Religioscope - Si nous voulons comprendre la doctrine développée par Khomeyni, il nous faut sans doute la replacer dans le sillage des débats et élaborations théologiques qui avaient agité l’islam en Iran. Mais, tout d’abord, peut-être faut-il rappeler le rôle qu’avaient joué conjointement forces libérales et théologiens pour contraindre le souverain, en 1906, à accepter une Constitution et l’élection d’un Parlement. Au début du 20esiècle, était-ce une alliance contre-nature entre deux courants aux projets totalement différents ? ou peut-on dire que le clergé iranien représentait une force de modernisation et de transformation ?
M.-R. Djalili - Le clergé iranien, dans cette période qui correspond à ce que l’on appelle en Iran la Révolution constitutionnelle, représentait une force importante, à la fois en elle-même, et aussi parce qu’une partie non cléricale des intellectuels qui ont participé à cette révolution étaient eux-mêmes issus du clergé. Un nombre important de ces « laïcs sécularisés » avaient suivi une formation religieuse : à cette époque, il n’existait pas d’autres voies de formation. A Téhéran, l’université moderne a été mise en place plus tard, dans les années trente. Il n’existait que quelques écoles laïques, dont seules quatre étaient des écoles spécialisées. Mais il faut également savoir que, dès le développement du mouvement révolutionnaire, au sein même du clergé, deux tendances opposées apparurent : l’une, constitutionnaliste, qui a totalement adhéré à la Constitution, et l’autre, conservatrice, opposée au mouvement constitutionnel et à l’occidentalisation de l’Iran. Dans l’histoire constitutionnelle de l’Iran, ce courant est appelé la frange réactionnaire.
Dans cette Constitution – décalquée de la Constitution belge de 1830, qui, à l’époque, était une constitution monarchique très moderne dans le contexte européen – il existait quelques articles faisant référence à la religion et au droit islamique : l’Etat est défini comme un état chi’ite et le roi de Perse est considéré comme le shah du chi’isme et non pas simplement de l’Iran. Cette Constitution prévoyait déjà un groupe de cinqmojtaheds, c’est-à-dire des savants en sciences religieuses de l’islam, qui avaient comme fonction de contrôler « l’islamicité » des lois votées par le Parlement. Ce deuxième point est important pour la suite, car cet élément sera repris lors de la Révolution islamique.
Cependant, très rapidement, la frange conservatrice radicale opposée au mouvement constitutionnel, prenant le dessus après la réussite de la Révolution constitutionnelle, refusa de participer à ce jeu : l’article prévoyant la création de cet organe de contrôle de « l’islamicité » ne fut jamais appliqué.
Religioscope - L’échec de ces tentatives de démocratisation poussa des membres du clergé à émigrer, et il semble que Nadjaf, en Irak, devint ainsi dès cette époque un foyer de la contestation théologique du pouvoir. Que peut-on dire du milieu intellectuel et théologique qui, bien avant l’arrivée de Khomeyni, fermentait à Nadjaf ? Que représentait-il ? Etait-il influent en Iran, ou s’agissait-il, dans l’entre-deux guerre, de petits groupes d’intellectuels sans véritables troupes ?
M-R.D. - Le clergé qui allait fonctionner à l’extérieur de l’Iran, c’est-à-dire dans ce qui va devenir plus tard l’Irak, avait en lui-même toutes les tendances que l’on trouve en Iran. Il est certain que, à la suite de l’échec et de l’abandon de la participation au mouvement révolutionnaire, le nombre de membres du clergé présent en Irak et défendant des thèses anticonstitutionnalistes augmenta. Mais leur avis avait un écho en Iran, ils n’étaient pas coupés de la réalité du pays, grâce à leurs réseaux disséminés dans tout le territoire iranien, et au fait que certains de ces hommes du clergé étaient des vraismarja-é taqlid (« sources d’imitation »), donc recevaient les impôts ou répondaient aux questions religieuses des croyants qui s’adressaient à eux.
De plus, chose intéressante dans l’histoire du chi’isme iranien au-delà du mouvement constitutionnel, la ville sainte la plus importante du chi’isme, toutefois jusqu’à la mise en évidence de Qom, restait en dehors du territoire iranien. Cela offrait une certaine possibilité d’indépendance par rapport aux événements qui avaient lieu à l’intérieur du pays, une distance échappant à la pression de l’Etat ou des institutions étatiques pouvant s’exercer sur eux, une liberté plus grande leur permettant d’essayer d’agir politiquement. Mais leur action ne rencontra que peu d’écho auprès de la population iranienne car, à cette époque, l’Iran subissait les conséquences très négatives de la Première Guerre mondiale et l’opinion publique iranienne restait favorable à un homme fort, à un système qui mettrait de l’ordre dans ce pays en voie de désintégration, connaissant une situation économique catastrophique. Par conséquent, lorsqu’un leader comme Reza Khan, le futur Reza Shah, se présenta, il bénéficia d’un soutien populaire assez important.
Religioscope - Parmi les noms des théologiens actifs dans la première moitié du 20e siècle, on cite celui de Mohammad Hossein Naini (décédé en 1936), qui aurait théorisé un modèle de gouvernement islamique. Peut-on qualifier Naini de précurseur de Khomeyni ? Ce dernier a-t-il évoqué ou reconnu son influence ? Ou les deux personnages relèvent-ils d’univers différents?
M-R.D. - Ils ne se situent pas au sein d’univers différents. Cependant, Naini ne parle pas d’un gouvernement islamique au sens où le pouvoir passerait aux mains du clergé. Il pense à une sorte d’islamisation du pouvoir, c’est-à-dire à la prise en compte d’un certain nombre de préceptes de valeurs et de principes islamiques dans la conduite des affaires politiques du pays. L’analyse de Khomeyni part d’une autre perspective : il ne s’agit pas de la réforme de l’Etat dans un sens islamique, mais l’accaparement de l’Etat par le clergé.
Religioscope - A l’âge de 39 ans, en 1943, Khomeyni publie son premier écrit politique, 'Kashf al-Asrar' (Secrets dévoilés), qui dénonce le shah et la non-conformité du pouvoir par rapport aux normes islamiques, mais qui ne semble pas remettre en cause l’institution monarchique. Celle-ci n’était-elle donc pas encore réellement contestée dans son essence par les penseurs musulmans iraniens ?
M-R.D. - A ma connaissance non. Car la monarchie demeure tout de même le garant d’une certaine stabilité. Il convient surtout de ne pas oublier que, si Reza Shah est devenu monarque, et non pas président de la République, c’est bien entendu à cause du clergé. Ce dernier s’effrayait grandement de la République, parce que dans la perception des choses qu’ils avaient dans les années vingt, elle signifiait Mustapha Kemal et la Turquie, où l’on venait de proclamer, en 1923, une République très anticléricale. Les Iraniens étaient très au fait de ce qui se passait en Turquie, c’était le seul pays qu’ils suivaient de près, car c’était véritablement le seul Etat voisin indépendant, c’est-à-dire à ne pas se trouver sous mandat ou protectorat étranger.
De plus, dans la même période, la révolution bolchevique se déroulait en Russie, un autre pays voisin de l’Iran. Le républicanisme était identifié au communisme et le clergé iranien poussa Reza Shah, qui voulait proclamer la République, à créer une monarchie. Ce ne fut que plus tard que d’autres concepts politiques furent forgés et qu’on tenta de dépasser la monarchie. A l’époque qui nous intéresse, la tendance était donc critique, mais pas radicalement contestataire.
Religioscope - La notion du clergé comme guide moral du pays, est également présente dans ce traité (et qui ne signifie pas gouvernement par les clercs), est sans doute la reprise d’un thème classique?
M-R.D. - Un thème classique qui apparaît déjà dans la littérature politico-religieuse, au moins depuis la période révolutionnaire.
Religioscope - Dans un essai publié en 1992 dans un ouvrage collectif, Ervand Abrahamian soulignait que Khomeyni s’inscrivait, dans les années 1960, dans une perspective somme toute traditionnelle de critique du souverain sans contestation de l’institution elle-même, et qu’il ne développa réellement une nouvelle notion de l’Etat qu’à la fin des années 1960, sans qu’on puisse savoir clairement quelles étaient ses sources. Partagez-vous cette analyse ? Et pouvez-vous discerner des sources prouvées ou vraisemblables de la réflexion khomeyniste? Ou s’agissait-il simplement des conséquences tirées d’une expérience personnelle (bannissement en 1965, etc.)?
M-R.D. - Je partage pleinement le point de vue de Monsieur Abrahamian, mais je dirais que, au-delà de l’expérience personnelle de Khomyeni – qui n’est pas négligeable, car elle créa chez lui des ressentiments se développèrent – il existe deux autres éléments auxquels nous pourrions nous référer. Premièrement, Khomeyni avait constamment en tête l’idée du clerc contrôleur de « l’islamicité » des lois, conception qui apparaît déjà dans la première Constitution. Il s’agit là d’un germe qui a pu donner l’impulsion à ce qui se passa par la suite. Deuxièmement, il semble que dans le milieu irakien, des clercs, souvent d’origine persane mais vivant depuis plusieurs générations en Irak, tel que Baqer Sadr, avaient une idée plus claire du rôle de la religion dans la politique.
Au-delà, j’ajouterai que se déroulaient, dans le monde sunnite, des événements intéressants : les Frères Musulmans, en Egypte, commençaient à développer des théories politiques, Mawdoudi, dans le sous-continent, initiait des réflexions politiques : cela influença le clergé iranien et, dans une certaine mesure, celui-ci va être sensibilisé par un certain nombre d’idées défendues par Mawdoudi ou les Frères Musulmans à la suite de Hassan al-Banna. Il y a un mouvement dans le clergé iranien dans les années quarante, en quelque sorte parallèle au mouvement des Frères Musulmans, le Fedayin-e Islam, qui étaient certes à l’époque des extrémistes, mais qui leur étaient très proches. Leurs dirigeants avaient été formés au Caire. On peut observer ici une sorte de pont qui se crée entre les futurs islamistes iraniens et l’expérience égyptienne.
Religioscope - On sait d’ailleurs que Khomeyni avait lu les écrits de Hassan al-Banna, n’est-ce pas ?
M-R. D. - Oui, en effet.
Religioscope - En tout cas, on a ici l’impression d’un homme qui se tient au courant des mouvements d’idées de son époque, en tout cas dans le monde musulman. Sait-on si Khomeyni lisait également des auteurs ou philosophes occidentaux ? Connaissait-il une langue occidentale ?
M-R.D. - Je ne possède que peu d’informations à ce sujet. Peut-être était-il au courant de certains écrits occidentaux, surtout d’auteurs fascinés par l’islam, tel Gustave le Bon qu’il a probablement lu, ainsi que des ouvrages traduits en persan. A ma connaissance, il ne maîtrisait pas de langue occidentale. Cependant, Khomeyni connaissait certainement l’arabe littéraire, bien qu’on ne l’ait jamais entendu publiquement le parler. Mais c’était un Persan avant tout !
Religioscope - Quelle est l’attitude de Khomeyni à l’égard du sociologue musulman de gauche Ali Shariati (décédé en 1977)? Les deux hommes se connaissaient-ils, s’appréciaient-ils?
M-R.D. -: J’ignore la nature de leurs relations personnelles, mais sur la question intellectuelle, je pense que Khomeyni s’est beaucoup distancié de Shariati et en avait une vision assez sceptique. Il voulait bien l’utiliser politiquement, mais, sur le fond, Khomeyni était en complet désaccord. Ali Shariati était très anticlérical, ses disciples ont été écartés du pouvoir et son implication minimisée après la Révolution islamique, au cours de laquelle son discours avait joué un rôle important dans la mobilisation des jeunes.
Religioscope - Dans les années 1960, à Nadjaf, Khomeyni élabora une véritable idéologie islamique. Etait-il perçu, à ce moment là, comme un novateur, voir un hérétique, par certains milieux chi’ites?
M-R.D. - Le grand clergé iranien, comme par exemple Shariat Madari qui commençait, à l’époque, à dominer quelque peu les milieux des grand ayatollahs, demeurait très sceptique par rapport au discours de Khomeyni. Dans l’ensemble, les membres de ce grand clergé étaient traditionalistes et souvent quiétistes. Parfois, ils s’autorisaient des remarques critiques par rapport au gouvernement ou prenaient des distances, mais jamais ils n’avaient l’ambition de politiser la religion et gardaient une méfiance à l’égard de gens comme Khomeyni, qu’ils percevaient comme plus politiques que religieux.
Religioscope - En 1969, Khomeyni prononça à Nadjaf une série de treize discours qui, après révision, furent publiés l’années suivante à Beyrouth : c’est son célèbre livre 'Le Gouvernement islamique'. Au départ, ces discours étaient destinés à un auditoire de jeunes membres du clergé, aux étudiants de Khomeyni, plus qu’aux masses iraniennes, n’est-ce pas?
M.-R. D. - Absolument. Moi-même je résidais en Iran à cette époque et j’ignorais l’existence de ces brochures. Les textes politico-islamistes qui circulaient clandestinement étaient des écrits de Shariati, et nullement Le Gouvernement islamique de Khomeyni. En Iran, les gens se rendirent compte beaucoup plus tard du contenu de ce discours. Je dirais même après le référendum sur la République islamique. La population analysa le terme « république » comme simplement opposé à la monarchie, dont elle ne voulait plus, et le mot « islamique » en tant qu’un appel aux valeurs morales, ainsi qu’un frein à la corruption et au nombre de laissé-pour-compte. L’analyse se limitait à cela. Il convient de ne pas oublier que lorsque Khomeyni rentre en Iran, à l’époque de Chapour Bakhtiar, il s’exprima toujours au sujet d’un gouvernement islamique, et non d’une République islamique. Khomeyni ne parlait même pas du renversement de la monarchie de façon directe et il ne prétendait absolument pas que le clergé devait occuper la place centrale dans le gouvernement.
Religioscope - Le texte présente les bases juridico-religieuses d’un gouvernement islamique, et élucide en particulier la question du rôle et de l’autorité du clergé, ou peut-être faudrait-il plutôt dire des « juristes religieux ». Comment doit-on comprendre ce concept-clé de velayat-e faqih ? Comment le traduire correctement en français et l’expliquer?
M-R.D. - Il existe plusieurs traduction du terme, mais on peut le décomposer en deux parties : velayat signifie la tutelle, et faqih traduit l’idée de juriste-théologien. Il s’agit donc de la tutelle qu’exercerait sur la communauté un personnage issu du clergé. C’est une gymnastique extraordinaire pour arriver à cette conclusion, parce que, historiquement, le chi’isme est soit resté distant du pouvoir, considérant que celui-ci, après la disparition du douzième imam, est un pouvoir illégitime, un mal nécessaire, soit s’est associé au pouvoir, par exemple à l’époque safavide au début du 16ème siècle, pour créer le premier empire chi’ite de l’histoire « moderne ». Puis, le clergé chi’ite s’est transformé progressivement en contre-pouvoir.
Donc, on peut distinguer trois étapes différentes. Dans un premier temps, le clergé observe une distance envers un pouvoir jugé nécessairement illégitime. Puis il s’y associe pour créer un état chi’ite face à l’état sunnite ottoman. Et enfin, à l’époque Qadjar, le clergé s’érige en contre-pouvoir, tandis que la monarchie s’efforce d’entretenir des liens avec lui, en favorisant des mariages entre des enfants d’ayatollahs et des enfants de familles princières.
Khomeyni propose que la réalité du pouvoir, ou sa gestion réelle, revienne au meilleur des juristes-théologiens, personne la plus compétente pour mener une politique proche de ce que l’Imam chi’ite lui-même aurait pu faire. D’où l’usurpation du titre d’imam, dans l’acception chi’ite du terme, par Khomeyni qui n’est qu’un ayatollah. D’ailleurs lorsque ses pairs non membres de l’institution politique s’adressaient à Khomeyni, ils ne lui attribuaient pas le titre d’imam.
Religioscope - En parlant de tutelle de juristes-théologiens, il faut donc l’entendre non pas comme un juriste qui assume le gouvernement, mais plutôt qui contrôle sa gestion avec un droit de veto.
M-R.D. - Effectivement. Ce qui est très intéressant et mérite d’être mis en évidence, c’est que lorsque Khomeyni prend le pouvoir, en février 1979, il nomme un gouvernement provisoire dirigé par Monsieur Bazargan, islamiste modéré et « libéral », qui est simultanément chargé d’élaborer une constitution. Au sein de celle-ci, calquée sur la Constitution de la Cinquième République française, il y a une institution comme le Conseil d’Etat, le Conseil des ulémas, dont le rôle est de contrôler « l’islamicité » des décisions. On reconnaît ici la Constitution de 1906.
Cette constitution, au mois de juin, est acceptée par Khomeyni. A cet instant, Monsieur Bazargan commet, à mon avis, sa plus grave erreur politique, car il propose une constitution écrite avec des amis juristes, professeurs à l’Université de Téhéran. Mais cela n’est pas la bonne méthode, car il convient, dans un cas semblable, de réunir une Assemblée Constituante. Khomeyni comprend que des menaces résident dans la création d’une Assemblée, car elle échappe au contrôle du clergé et de lui-même. A ce moment, il remet en évidence son concept de velayat-e faqih, lequel n’existe pas dans la Constitution, et réunit une assemblée d’experts, c’est-à-dire ne représentant pas la souveraineté populaire, et cette assemblée d’environ 70 personnes élabore une constitution dans laquelle l’élément central est le velayat-e faqih.
Malgré son discours dans les années 1960 et malgré la publication de son livre, Khomeyni n’était pas tout à fait favorable à cette idée. C’est peut-être à la suite d’un certain nombre d’incidents politiques que, dans son entourage, l’influence du clergé plus réactionnaire se fit plus insistante.
Religioscope - Si l'on reprend le texte du 'Gouvernement islamique', ce dernier commence par une vive critique des juifs, accusés de fomenter de tout temps des plans d’anéantissement de l’islam. Khomeyni s’inspire-t-il d’une littérature iranienne antijudaïque antérieure, ou est-ce avant tout un résultat d’un traumatisme de la Guerre des Six Jours de 1967?
M-R.D. - Incontestablement les deux. Khomeyni reste dans la ligne de référence de l’antijudaïsme qui existe depuis le début de l’islam, il ne connaît d’ailleurs que cela de par son éducation. Il est également sensibilisé au problème arabo- israélien, et davantage que les autres Iraniens, car il vivait à l'époque dans un pays arabe, l'Irak. Ces deux éléments se conjuguent.
Religioscope - Le texte du 'Gouvernement islamique' critique l’adoption de systèmes législatifs étrangers. La question d’une société régulée par les lois islamiques semble être un sujet récurrent dans tous les domaines de l’islamisme contemporain, mais cela se rapportait-il à certains développements spécifiques de l’Iran de l’époque?
M-R.D. - Khomeyni est issu de cette tendance qui, au début de la Révolution constitutionnelle, a compris que la Constitution allait fortement diminuer le pouvoir clérical, puisque qu’elle octroyait au Parlement le droit d’émettre des lois. Fondamentalement, la révolution khomeyniste est plus une révolution contre ce mouvement constitutionnel fondé essentiellement sur l’idée de souveraineté nationale ou populaire ; l’assemblée devient donc l’élément essentiel de la fabrication de la loi. A partir de ce moment, Khomeyni estime qu’il est nécessaire de retourner au sources de la loi islamique. C’est donc à l’encontre de ce mouvement qu’il s’inscrit ; et dans ce dessein, il donne dans ses textes beaucoup de références à tous les ayatollahs. Un d’entre eux, l’ayatollah Nuri, symbole de l’anticonstitutionnalisme et soutenant la tendance monarchique Qadjar, fut même jugé au moment de la Constitution par ses pairs et condamné à mort. Nuri incarne le modèle de Khomeyni.
Religioscope - La lecture du 'Gouvernement islamique' donne aussi le sentiment d’un discours très influencé par le contexte et l’héritage des guerres anticoloniales: l’influence étrangère est dénoncée, l’islam est présenté comme une sorte d’instrument par excellence de la lutte anticoloniale. Il prend à certains moments des accents tiers-mondistes, qu’on n’attend peut-être pas dans la bouche d’un dignitaire religieux: «Priez tant que vous le voulez, c’est votre pétrole qu’ils convoitent! Ils n’ont rien à faire de vos prières! Ils veulent nos mines, ils veulent transformer notre pays en un marché où ils écouleront leurs produits. C’est pour cela que nos gouvernements qui sont à leur service empêchent notre industrialisation ou qu’ils ne créent que des industries dépendantes ou de montage.» Je suppose que ce discours pouvait trouver dans l’Iran de l’époque un écho qui allait au-delà des milieux musulmans pieux…
M-R.D. - En effet. Khomeyni reprend premièrement le discours anti-occidental des marxistes, des tiers-mondistes ou encore des socialistes iraniens. Deuxièmement, il assume tout l’héritage du nationalisme militant pour le retour de la souveraineté sur les ressources – les thèmes cultivés par Mossadegh, sans toutefois être favorable à ce personnage. Ces idées sont reprises car elles ont souvent fait l’unanimité dans la population iranienne. Troisièmement, je crois qu’il y a chez Khomeyni une tendance à rendre responsables les autres pays, c’est-à-dire d’abord l’Angleterre, puis les Etats-Unis et parfois aussi la Russie, accusés d’être à l’origine du déclin du monde musulman et de l’Iran en particulier. Il y a un discours anti-impérialiste qui se teinte de tiers-mondisme, discours à la mode dans les années soixante.
Religioscope - Ce qui paraît nouveau, c’est que Khomeyni n’envisage pas seulement les avantages de l’établissement d’un gouvernement islamique pour l’Iran: il considère aussi que cela aura des avantages pour toute l’umma musulmane, et qu’il est du devoir des musulmans de «sauver les peuples opprimés et déshérités», de «combattre les oppresseurs». Inévitablement, on songe à une théologie de la libération musulmane. L’analogie vous semble-t-elle légitime?
M-R.D. - Absolument. Je dirais même que ce discours intègre d’évidents éléments de lutte de classes. Dans l’évocation de l’opposition entre les « déshérités » et les « possédants », il y a un accent qui va au-delà du tiers-mondisme, qui est une récupération d’une idéologie de lutte de classe. Khomeyni applique cela à tous les opprimés du monde.
Religioscope - En lisant certains passages du 'Gouvernement islamique', mais aussi d’autre textes de l’Iran khomeyniste, le lecteur a le sentiment d’une tonalité millénariste, ce qui conduit à une question inévitable dans le contexte du chi’isme duodécimain: pouvons-nous qualifier l’Imam Khomeyni de théologien et dirigeant millénariste?
M-R.D. - Sous un certain angle, oui. Parce que, fondamentalement, la conception du monde de Khomeyni est une vision bricolée, un patchwork idéologique fait d’éléments pris un peu partout et ainsi rassemblés. D’abord pour la raison que cela se prête bien à un discours populiste, et ensuite, parce que Khomeyni joue sur deux registres différents: le registre populaire, au travers des militants, et le registre religieux, profitant de l’aura qui entoure la notion d’Imam. Pendant la période révolutionnaire, l’élément religieux fut beaucoup utilisé. On trouvait des centaines de personnes qui avaient vu le portrait de Khomeyni sur la lune ou encore d’autres qui avaient vu un cheveu de l’ayatollah en ouvrant le Coran. Il y a ce double jeu, à la fois du militant très pragmatique et du référent symbolique, dont les abus finirent par éveiller plus tard les inquiétudes de Khomeyni lui-même.
Religioscope - Après avoir défini la spécificité d’un système politique musulman comme celui du gouvernement de la loi divine, Khomeyni développe les conditions auxquelles doit répondre le chef du gouvernement, à commencer par la connaissance de la loi et la probité. Il explique que, durant l’occultation du Douzième Imam, une personne digne de cette tâche et possédant ces qualités jouira, dans l’exercice de sa fonction, de la même autorité (velayat) que celle du Prophète et des Imams (ce qui est évidemment différent de la position spirituelle). Il dit également que «le gouvernement islamique étant le gouvernement de la loi, ce sont les légistes, c’est-à-dire les faqih, qui doivent en assumer la charge. Ce sont eux qui doivent veiller sur toutes les affaires en rapport avec l’application des lois, l’administration et la planification du pays.» Pouvons–nous dire que la République islamique a été littéralement la mise en application du système défini dans le livre de Khomeyni, ou a-t-elle été contrainte – immédiatement ou par la suite – à des aménagements?
M-R.D. - Je crois qu’elle a été immédiatement contrainte à des aménagements. Le discours de Khomeyni annonce un gouvernement islamique, mais quand il a fallu mettre en place un régime, on a alors parlé d’une République islamique. En fait, il fallait choisir entre deux modèles : la monarchie ou la république. Une dimension républicaine apparaît alors, malgré une contradiction dans les termes, car « islamique » renvoie à la souveraineté divine et « république » – du moins dans l’acception des sciences politiques – renvoie à la souveraineté populaire. On s’efforce de construire une constitution qui est artificielle : la mise en parallèle de deux notions mutuellement exclusives. On y trouve simultanément d’évidents et très présents éléments théocratiques et des éléments qui renvoient à des considérations démocratiques. Je dirais qu’il n’était pas possible de faire autrement, car la nature du régime devait être républicaine. En Iran, il existait une tradition constitutionnelle, à travers presque un siècle et demi de revendications constitutionnelles. Un Parlement représentatif était donc nécessaire.
Ce qui est, à mon avis, intéressant à relever, ce n’est pas simplement que la Constitution était une construction artificielle, c’est qu’elle a connu des évolutions. Juste quelques mois avant sa mort, Khomeyni nomma une commission pour réviser la Constitution et, dans cette révision, on constate qu’il augmenta le pouvoir du velayat, donc renforça l’aspect théocratique du régime. Un des spécialistes de la Constitution iranienne, Saïd Arjomand, a dit une phrase très célèbre : « si l’objectif de la Constitution de 1906 était de réduire le pouvoir royal, l’objectif de la Constitution de la République islamique, sensiblement après sa révision de 1988-1989, est d’augmenter le pouvoir du Guide de la Révolution ».
Aujourd’hui, lorsque Monsieur Khatami parle de Constitution, il pense à cette dernière constitution. Un nouveau concept fait son apparition : velayat-e faqih motlaghé. Cela signifie la tutelleabsolue du juriste-théologien. A partir de là, le Guide est à même de faire tout ce qu’il veut.
Religioscope - La préface de l’édition «officielle» en français du Gouvernement islamique précise que ce texte fut envoyé dès le début des années 1970 «dans certains pays européens, aux USA, au Pakistan et en Afghanistan, afin de servir aux musulmans révolutionnaires de ces pays». Est-ce une déclaration rhétorique, ou y a-t-il une influence réelle de cet écrit hors de l’Iran? Sait-on s’il y eut avant la Révolution islamique des groupes qui commencèrent à étudier ce texte ou à l’utiliser comme référence?
M-R.D. - Je ne pense pas que ce texte eut la moindre influence avant la Révolution islamique, et j’ajouterai que, à mon avis, si la censure du Shah l’avait laissé distribuer en Iran, probablement que la Révolution islamique n’aurait pas eu lieu. Khomeyni a hésité à le faire connaître et c’est une fois le pouvoir installé et le pays sous contrôle que l’on commence à en parler. Personne ne sait alors ce qu’est la République islamique et le référendum est organisé dans une sorte de flou absolu. Le texte de Khomeyni n’est connu que de certains proches, au sein de milieux cléricaux très fermés. A cette époque, j’étais moi-même professeur à l’Université de Téhéran et je n’ai jamais vu ce texte, ni même entendu un étudiant en parler.
Religioscope - La Révolution islamique cause un choc, non seulement dans le monde musulman, mais aussi dans le monde entier. Même les Occidentaux commencent à s’intéresser aux écrits de Khomeyni. A côté d’un volume d’extraits de différents écrits publiés par un éditeur français, un autre éditeur de même nationalité publie une traduction du 'Gouvernement islamique', présenté comme « le manifeste de l’Ayatollah ». Ces publications en Occident doivent, bien sûr, être considérées avant tout comme des expressions de curiosité, et beaucoup de lecteurs francophones ont sans doute été assez perplexes face à ces textes, livrés sans commentaires, sur un univers spirituel avec lequel ils n’étaient guère familiers.
En revanche, pour des islamistes, le succès même de la Révolution islamique en Iran, cette amorce de réalité d’un rêve, pouvait susciter bien des espoirs et enthousiasmes. A-t-on vu à ce moment apparaître des lecteurs passionnés du 'Gouvernement islamique' – dans le monde chi’ite tout d’abord – je pense en particulier aux chi’ites libanais ?
M-R.D. - Si la Révolution islamique a eu un écho très important à travers le monde musulman, ce n’est certainement pas par référence au texte du Gouvernement islamique. La plupart des gens, majoritairement sunnites, ne peuvent pas être sensibles à ce genre de discours. Néanmoins, bien que l’on ne puisse pas mesurer son impact réel au Liban et en Irak, ce texte a eu un écho surtout parmi le clergé. Au-delà de tous les discours, ce type de gouvernement favorise le clergé, puisqu’il y a une monopolisation possible du pouvoir par ce dernier.
Plus tard, les Iraniens commenceront à découvrir les tenants et aboutissants de ce texte dans la pratique, et finiront par se rendre compte que la tutelle est une sorte d’insulte au peuple, car cela revient à le considérer comme immature. On ne met de tutelle, même dans l’islam, que sur des personnes non majeures. A partir de ce moment là, ce mot velayat sera ressenti comme un gifle pour un peuple qui méritait plus que d’être mis sous tutelle, alors que c’est le seul peuple du Moyen-Orient qui ait fait deux révolutions au 20ème siècle. Toute cette expérience politique pour finalement retomber à l’enfance, cela n’était pas très valorisant.
Religioscope - Khomeyni explique dans son livre que, fondamentalement, la pratique religieuse de l’islam est synonyme «d’action politique et sociale». Il faut utiliser tous les rassemblements, notamment le pèlerinage à la Mecque, pour «développer le mouvement idéologique et politique de l’islam». Khomeyni propose un projet d’expansion du mouvement idéologique de l’islam. Plusieurs de vos travaux mettent cependant en lumière comment l’idéal politique d’une utopie islamique s’est heurté aux contraintes de la Realpolitik et des intérêts nationaux, avec la tension permanente qui en découle. Pourriez-vous nous expliquer comment cela s’est déroulé?
M-R.D. - Khomeyni a une vision de l’islam qui est, à mon sens, un appauvrissement extraordinaire de la religion et un facteur qui va contribuer à la diminution de la pratique religieuse en Iran. Beaucoup de sociologues, anthropologues ou même de simples visiteurs, observent combien cette politisation du religieux est rejetée par beaucoup de gens dans la population. On fait de la religion un objet de prise de pouvoir et de rapport de force, alors qu’elle est perçue comme quelque chose qui renvoie à des valeurs suprêmes et faisant partie de l’intimité de l’individu.
La République islamique se fait dans un Etat, avec des frontières, des voisins, existant sur la scène internationale. Dès les premiers événements qui suivent l’instauration de la République islamique, l’Etat est contraint d’avoir une logique, et celle-ci va amener une situation de crise permanente à l’intérieur de la République. C’est-à-dire que nous sommes en présence d’un gouvernement provisoire qui doit s’efforcer de gérer un pays, et vous avez à Qom un ayatollah qui regroupe le Conseil révolutionnaire autour de lui et qui chapeaute tout cela. Bazargan l’exprime clairement dans ses écrits : « Mon gouvernement était comme un couteau sans lame », car à chaque action répondant à une logique gouvernementale, il y avait des ordres émanants de ce Conseil interdisant telle ou telle chose. Un problème réside déjà dans la conduite des affaires normales de l’Etat, et ce problème ne fera qu’empirer au moment de la guerre Iran-Irak. Ce conflit est la preuve même que, malgré le discours qui parle d’un « internationalisme islamique », la logique étatique va prévaloir dans la mesure où il s’agit d’une dispute sur la délimitation d’une frontière.
Aujourd’hui on retrouve ce problème, cette contradiction sur laquelle, bien sûr, les leaders islamiques font l’impasse. La logique d’Etat voudrait que, dans le conflit actuel en Afghanistan, l’Iran défende une politique proche des Américains, puisqu’ils possèdent les mêmes objectifs, à savoir favoriser l’apparition d’un ordre gouvernemental en Afghanistan plus modéré, mais l’autre logique empêche toute normalisation entre Téhéran et Washington.
Religioscope - On publie toujours 'Le Gouvernement islamique' en Iran, mais le lit-on autant? Est-ce un objet d’étude très répandu, ses thèses continuent-elles à marquer fondamentalement le débat politique iranien?
M-R.D. - Je crois qu’il y a deux sortes de lectures dans ce genre de pays. D’abord, précisons qu’il n’est pas un succès en librairie à l’heure actuelle. Cependant, dans l’enseignement, à l’école primaire, secondaire et même à l’Université, on oblige les étudiants à prendre un certain nombre de crédits pour des cours, sanctionnés d’un examen, appelés « cours idéologiques », qui sont en grande partie des discours de Khomeyni.
Religioscope - Cela signifie donc que, malgré son statut officiel en Iran, vous hésiteriez à faire du 'Gouvernement islamique', par rapport au panorama aujourd’hui de l’islamisme, l’un des textes essentiels et dont l’impact ne se limite pas strictement à la sphère chi’ite?
M-R.D. - Ce texte, qui se limite strictement au chi’isme, a une fonction utilitaire pour le régime. Il est un moyen d’accaparement et de monopolisation du pouvoir. Au-delà de cette dimension, ce n’est pas un texte mobilisateur. Il s’agit plutôt d’une rhétorique gouvernementale qui a perdu son caractère révolutionnaire ou même contestataire, devenant le discours officiel du gouvernement. Cependant, la population iranienne paie très cher les conséquences de ce texte, dont est tiré un système constitutionnel qui empêche la réalisation des volontés démocratiques et qui est un obstacle à tout changement. Depuis quatre ans, il y a eu autant d’occasions d’élections, et chaque fois les Iraniens ont voté pour le changement, même les organes officiels de la République islamique le reconnaissent. Mais les Iraniens n'ont jamais eu le changement désiré. Le problème de Monsieur Khatami est la Constitution. Contrairement à ce qu’il dit, il fait une lecture de la Constitution qui fait l’impasse sur les dimensions théocratiques autoritaires et même dictatoriales que peut avoir la fonction du Guide de la Révolution.
L'entretien avec le professeur Djalili s'est déroulé à Genève le 2 novembre 2001. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. La transcription de l'enregistrement a été effectuée par Olivier Moos.
Ouvrages cités dans l'entretien:
Ervand Abrahamian, "Khomeini: A Fundamentalist?", in Lawrence Kaplan (dir.),Fundamentalism in Comparative Perspective, Amherst, University of Massachusetts Press, 1992, pp. 109-125.
Khomeyni, Le Gouvernement islamique, Téhéran, Institut pour l'Edition et la Publication des Œuvres de l'Imam Khomyeni, 1996, XII+172 p.
Khomeyni, Pour un Gouvernement islamique, Paris, Fayolle, 1979, 140 p..
Principes politiques, philosophiques, sociaux et religieux de l'Ayatollah Khomeiny, Paris, Editions Libres-Hallier, 1979, 164 p.