Le terme "évangélique" n'est bien sûr pas l'exclusivité de ces groupes: c'est un adjectif que l'on trouve souvent dans l'intitulé d'Eglises protestantes historiques (Eglise évangélique luthérienne, Eglise évangélique réformée...). Le terme anglais d'evangelicalism (que l'on a parfois tenté d'adopter en français, ou de remplacer par "évangélisme") peut contribuer à prévenir des confusions.
"Evangelical, expliquait Marsden dans un ouvrage classique, a fini par devenir le nom commun britannique et américain pour désigner des mouvements de réveil qui se sont répandus à travers le monde anglophone et ailleurs au cours des 18ème et 19éme siècles. Au centre de la prédication évangélique se trouvait la proclamation de l'oeuvre salvatrice du Christ par sa mort sur la croix et la nécessité de lui faire confiance personnellement pour le salut éternel." Aujourd'hui, on peut dire que les doctrines évangéliques essentielles sont la croyance à l'autorité ultime de la Bible, à la véracité historique des Saintes Ecritures, au salut pour la vie éternelle fondé sur l'oeuvre rédemptrice du Christ, à l'importance des missions et de l'évangélisation et à l'importance d'une vie spirituellement transformée. C'est un courant qui a touché de larges secteurs du protestantisme (George M. Marsden, Understanding Fundamentalism and Evangelicalism, Grand Rapids [Michigan], William B. Eerdmans Publishing Company, 1991).
"Les Eglises évangéliques n'acceptent comme membres que les personnes qui sont passées par une authentique conversion à Jésus-Christ. Elles sont confessantes, professantes et non multitudinistes. Elles ne baptisent, en général, que les convertis, par immersion, et non les jeunes enfants", précise pour sa part le pasteur évangélique français Gérard Dagon. Même si les dénominations sont nombreuses, il n'y a souvent que peu de différences entre Eglises évangéliques portant des noms différents, soutient-il: "Elles sont spirituellement unies au Christ et entre elles." Et de souligner l'existence analogue de différents ordres religieux au sein du catholicisme... (Gérard Dagon, Panorama de la France évangélique, vol. 1, Yerres, Editions Barnabas, 1993)
Afin de mieux connaître la réalité de l'évangélisme et des Eglises évangéliques en Suisse, Religioscope a interrogé deux spécialistes de ce sujet: Olivier Favre et Patrick Streiff. Nos lecteurs trouveront ci-dessous leurs réponses à nos questions. Le moment a paru d'autant plus opportun qu'un colloque sur les dynamiques européennes de l'évangélisme, qui s'est tenu à Lausanne en octobre 2001, a marqué le point de départ d'une série d'initiatives en vue de mener sur ce thème des études comparatives.
Entretien avec Olivier Favre
Olivier Favre est licencié en théologie de l’Université de Neuchâtel. Diplômé en sociologie de la religion de l’Université de Lausanne, son travail de diplôme portait sur la perception des Eglises évangéliques. Actuellement doctorant en sciences sociales à l’Université de Lausanne, il travaille à une thèse sur les Eglises évangéliques suisses. Il exerce par ailleurs un ministère pastoral à temps partiel dans une Eglise évangélique.
Religioscope - Quelles sont les statistiques les plus récentes sur les Eglises évangéliques en Suisse, notamment en comparaison avec la place occupée par les paroisses catholiques et protestantes?
Olivier Favre - On évalue à environ 1400 le nombre de communautés ou d’églises évangéliques en Suisse, ce qui correspond, grosso modo, au nombre de paroisses réformées ou catholiques. Ce nombre tient compte du nombre croissant de communautés ethniques constituées d’immigrés. Il faut préciser que ces églises compte en moyenne 100 à 150 membres (sauf pourles communautés éthniques, en général plus modestes), tandis que les paroisses ont évidemment des effectifs beaucoup plus importants. Par contre, en ce qui concerne la pratique effective, il semble que dans plusieurs villes de Suisse,en chiffres absolus, la pratique dominicale, soit plus élévée parmi les évangéliques que parmi les réformés.
Religioscope - Est-ce qu’on assiste actuellement à une expansion de l’évangélisme dans des cantons catholiques, et depuis quand? Traditionnellement en Suisse, on a vu un évangélisme surtout implanté dans les territoires d’origine protestante. Cela a-t-il changé?
Olivier Favre - On peut donner deux indications. D’une part, au 19ème siècle, il y a eu une première vague d’implantation durant laquelle certaines Eglises évangéliques, des Eglises libres par exemple, se sont implantés en terres catholiques. Elles étaient peu nombreuses et il est difficile de dire si cette situation était le fruit d’un effort missionnaire ou un effet de l’immigration. Il y eut ensuite une deuxième vague à partir des années 1950 et 1960, avec des Eglises de type pentecôtiste, qui ont eu un effort missionnaire plus clair et qui se sont établies avec succès dans les cantons catholiques.
Religioscope - En Suisse romande, observe-t-on une implantation particulière dans certaines régions catholiques?
Olivier Favre - On note un nombre assez important d’Eglises évangéliques dans le canton du Jura, qui est quand même de tradition catholique. Cela s’explique sans doute d’une part par le fait que le canton du Jura a été rattaché au canton de Berne par le passé, et que d’autre part, les mennonites, des anabaptistes qui avaient été exilés dans des zones d'altitude, existent encore. Il existe également dans le Jura une tradition protestante plus forte qu’en Valais, ou que dans le canton de Fribourg. En Valais et dans le canton de Fribourg se sont essentiellement des Eglises de Réveil et Apostoliques qui ont réussi à se développer.
Religioscope - On parle parfois d’une présence croissante de fidèles et de pasteurs de tendance évangélique dans les Eglises protestantes officielles. On entend dire, par exemple, qu’il y a de plus en plus d’étudiants de tendance évangélique dans les facultés protestantes d’université suisses. Est-ce exact? Qu’est-ce que cela signifie? Est-ce qu’il s’agit de gens qui viennent de communautés évangéliques ou de gens appartenant traditionnellement au protestantisme officiel et qui se tournent vers une piété ou une théologie de type évangélique, pour autant que l’on puisse la définir?
Olivier Favre - On ne possède que des estimations, mais on pense que selon les cantons, il peut y avoir 20 à 30% de pasteurs réformés qui seraient de tendance évangélique. Du coup, les pasteurs qui représentent cette tendance la communiquent à leur paroisse, les groupes de jeunes, par exemple, auront probablement une orientation évangélique. Il existe donc un terreau évangélique au sein des Eglises réformées, qui se retrouve dans les facultés. Ces étudiants conservent-ils une théologie évangélique après leurs études? Cela reste à évaluer. Une forte minorité des pasteurs actuels ont une orientation évangélique ou charismatique.
Religioscope - On a l’impression aujourd’hui que dans la mouvance ou la nébuleuse évangélique, les courants pentecôtistes ou pentecôtisants occupent une place importante. Peut-on, parmi ces communautés évangéliques, dire quelle est approximativement la proportion des groupes pentecôtistes et pentecôtisants? S'agit-il de la grande ligne de faille qui traverse le monde évangélique en Suisse: l’acceptation ou non des orientations pentecôtistes ?
Olivier Favre - On peut estimer à environ un tiers des communautés ou églises qui ont une orientation pentecôtiste, un tiers qui serait d’orientation classique, et un tiers plutôt conservatrice. A présent, je pense que, s’il existe une faille, elle se situe plutôt entre l’orientation conservatrice et le reste. En France ou en Suisse, les frontières sont très souples entre communautés ou Eglises évangéliques ou traditionnelles, et les Eglises d’orientation pentecôtiste qui ont en Suisse une pratique plus modérée par rapport à ce que l’on peut observer en Amérique latine ou en Afrique, par exemple.
Religioscope - Lorsque vous parlez d’orientation conservatrice, vous pensez à des groupes que l’on qualifierait de fondamentalistes sur le terrain américain?
Olivier Favre - Dans une certaine mesure, oui. Toutefois, il ne s’agit pas de fondamentalistes au sens politique du terme, qui seraient impliqués en politique et voteraient à droite. Il ne s’agit pas non plus de créationnistes strictes, mais ce sont des gens ou des communautés qui ne tiennent pas à collaborer, par exemple, avec l’Eglise réformée ou qui se méfient globalement de la modernité.
Religioscope - Vous êtes attentif à la multiplication, dans le monde évangélique suisse, de communautés ethniques (environ 300 communautés peuvent être dites ethniques), s’adressant à des petits groupes d’immigrants qui y voient peut-être un moyen de préserver une cohésion culturelle. Cela retient d'autant plus l'attention que l'on observe dans d'autres pays de l'Europe un rapide développement d'Eglises d'origine africaine, Religioscope y reviendra. A-t-on déjà des données sur ces communautés ethniques en Suisse et quelles sont leurs origines?
Olivier Favre - Probablement que des communautés à base ethnique qui résident en Suisse et qui sont d’origine asiatique sont plutôt le fruit d’un travail missionnaire en Suisse, alors que celles d’origine africaine se sont constituées très spontanément. Par exemple, beaucoup de Congolais, qui ont une pratique religieuse forte dans leur pays, arrivent en Suisse et spontanément se constituent en communautés. Ces dernières sont par ailleurs assez artificielles dans le sens que les membres proviennent de racines très différente. Ces communautés connaissent parfois des schismes et on peut avoir dans certaines villes plusieurs communautés africaines, avec diverses tendances, mais qui demeurent plutôt de type pentecôtiste traditionnel.
Religioscope - Selon vous, il serait imprudent de se livrer à une équation entre évangélisme et conservatisme. Cela décrit une partie du courant évangélique, mais sans prendre en compte toute une autre composante qui n’est pas nécessairement sur une ligne politique ou sociale conservatrice. Par rapport au courant évangélique tel qu’il existe aujourd’hui en Suisse romande, pouvez-vous commenter ses orientations politiques et sociales? Confondre évangélique et conservateur est-il un cliché, ou cela correspond-il quand même à une réalité?
Olivier Favre - Il faut distinguer deux niveaux. Il existe certainement une approche morale qui s’appuie sur des fondements judéo-chrétiens, donc forcément conservatrice dans une certaine mesure. Mais d’un autre côté, au niveau de l’implication politique, il faut distinguer entre un parti de droite comme l’UDF (Union démocratique fédérale), qui est une émanation de l’évangélisme et qui défend des valeurs très conservatrices, avec des chrétiens évangéliques, assez nombreux, qui sont par exemple affiliés au Parti socialiste. Ils le font également sur des bases, selon eux, bibliques, mais s’appuyant sur d’autres textes. Je pense qu’il y a une diversité politique au sein des Eglises évangéliques même, qui fait que ces Eglises refusent, dans leur immense majorité, de prendre position politiquement. Sachant que, dans leur interprétation, la Bible ne présente pas une option politique unique, il est logique qu’au sein de la même communauté vous trouviez des personnes affiliées au Parti radical, à l’UDF ou au Parti socialiste.
Religioscope - Quel est l’impact des évangéliques sur le monde politique et publique suisse ? Il n’y a pas d’année sans que des groupes évangéliques, souvent d’orientation conservatrice, ne lancent un référendum ou une initiative.
Olivier Favre - Il y a incontestablement une prise de conscience d’une implication sociale et politique au niveau du monde évangélique qui est nouvelle, balbutiante et parfois un peu naïve. Au niveau fédéral, je ne pense pas qu’elle ait eu énormément de succès; il doit y avoir trois à cinq députés issus des milieux évangéliques. Par contre, au niveau local, il est vrai qu’ils sont parfois plus représentés. Par exemple, à Yverdon, un groupe évangélique a lancé une pétition pour que l’arteplage de l'Expo02 ne présente pas la culture du cannabis. Leur appel fut entendu.
Religioscope - Actuellement, un projet est lancé pour étudier les dynamismes de l’évangélisme dans différents pays. Pourriez-vous donner quelques précisions quant à la nature et aux ambitions de ce projet? En quoi est-il novateur par rapport aux projets qui ont déjà été menés sur l’évangélisme?
Olivier Favre - Il existe de nombreuses recherches dans le monde anglo-saxon. Par contre, pour la Suisse, peu de travaux existent, aucun survol global, si ce n’est peut-être des études historiques localisées sur certaines communautés. Le projet consiste à rassembler des données historiques générales, les recoupements qui surviennent à certaines époques, et ensuite de mener une enquête quantitative qui permettra une analyse socioculturelle du monde évangélique. Quelles sont les couches sociales représentées, où l’évangélisme s’est-il implanté, quels sont ses orientations par rapport à la société, etc.? Ces indications pourront peut-être nous donner des détails sur l’avenir d’un mouvement qui, au niveau du protestantisme, a pris beaucoup d’importance.
Entretien avec Patrick Streiff
Patrick Streiff est privat docent à la Faculté de théologie de l’Université de Lausanne. Il étudie l’histoire récente du christianisme, et plus spécialement les mouvements de renouveau dans le protestantisme. Il dirige également le Centre Méthodiste de Formation Théologique (CMFT) à Lausanne et est pasteur de l’Eglise évangélique méthodiste au sein d’une paroisse neuchâteloise.
Religioscope - Une perspective historique révèle des mutations importantes entre l’évangélisme du 19ème siècle et l’évangélisme contemporain. Quels sont les grandes transformations intervenues en un siècle dans l’évangélisme et la manière d’être évangélique?
Patrick Streiff - Au 19ème siècle, l’évangélisme s’est surtout manifesté contre le libéralisme qui existait dans les Eglises réformées. Les évangéliques se sont efforcés de regrouper les personnes mécontentes de cette tendance libérale. Par la suite, il y eut aussi une approche plus orientée vers l’écoute et l’étude de la Parole, qui ressort beaucoup plus nettement au 19ème. Aujourd’hui, avec tous les changements intervenus dans la société, l’accent est mis sur ce que l’on voit. On ne peut plus à présent imaginer réunir les gens au culte pour écouter une heure de prédication.
Religioscope - L’arrivée du pentecôtisme marque également les mutations du paysage évangélique. A quel moment est-ce qu’il arrive en Suisse, et notamment en Suisse romande?
Patrick Streiff - Le pentecôtisme arrive au début du 20ème siècle en Suisse, avant la Première Guerre mondiale. Son arrivée entraîne rapidement des scissions au sein même des Eglises évangéliques. Les Eglises évangéliques classiques rejettent le pentecôtisme naissant et s’efforcent de critiquer des pratiques ou événements qui se sont produits dans leur propres églises. Par exemple, l’aspiration à de nouvelles expériences de l’Esprit, les phénomènes de guérisons ou de prophétie. On remarque une réserve de plus en plus affirmée vis-à-vis de ces manifestations. Cela entraîne, et peut-être plus spécialement en Suisse alémanique, le fait que l’on rejette le pentecôtisme, de crainte que ce mouvement ne provienne d’en bas et non de l’Esprit de Dieu.
Religioscope - A ses débuts en Suisse, le pentecôtisme se développa-t-il dans des milieux déjà évangéliques ou convertit-il des gens extérieurs à ce milieu?
Patrick Streiff - Il y eut, pour citer un exemple, des scissions au sein d’églises méthodistes à l’arrivée du pentecôtisme. Une partie, par exemple, de ce qui est aujourd’hui l’Eglise apostolique évangélique, côté Suisse alémanique, naquit de telles scissions.
Religioscope - En milieu catholique, l’évangélisme déconcerte souvent par l’importance faible qu’il accorde à l’Eglise-institution, alors que celle-ci a une très forte importance dans le contexte catholique. Les déplacements d’une Eglise évangélique à une autre se font aisément, au gré des déménagements, par exemple. Par rapport à un auditoire catholique, comment expliqueriez-vous cet accent complètement différent mis sur l’appartenance à l’Eglise comme institution, et qu'y a-t-il donc qui unit malgré tout les évangéliques?
Patrick Streiff - Les évangélique se fondent sur une certaine tradition à l’intérieur des Eglises protestantes, où, à partir du 18èmesiècle, on commença davantage à voir l’Eglise comme quelque chose relatif à l’invisible - l’Eglise invisible. Celle-ci se crée par la communion de tous ceux qui sont véritablement croyants. Dans ce sens, pour les évangéliques, il s’agit d’une communion vécue entre les croyants. Ce corps du Christ est surtout une réalité invisible, ressentie peut-être entre frères et sœurs dans le milieu évangélique. Evidemment, il existe là un manque, car il me semble un peu simple de voir l’ecclésiologie seulement sous cet aspect d’Eglise invisible.
Religioscope - Vous avez noté dans vos recherches que, durant longtemps, les régions catholiques de la Suisse ont été peu touchées par les courants évangéliques. Alors que dans d’autres pays européens, on voit, dès la fin du 19ème, des missions évangéliques s’implanter avec plus ou moins de succès dans des zones catholiques. A quel moment en Suisse des zones catholiques ont-elles commencé à être touchées et pour quelles raisons ?
Patrick Streiff - Il m'est difficile d'avancer une explication à l’absence d’évangéliques dans les cantons catholiques. Cependant, il me semble que dès les années 1970, on commença à constater une présence d’églises évangéliques dans ces cantons. J’estime que cela pourrait avoir un lien avec les débuts du mouvement charismatique, mouvement qui a aussi bien touché les évangéliques dans les églises libres, que les Eglises réformée ou catholique. Des congrès charismatiques furent organisés, où catholiques et réformés se retrouvaient et se comprenaient souvent mieux entre eux qu’avec certains membres de leurs propres Eglises. C’est un élément qui a certainement favorisé une implantation de l’évangélisme dans les cantons catholiques.
Les entretiens avec Olivier Favre et Patrick Streiff ont eu lieu à Lausanne en octobre 2001. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. La transcription de l'enregistrement a été effectuée par Olivier Moos.