Le nombre d'orthodoxes aux États-Unis est bien moins élevé que les chiffres généralement avancés. Telle est la conclusion la plus frappante de l'étude effectuée par Alexei Krindtach, chercheur à l'Institut de géographie de Moscou, mandaté par l'Association of Statisticians of American Religious Bodies. Mais cette recherche, qui vient d'être rendue publique par le Hartford Institute for Religion Research, offre également d'autres observations sur la situation actuelle des Églises orthodoxes et orientales en Amérique du Nord.
Commençons par les chiffres, puisque c'est surtout ce résultat statistique qui a retenu l'attention des médias; il est d'ailleurs intéressant de noter que d'autres enquêtes récentes suggéraient également que le nombre de musulmans aux États-Unis serait surévalué. Les estimations avancées le plus souvent faisaient état d'une population orthodoxe qui aurait compté entre 2 et 4 millions d'adhérents. Or, la recherche d'Alexei Krindatch - conduite en collaboration avec les services compétents des différents diocèses orthodoxes - aboutit à la conclusion que le chiffre réel se situe plutôt aux abords de 1.200.000 pour toutes les Églises d'origine orientale réunies, avec 2.400 paroisses.
Les écarts sont particulièrement frappants dans le cas des deux juridictions les plus importantes. L'Archevêché grec est loin d'avoir près de 2 millions de fidèles, comme plusieurs annuaires l'affirment, mais seulement 440.000. Quant à l'Église orthodoxe en Amérique, elle n'a pas 1 million de fidèles, mais 115.000. La surestimation statistique était probablement due à une tendance d'assimiler tout membre d'un groupe ethnique à l'Église correspondante, même après les changements souvent intervenus à la deuxième ou troisième génération.
Démographie et identité ethnique
L'étude offre d'autres observations intéressantes sur la démographie. Ainsi, explique Krindatch, "dans presque toutes les juridictions orthodoxes, les nouveaux immigrants sont à peu près aussi importants pour la croissance du nombre de membres que les enfants des membres déjà existants; dans nombre de cas, l'immigration reste la source principale de croissance ecclésiale."
Les Églises orientales (arménienne, syriaque et, plus récemment, copte et malankare de l'Inde) conservent une identité ethnique beaucoup plus forte - car issues de groupes habitués à vivre dans un statut de minorités, estime Krindatch. En revanche, les orthodoxes de tradition byzantine connaissent un processus d'américanisation plus net: ils utilisent beaucoup plus largement l'anglais comme langue liturgique, montrent une assez grande ouverture aux convertis, et les mariages avec des membres d'autres confessions chrétiennes y sont courants.
Il est possible, même si Krindatch ne le mentionne pas, que cette différence soit en partie aussi attribuable au caractère plus récent de l'immigration: des communautés installées depuis plusieurs générations tendront plus naturellement à s'intégrer dans leur environnement que des immigrants fraîchement débarqués et ne maîtrisant peut-être ni la langue ni certaines pratiques de leur société d'adoption. En effet, le développement de la présence copte et malankare est tout récent: 3 communautés coptes aux États-Unis en 1971, 115 trente ans plus tard; 2 petites paroisses malankares en 1971, 81 aujourd'hui (réparties entre les deux juridictions que connaît cette communauté).
Outre l'immigration ou le renouvellement interne, un autre facteur important de croissance est bien entendu représenté par les conversions. Les tableaux de la croissance de 22 juridictions (y compris les assyriens et six juridictions d'Églises orientales préchalcédoniennes) offrent d'intéressantes informations. Parmi les Églises orthodoxes de tradition byzantine, les convertis jouent un rôle essentiel dans la croissance de l'Église orthodoxe antiochienne aux États-Unis. Ils représentent la moitié des nouveaux membres des deux principales juridictions vieilles-calendaristes, et environ un tiers des nouveaux membres de l'Église orthodoxe en Amérique et de l'Église orthodoxe russe hors-frontières. Bien entendu, tous ces chiffres pourraient donner lieu à d'intéressantes études plus détaillées, notamment quant au type et à l'origine des convertis qui rejoignent ces différentes juridictions (on sait par exemple qu'il existe un Vicariat pour les orthodoxes de rite occidental au sein de l'Église antiochienne des États-Unis).
Eclatement des juridictions
L'étude ne peut manquer de souligner la multiplicité des juridictions, qui rend le paysage orthodoxe américain extrêmement complexe: plus de 20 principales juridictions orthodoxes, réparties en 50 diocèses. En raison de leurs liens étroits avec les Églises-mères, auxquelles elles restaient liées, les communautés orthodoxes sur sol américain ont été directement affectées par les développements dans leurs pays d'origine.
C'est ainsi que l'établissement du régime soviétique entraîna l'apparition de trois juridictions russes différentes (dont l'une est devenue en 1970 la juridiction intitulée Église orthodoxe en Amérique). Une division politique consécutive au contrôle soviétique de la mère patrie avait de même séparé les Arméniens en deux juridictions. Par la suite, l'établissement de régimes communistes dans les pays de l'Europe de l'Est conduisirent à des divisions dans les diocèses serbe, bulgare et roumain. Et la création d'un Église orthodoxe macédonienne dans la Yougoslavie titiste provoqua également l'apparition d'une juridiction supplémentaire aux États-Unis dès 1963.
D'autres divisions découlèrent de développements internes à la vie des Églises. Le Diocèse carpatho-russe, par exemple, fut formé par la conversion de 25.000 uniates grecs catholiques à l'Église orthodoxe dans l'entre-deux-guerres. La persécution contre les vieux-calendaristes en Grèce dans les années 1950 encouragea certains d'entre eux à émigrer, et plus encore vinrent avec la reprise d'une émigration à large échelle de la Grèce vers l'Amérique à partir des années 1960. Il existe aujourd'hui aux États-Unis plusieurs juridictions vieilles-calendaristes grecques (qui rejettent la réforme du calendrier adoptée par l'Église d'Hellade en 1924).
La perception de former des "Églises de diaspora", éloignées de la mère-patrie par les turbulences de l'histoire, a longtemps marqué la vie des paroisses américaines, souligne Krindatch: elles se comprenaient comme une extension géographique de leur Église d'origine, des communautés ethniques dispersées, dont un rôle essentiel était d'organiser la vie sociale de ces communautés et de venir en aide aux nouveaux immigrants.
Inévitable américanisation?
Mais les statistiques révèlent des facteurs qui vont transformer considérablement le visage des juridictions orthodoxes en Amérique du Nord. On découvre en effet la part extrêmement forte des mariages mixtes. 65% des mariages célébrés au sein de l'Archevêché grec sont des mariages mixtes, et la proportion est équivalente du côté de la seconde juridiction par ordre d'importance numérique, l'Église orthodoxe en Amérique. La proportion de mariages mixtes est même encore plus élevée dans d'autres juridictions (80% chez les orthodoxes antiochiens).
Quant à l'usage des langues pour la célébration de la liturgie, l'anglais domine (à 90%) dans l'Église orthodoxe en Amérique, ainsi que dans l'Église antiochienne. Même dans l'Église grecque, l'usage de l'anglais dans la liturgie est évalué à 50% environ. Ce n'est que chez les Macédoniens, les Bulgares, les Roumain et les Russes hors-frontières ainsi que dans les Églises arméniennes et malankares que l'usage de la langue liturgique d'origine reste très nettement dominant. Dans les deux juridictions malankares, par exemple, il devient courant de célébrer un dimanche par mois en anglais. Si l'on songe au caractère récent de cette immigration, il n'est pas interdit d'imaginer que ce n'est là qu'un début.
Les tendances vers l'"indigénisation" sont nettes, explique Krindatch: il en veut pour preuve les demandes d'autonomie qui s'expriment actuellement dans les juridictions grecque et antiochienne par rapport à leurs Églises-mères. Longtemps considérées comme inséparables, les identités ethnique et religieuse se différencient parmi les membres de deuxième, troisième et quatrième générations, parlant l'anglais, vivant dans une société très mobile - sans parler des convertis venus à l'orthodoxie après avoir été élevés dans d'autres traditions.
Idéal de l'unité orthodoxe et réalité
Pour exprimer l'unité de l'orthodoxie en dépit des divisions entre juridictions, des organismes réunissant plusieurs Églises ont été établis: pour les communautés byzantines, la Standing Conference of Orthodox Bishops of the Americas (SCOBA, 1960) et, pour les Eglises orientales préchalcédoniennes, la Standing Conference of Oriental Orthodox Churches in America (SCOOA, 1973). Bien qu'elles aient pu promouvoir des activités communes, "elles sont toujours restées rien de plus que des organismes consultatifs et des associations volontaires d'évêques qui sont les chefs de juridictions particulières". Sans parler des liens avec les Églises d'origine.
Il manque donc à la SCOBA et à la SCOOA une autorité sur les juridictions qui les composent. Elles sont loin d'avoir été en mesure de parler d'une même voix au nom de l'Église orthodoxe aux États-Unis. Il est peu vraisemblable que cette situation change. La division entre juridictions demeure donc la principale caractéristique de la structure de l'Église orthodoxe sur sol américain. En même temps, le concept de "diaspora" paraît de plus en plus contesté, car considérée comme inadéquat pour décrire la véritable nature ecclésiale de la présence orthodoxe aux États-Unis. (JFM)
L’étude d’Alexei Krindatch, un bref résumé de celle-ci et les différents tableaux statistiques qu’il a mis au point sont disponibles sur le site du Hartford Institute for Religion Research. A partir de cette page, il est également possible d’accéder à une petite liste choisie de sites web de l’Église orthodoxe aux États-Unis et à une description de la prochaine étape de la recherche de l’auteur, qui portera particulièrement sur l’insertion de quatre juridictions orthodoxes dans le contexte américain [l’adresse d’origine n’est plus accessible, mais le contenu est conservé grâce à Internet Archive – 31.08.2016]
Sur les communautés orthodoxes aux Etats-Unis, une introduction de lecture facile, dans un volume agréable, à la typographie aérée et enrichi de photographies d’archives, par l’un des principaux historiens de la présence orthodoxe en Amérique: John H. Erickson, Orthodox Christians in America, New York/Oxford, Oxford University Press, 1999, 144 p.