L'observateur qui fréquentait certaines assemblées évangéliques francophones dans les années 1980 ne pouvait manquer d'être frappé par l'omniprésence d'un livre de chants, J'aime l'Éternel, publié pour la première fois en 1974. Ce recueil était produit par une organisation nommée Jeunesse en Mission (JEM), en anglais Youth With a Mission (YWAM). Quel est donc ce mouvement? Un livre de Yannick Fer, que nous nous proposons depuis assez longtemps déjà de présenter sur ce site, nous propose une introduction. Cette recherche sur YWAM a commencé en l'an 2000, en marge d'une enquête de Yannick Fer sur le pentecôtisme en Polynésie française, dont Religioscope avait publié en 2007 un compte rendu.
JEM est l'un des plus grands réseaux missionnaires évangéliques dans le monde. L'organisation envoie "sur le terrain" des jeunes après quelques mois de formation, pour des périodes courtes, mais pouvant être prolongées. La tendance est charismatique, mais JEM est indépendante des confessions et dénominations religieuses: ceux qui participent à ses activités peuvent donc appartenir à différentes Eglises (généralement évangéliques). Comme d'autres organisations évangéliques, JEM met l'accent sur les "peuples non atteints", ceux qui doivent encore être évangélisés.
Le fondateur de YWAM, Loren Cunningham, est issu des Assemblées de Dieu, dont il était en 1960 responsable des activités de jeunesse à Los Angeles. Son idée fut d'élargir l'activité missionnaire au delà d'un cercle de "professionnels" et de donner aux jeunes le goût de la mission. Les premiers pas furent lents, mais Loren Cunningham jugea encourageants les résultats d'une action missionnaire estivale en 1964.
Les Assemblées de Dieu refusant de s'engager à pérenniser le projet, Cunningham décida de suivre son propre chemin et de lancer une organisation indépendante des confessions. Mais Fer note que cela recouvrait aussi des orientations différentes: relativisation des frontières confessionnelles (même avec des catholiques charismatiques, dans certains cas), refus de diriger les convertis vers une Eglise précise, puisque la seule chose qui importe vraiment est que ces âmes soient "sauvées", quel que soit le groupe choisi ensuite.
Fer relève que l'attrait exercé par YWAM était aussi lié aux changements sociaux de cette période (même si YWAM n'a pas été partie prenante d'autres expressions chrétiennes de ces aspirations, telles que le Jesus Movement).
Un aspect de JEM que nous fait découvrir le livre de Fer est l'insistance sur la formation. Au delà des brèves formations d'une ou deux semaines en période estivale qu'offrait JEM à ses débuts, des programmes et institutions offrant une formation plus approfondie ont été mis en place. Fer souligne que cette formation contribue aussi à donner aux participants un socle de valeurs et pratiques communes. Il ne s'agit pas seulement de formation générale, mais aussi de préparation à des programmes spécialisés: l'évangélisation peut passer par des canaux divers, par exemple des activités sportives. Cette formation est d'autant plus nécessaire qu'un nombre croissant de jeunes (même parmi ceux qui veulent s'engager au sein de JEM) n'ont "peu ou pas de culture biblique" (p. 38).
JEM ne rémunère pas ses missionnaires, ne leur offre pas des perspectives de carrière et ne veut pas que la mission se transforme en tourisme. Les jeunes qui s'engagent doivent donc trouver leur propre réseau de soutien. Le succès dans le recherche de moyens financiers "valide symboliquement la vocation" (p. 39).
À l'instar d'autres organisations évangéliques, YWAM envisage l'évangélisation en termes stratégiques. Fer observe que, pour analyser cette approche, il faut comprendre la notion de "combat spirituel". Cela permet de saisir des métaphores militaires, mais aussi la volonté de JEM d'encourager une présence de chrétiens dans les milieux les plus variés, pas seulement ceux qui ont une identité chrétienne — par exemple les arts, les divertissements et le sport. La perspective de JEM refuse l'opposition du religieux au séculier et entend investir plutôt des "sphères d'influence" pour les réorienter.
"[...] radicalement opposée à toute logique de sécularisation qui cantonnerait le religieux entre les murs d'église ou dans la sphère privée, YWAM n'entend abandonner aucun espace de la vie sociale à l'emprise de Satan." (p. 49)
De même, les "marches pour Jésus", dès les années 1970, expriment la volonté de militants évangéliques charismatiques d'être présents dans l'espace publique urbain, toujours dans l'idée d'un combat spirituel. Des responsables de JEM jouent un rôle important dans ces initiatives. Président émérite de YWAM, John Dawson est ainsi l'auteur d'un livre intitulé Conquérir nos villes pour Dieu (trad. française 1991).
Fer décrit JEM comme suivant un mode de fonctionnement par réseaux plus qu'une structure pyramidale, ce qui est favorable à des ministères thématiques et à des initiatives individuelles autour d'une vision commune. JEM peut donc apparaître sous une multitude d'étiquettes, reflétant autant d'initiatives particulières; son influence apparaît également dans des actions où l'organisation n'est pas présente en tant que telle. Fer discerne d'intéressants parallèles avec les modes d'engagement militants contemporains, qui bousculent les repères des organisations traditionnelles, dans tous les domaines. Cela correspond bien à la religion individuelle de convertis liés à des réseaux transnationaux et transrégionaux, qui caractérise le milieu évangélique selon le sociologue Jean-Paul Willaime.
JEM, nous apprend Fer, a aussi été l'un des pionniers du counseling évangélique: même si le converti est "né de nouveau", il peut avoir besoin d'un soutien psychologique, qui n'invalide pas l'expérience de conversion, car le salut est présenté comme événement et processus. L'impact de JEM a contribué à l'acceptation du counseling, aujourd'hui répandu dans le milieu évangélique, pour différents types de problèmes, pouvant aller de la drogue et de l'alcool aux problèmes de jeu ou de sexe (y compris l'homosexualité, dont il faut se libérer).
Plusieurs chapitres du livre proposent des études de cas sur des modes d'action de JEM dans différents pays: en Nouvelle-Zélande, en Polynésie, en France et en Chine. La part de l'Asie dans l'organisation comme dans le dynamisme missionnaire évangélique international en général n'a sans doute pas fini de croître: parmi les 1300 étudiants de plus de 50 nationalités du principal campus universitaire de YWAM à Hawaï, on dénombre aujourd'hui un quart de Coréens.
Le cas de la France, où JEM obtint en 1983 le statut d'organisation de jeunesse au sein de la Fédération protestante de France, est intéressant: YWAM tenta d'y implanter, au début des années 1990, une "Église non dénominationnelle" dans le XIe arrondissement de Paris — plus exactement de reprendre, pour la dynamiser, une paroisse réformée existante. Le chapitre retrace les premiers efforts d'évangélisation de JEM en France dans les années 1970, à partir de la Suisse, où existait depuis 1969 un centre de formation permanent non loin de Lausanne. . Mais la reprise d'une paroisse, si elle permit à celle-ci de se développer, conduisit en revanche à l'étiolement de JEM.
En France, observe Fer, un "mouvement évangélique qui n'est pas une Église a bien du mal à trouver sa place", mais, si l'investissement dans une communauté paroissiale rassurait en faisant entrer l'action de JEM dans des cadres acceptables, "les frontières ecclésiales sont trop étroites pour développer une stratégie d'influence efficace et autoriser le déploiement de nouveaux 'ministères' en phase avec les évolutions rapides des sociétés contemporaines" (p. 138).
JEM reconnaît la difficulté rencontrée à impulser un mouvement de "réveil" en Europe, et particulièrement en France. Son action y a cependant produit certains résultats (même si le mouvement ne mord guère sur les Églises de migrants, qui ont connu en France un essor considérable). Fer suggère que l'essor de la mouvance évangélique pourrait ouvrir à des organisations comme JEM de nouvelles perspectives.
En ce qui concerne les États-Unis, Fer livre quelques réflexions sur l'adéquation entre JEM et les jeunes générations de pentecôtistes qui ont été intéressées, dès les années 1960, de trouver les voies d'une vie chrétienne hors institution, notamment à travers des réseaux missionnaires de jeunesse. Le "christianisme made in YWAM" relativisait les différences doctrinales, faisant émerger "une identité chrétienne générique proche de celle mise en avant aujourd'hui par un grand nombre d'évangéliques" (p. 170). Fer compare cependant cette identité chrétienne à un entonnoir: large au départ, elle conduit à l'insertion dans des Églises. JEM lui paraît aussi adaptée — à l'instar du pentecôtisme en général — aux "mobilités contemporaines, sociales et géographiques": chacun va de l'avant, construisant une "identité en marche" (p. 173).
L'auteur touche juste en identifiant cette caractéristique partagée par JEM et par une mouvance pentecôtiste qui valorise la succession d'engagements de court terme et l'aptitude au changement: c'est un trait des courants les plus dynamiques de l'évangélisme contemporain. Surtout, dans un monde francophone où le fonctionnement des groupes évangéliques "interdénominationnels" a souvent suscité perplexité ou incompréhension, ce livre permet, à travers un aperçu sur l'un des plus importants d'entre eux, de comprendre ce mode de présence chrétienne évangélique dans le paysage religieux.
Yannick Fer, L’offensive évangélique: voyage au cœur des réseaux militants de Jeunesse en Mission, Genève, Labor et Fides, 2010, 184 p.