Comme l'avait noté Religioscope dans sa rétrospective des développements religieux en 2008, l'heure de vérité semble approcher pour la Communion anglicane. Malgré sa souplesse, qui lui a permis de traverser des crises en maintenant tant bien que mal sous un même toit des hommes et groupes aux vues opposées, elle va se trouver face un dilemme qu'il lui sera difficile de résoudre après la création de l'Anglican Church of North America.
L'assemblée de fondation de l'Anglican Church of North America (ACNA) s'est tenue à Dallas et Fort Worth (Texas) du 22 au 25 juin 2009. Ce n'est certes pas le premier schisme conservateur auquel l'Eglise épiscopalienne doit faire face. Mais celui-ci fédère plusieurs groupes opposés aux orientations actuelles de l'Eglise épiscopalienne (à commencer par l'ordination d'homosexuels actifs et la bénédiction d'unions homosexuelles, déclencheur de la crise actuelle). En outre, il comprend des évêques qui étaient, il y a peu encore, des évêques de l'Eglise épiscopalienne: l'archevêque de l'ACNA est Robert Duncan, qui était l'évêque épiscopalien de Pittsburgh. Une majorité des membres de quatre diocèses (Fort Worth, Pittsburgh, Quincy et San Joaquin) ont franchi le pas en décidant de rompre leur affiliation avec l'Eglise épiscopalienne, à côté des paroisses qui se sont engagées individuellement dans une telle démarche aux Etats-Unis et au Canada.
Enfin et surtout, l'ACNA a le soutien de plusieurs groupes appartenant à la Communion anglicane à travers le monde: neuf provinces anglicanes avaient envoyé des délégations officielles et les provinces du Nigeria et de l'Ouganda (numériquement les plus importantes du monde) ont d'ailleurs déjà officiellement reconnu l'ACNA. La Global Anglican Future Conference, nouvelle internationale des courants anglicans conservateurs, avait d'ailleurs annoncé dès le mois d'avril reconnaître l'ACNA alors en formation comme pleinement anglicane et avait appelé les provinces anglicanes à entrer en pleine communion avec elle. Si une bonne partie des quelque 77 millions d'anglicans ne se trouvent finalement plus en communion avec l'Eglise épiscopalienne (membre de la même Communion anglicane) et reconnaissent une autre Eglise qui entend se substituer à elle comme authentique représentante de l'anglicanisme en Amérique du Nord, il semble de plus en plus difficile de maintenir la Communion anglicane telle qu'elle existe actuellement.
Bien entendu, l'ACNA ne se considère nullement comme schismatique, mais déclare maintenir l'héritage anglican et se situer dans le courant central (mainstream) de l'anglicanisme, et pas sur les marges de celui-ci.
Le nombre de fidèles de l'ACNA reste incertain pour le moment, même si le chiffre de 100.000 fidèles et de 700 paroisses est toujours avancé par ses responsables et semble assez proche de la réalité. Les sensibilités qui se retrouvent au sein de l'ACNA ne s'inscrivent pas toutes dans la même ligne: l'on y retrouve tant des anglo-catholiques que des charismatiques, et l'on ne doit pas négliger l'impact de l'évangélisme sur certains secteurs de l'épiscopalisme des dernières décennies.
Outre les délégations de provinces anglicanes, une présence a été particulièrement remarquée: celle du métropolite Jonas, nouveau primat de l'Eglise orthodoxe d'Amérique (l'une des grandes juridictions orthodoxes américaines, autonome depuis 1970 à la suite d'une décision de l'Eglise russe). Le métropolite, tout en indiquant les points de divergence entre chrétiens orthodoxes et certains groupes fondateurs de l'ACNA, a émis le souhait qu'une solide dialogue puisse reprendre. L'Eglise orthodoxe d'Amérique a mis un terme à ses relations œcuméniques avec l'Eglise épiscopalienne et se propose d'établir désormais de telles relations avec l'ACNA, donnant à celle-ci une légitimité supplémentaire.
A Pittsburgh même, tout le diocèse n'a pas suivi Robert Duncan, et il en va de même dans les trois autres diocèses épiscopaliens dissidents: une minorité (plus ou moins importante selon les diocèses) entend rester fidèle à l'Eglise épiscopalienne et veut se battre pour conserver les propriétés immobilières du diocèse. En sens inverse, à travers les Etats-Unis et en Colombie britannique, de nombreux litiges opposent des paroisses conservatrices refusant de rester liées à l'Eglise épiscopalienne et leur diocèse d'origine au sujet de la propriété de lieux de culte et d'autres bâtiments. Ce sont des questions compliquées, en raison de la structure épiscopale caractéristique de la tradition anglicane. Les enjeux ne sont pas négligeables, car l'Eglise épiscopalienne est riche et rassemble souvent des fidèles issus de milieux aisés- La dynamique créée par l'ACNA pourrait encourager d'autres paroisses à faire le pas et multiplier ces litiges. Remarquons que la Constitution adoptée par l'ACNA prévoit que chaque paroisse sera en principe propriétaire de ses biens, ce qui devrait éviter bien des problèmes aujourd'hui liés aux divisions intervenant dans l'Eglise épiscopalienne.
Il importe cependant de souligner aussi que l'ACNA est un groupe composite. La nouvelle structure comprend 28 diocèses ou diocèses en formation: les quatre anciens diocèses épiscopaliens de Fort Worth, Pittsburgh, Quincy et San Joaquin, déjà mentionnés; l'Anglican Mission in the Americas (AMIA), née en l'an 2000 sous la supervision de l'Eglise anglicane du Rwanda; la Convocation of Anglicans in North America (CANA), district missionnaire de l'Eglise anglicane du Nigeria; l'Anglican Network in Canada, sous la juridiction de l'Eglise anglicane du Cône Sud (Amérique du Sud); l'Anglican Coalition in Canada; la Reformed Episcopal Church, le groupe le plus ancien, puisqu'il existe depuis 1873; l'American Anglican Council; Forward in Faith North America. Il faut y ajouter différentes autres initiatives missionnaires d'origine sud-américaine, kenyane ou ougandaise.
Si tous ces groupes sont d'accord sur des questions comme le refus des bénédictions d'homosexuels ou les consécrations épiscopales d'homosexuels actifs, il ne manque pas de sujets sur lesquels les participants à la fondation de l'ACNA sont divisés: certains des groupes et évêques ordonnent des femmes prêtres (mais pas évêques), d'autre pas, pour ne mentionner qu'un sujet sensible. Sur 368 membres du clergé présents à la fondation de l'ACNA, 36 étaient des femmes, même si l'ordination des femmes n'est pas pratiquée dans la majorité des diocèses constituant le nouveau groupe. Pour l'instant, afin d'éviter de créer d'emblée de nouvelles divisions, les communautés fondatrices de l'ACNA ont accepté de ne pas envisager dans un avenir proche l'accession de femmes à l'épiscopat.
La question de l'ordination des femmes a d'ailleurs dissuadé certains petits groupes anglo-catholiques de rejoindre l'ACNA: c'est l'une des raisons invoquées par William Millsaps, évêque-président de l'Episcopal Missionary Church, dans une lettre adressée à l'archevêque Duncan pour lui expliquer pourquoi il n'assisterait pas à la réunion fondatrice de l'ACNA. C'est la raison principale avancée par Mark Haverland, primat de l'Anglican Catholic Church, qui juge dans sa lettre à Duncan "inconséquent" d'accepter l'ordination des femmes à la prêtrise tout en contestant ensuite d'autres développements: "Nous soupçonnons que tout groupe anglican qui permet l'ordination des femmes, ou manque sur d'autres points de retourner à la tradition centrale du christianisme, quittera bientôt ce que nous pourrions qualifier de néo-anglicanisme — déjà éloigné de l'anglicanisme classique dans son ministère et son culte — et se fondra finalement dans le courant général du protestantisme évangélique."
Une autre question est aussi de savoir dans quelle mesure l'ACNA deviendra une véritable Eglise, et pas simplement une fédération. Certes, les évêques d'Ouganda ont immédiatement fait savoir que les structures sous leur juridiction en Amérique du Nord étaient transférées avec effet immédiat à l'ACNA. Mais cette règle n'est pas suivie par tous les groupes. Pour l'instant, tout en étant membres de l'ACNA, plusieurs indiquent vouloir conserver leurs propres structures et relations particulières avec les Eglises anglicanes non américaines qui leur avaient offert un asile religieux.
Ainsi, le président de l'AMIA a expliqué que les évêques continueraient d'être élus et consacrés dans l'Eglise anglicane du Rwanda, et que les évêques et le clergé de l'AMIA opéreraient sous la permission et discipline de l'Eglise du Rwanda. Et de préciser: "Clairement, l'Anglican Mission conserve son identité et son caractère distinct tout en faisant pleinement partie de l'ACNA." Quant à l'évêque de l'Anglican Network in Canada, il a reçu de l'archevêque Venables, qui dirige la Province anglicane du Cône Sud, l'assurance "qu'il peut y avoir une sorte de de relation double (dual relationship)" durant quelque temps. L'évêque Harvey ajoute: "Nous sommes réticents à couper nos liens avec le Cône Sud jusqu'à ce que nous sachions qu'une proportion suffisante du monde anglican reconnaît [l'ACNA] en tant que province" (Anglican Journal, 27 juin 2009)
Notons au passage que la crise de la Communion anglicane a contribué à inscrire beaucoup plus fortement les Eglises anglicanes du Sud en tant qu'acteurs de courants globaux, comme l'a noté Miranda Hassett dans son passionnant ouvrage Anglican Communion in Crisis: How Episcopal Dissidents and Their African Allies Are Reshaping Anglicanism (2007). Renversant les rôles habituels, des provinces anglicanes africaines ont ouvert des missions en Amérique du Nord à la demande de fidèles de ces pays. En même temps, cela a entraîné un brouillage des structures territoriales de la Communion anglicane: l'ACNA représente aussi une tentative de refonder celles-ci. Reste à voir si elle y parviendra. La dynamique des interactions avec les Eglises anglicanes du Sud va en revanche se poursuivre.
Des controverses antérieures avaient déjà provoqué plusieurs dissidences de l'Eglise épiscopalienne au cours des dernières décennies (sans parler du cas plus ancien de la Reformed Episcopal Church). Ces dissidences — désignées collectivement sous le nom de Continuing Church — avaient cependant connu de constants problèmes de fragmentation. L'initiative de l'archevêque Duncan est perçue favorablement dans des milieux anglicans conservateurs parce qu'il semble parvenir à réunir dans une même structure plusieurs groupes. Les mois et années à venir montreront si cette unité émergente sera durable et si l'ACNA parviendra à convaincre beaucoup d'autres épiscopaliens de suivre le même chemin.