.2016]
A noter que la FSCI avait été fondée en 1904 "en tant que communauté d'intérêts destinée alors à lutter contre l'interdiction de l'abattage rituel ancré dans la Constitution fédérale, ce qui constitue une entrave à la liberté religieuse", rappelle son site web. (Note de Religioscope)
3) Une prise de position de la Ligue des musulmans de Suisse admet l'existence de telles fatwas, mais estime que l'on ne saurait "nier toute base religieuse à l'interdiction de l'étourdissement dans l'abattage rituel tant chez les juifs que chez les musulmans". A leur avis: "Ce qui échappe à M. Aldeeb, c'est que ces fatwas répondent à des situations particulières posées aux musulmans d'Europe par des législations qui leur interdisent le plein exercice de leurs convictions religieuses."
La position musulmane peut être consultée à l'adresse suivante:
https://web.archive.org/web/20020411015817/http://www.rabita.ch/frensh/abbatage_rituel_1.htm [l'original n'est plus accessible, mais la consultation du texte reste possible grâce à Internet Archive - 31.08.2016]
En réaction à cette prise de position, Sami Aldeeb maintient pour sa part sa position et précise que des fatwas de Jad-al-Haq, Grand Sheikh de l'Azhar, et d'Ibn-Baz, la plus haute autorité religieuse musulmane de l'Arabie saoudite, "tous deux connus pour leurs positions conservatrices, ne disent nullement que l'étourdissement est réservé à des situations particulières. Il est même dit que l'étourdissement est plus conforme à l'enseignement de Mahomet du moment qu'il réduit la souffrance de l'animal." Et d'ajouter: "Si dans le passé et dans le présent, l'étourdissement n'est pas pratiqué dans les pays musulmans, ce n'est pas par respect des normes religieuses islamiques (qui n'existent pas), mais par méconnaissance des méthodes d'étourdissement qui ont été développées seulement au 20ème siècle." Il précise enfin que "les musulmans en Nouvelle Zélande recourent à l'étourdissement des animaux bien qu'ils auraient eu, selon la loi de ce pays, la possibilité de ne pas le faire. D'autre part, la majorité de la viande halal en Grande-Bretagne provient d'animaux abattus après étourdissement alors que dans ce pays aussi les musulmans pourraient saigner les animaux sans les étourdir."
Comme on le constate, le débat semble loin d'être clos... (Note de Religioscope)
Documents en ligne
Articles de Sami Aldeeb sur l’abattage rituel selon les normes juives et musulmanes
https://web.archive.org/web/20020105145526/http://www.mhr-viandes.com/fr/docu/docu/d0002070.htm [l'original n'est plus accessible, mais la consultation du texte reste possible grâce à Internet Archive - 31.08.2016]
https://web.archive.org/web/20060715082922/http://www.lpj.org/Nonviolence/Sami/articles/frn-articles/abattage.htm [l'original n'est plus accessible, mais la consultation du texte reste possible grâce à Internet Archive - 31.08.2016]
http://www.acusa.ch/an2002/aldeeb.htm [ce document n'était plus accessible en décembre 2002]
http://www.vgt.ch/themen.htm [ce document ne semble plus accessible - 31.08.2016]
Avis de droit sur le même sujet
http://www.svpa.ch/images/magazine/avisdedroit.doc
Loi sur la protection des animaux du 9 mars 1978
http://www.admin.ch/ch/f/rs/c455.html
Ordonnance du 27 mai 1981 sur la protection des animaux avec ses modifications
http://www.admin.ch/ch/f/rs/c455_1.html
Avant-projet de loi sur la protection des animaux soumis à la consultation le 21 septembre 2001
http://www.bvet.admin.ch/info-service/f/vernehmlassungen/010921tschg.pdf
Rapport explicatif de l’avant-projet
http://www.bvet.admin.ch/info-service/f/vernehmlassungen/010921tschg_erl.pdf
Office vétérinaire fédéral: Informations de base sur l’abattage rituel (20.9.2001)
http://www.bvet.admin.ch/medien-info/f/presserohstoffe/informationschaechten-20010924-f.pdf
Sur l’initiative «Protection des animaux-OUI»
http://www.protection-animaux.com/news/public_news.html [ce document ne semble plus accessible - 31.08.2016]
Le Conseil d’état français a annulé la dérogation pour les musulmans le 10 octobre 2001 pour effectuer l'abattage rituel en dehors d'un abattoir à l'occasion de la fête de Aïd Al Adha
https://web.archive.org/web/20020311181449/http://perso.wanadoo.fr/uoif/adha.htm [l'original n'est plus accessible, mais la consultation du texte reste possible grâce à Internet Archive - 31.08.2016]
17.03.2002 - Modifié 18.03.2002