Comme un mantra séculier, le mot n'a cessé de revenir dans le discours politique français ces derniers mois, avec ce qu'il est convenu d'appeler “l'affaire du foulard” et le rapport de la commission présidée par Bernard Stasi, avec son rapport sur la laïcité de décembre 2003. La laïcité est dans la bouche de tous les hommes politiques, c'est en son nom également que s'est exprimée - indépendamment des orientations partisanes - l'opposition à la mention de Dieu ou même du christianisme dans le préambule de la future Constitution européenne. Non sans susciter souvent la perplexité d'observateurs étrangers, qui ont du mal à comprendre ces passions françaises. Quant aux Français eux-mêmes, ils sont loin d'avoir aujourd'hui conscience de ce que représente et implique cet héritage laïque énergiquement revendiqué.
Il existe pourtant depuis quelques mois un livre qui leur permettrait de le découvrir. Intitulé Notre laïcité publique (Berg International), cet ouvrage n'a pas fait grand bruit, mais a trouvé des lecteurs attentifs - et admiratifs devant le tour de force que représente ce dossier de 400 pages, bourré d'informations et révélant la maîtrise d'une documentation considérable. Il est vrai que son auteur, Emile Poulat, directeur d'études à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), a derrière lui plusieurs dizaines d'années de travail, un labeur qu'il poursuit alors que d'autres ont depuis longtemps pris leur retraite.
Les milieux intellectuels français - ou ceux qui passent pour tels dans le paysage médiatique - ne lisent guère Emile Poulat. Ils ont tort. Il est vrai qu'une réflexion qui refuse la simplicité des slogans pour analyser la complexité d'une société et de son histoire ne peut guère espérer être à la mode. Pourtant, Notre laïcité publique est un apport capital pour comprendre le phénomène de la laïcité dans le contexte français et les turbulences qu'il peut encore provoquer. Cela requiert un parcours historique auquel nous convie Emile Poulat. Celui-ci joint à l'intérêt pour le passé une observation attentive du présent et de signes révélateurs, ce qui nous vaut des chapitres comme celui qui conclut le livre, autour des obsèques de François Mitterrand et de ce qu'elles nous apprennent sur les contradictions - léguées par son histoire - dont la France fait l'expérience dès qu'il s'agit de religion.
Emile Poulat a accepté de répondre aux questions de Religioscope et de partager quelques observations, sur son livre et au delà de celui-ci.
Religioscope - Dès l'introduction, vous remarquez que la laïcité est un terme que l'on investit de significations multiples et qui a pourtant un statut officiel. Quand la Constitution de 1946, puis celle de 1958 déclarent que la France est une république laïque, que faut-il comprendre par ce terme?
Emile Poulat - La première chose est qu'il n'est pas question de laïcité. On emploie l'adjectif, mais pas le substantif. Dans le vocabulaire juridique ou constitutionnel français, le mot laïcité n'apparaît jamais. Donc, nous traduisons un adjectif par un substantif, c'est-à-dire que nous passons aussitôt dans l'abstrait.
Vous allez me dire, "Oui, mais l'adjectif?" C'est bien la question. La Constitution affirme que la France est une république laïque, mais la Constitution ne se commente pas elle-même. Par conséquent, nous sommes renvoyés soit au commentaire extérieur, soit aux explications qui ont précédé le vote des parlementaires. Là-dessus, nous tombons sur un paradoxe assez original. En 1946, il y avait trois partis formant la majorité: des communistes, des socialistes et des démocrates-chrétiens. Ils ont été d'accord de déclarer que la France était une république laïque. De toute évidence, chacun des partis avait son idée de la laïcité et ils l'ont expliquée. Pour les socialistes, c'était la séparation des Eglises et de l'Etat. Les démocrates-chétiens, au nom desquels Maurice Schumann (1911-1998) a parlé, se référaient pour leur part à une déclaration des cardinaux et archevêques de France. Elle disait que le mot laïcité avait deux sens qui étaient inacceptables et deux sens qui ne l'étaient pas. Par conséquent, les démocrates-chrétiens suivaient les cardinaux et archevêques en retenant les deux sens acceptables. Mais, vous le savez, les déclarations d'intention n'ont aucune incidence sur le texte, une fois voté.
Vous voyez déjà à quel point nous sommes dans le brouillard ou dans le flou. Par conséquent, c'est un consensus qui repose sur des dissensus, un accord sur fond de désaccords.
Religioscope - En ce qui concerne le terme de laïcité lui-même, que peut-on dire de son histoire? A quel moment apparaît-il et se diffuse-t-il en France? Laïcité publique est le titre de votre livre, ce terme de laïcité est aujourd'hui largement accepté mais il n'a pas toujours existé dans le vocabulaire français.
Emile Poulat - Le terme est largement accepté aujourd'hui. C'est pour cela que je l'ai repris mais le précisant, c'est-à-dire en lui ajoutant un adjectif. Cela permet de bien distinguer la laïcité institutionnelle, la laïcité qui nous gouverne, par opposition à l'idée que chacun peut s'en faire, qui est du domaine privé. J'ai bien dit qu'il ne s'agissait pas d'idéologie, mais beaucoup plus de droit, même si le droit n'échappe par à l'idéologie.
Laïcité est effectivement un mot récent. Il faut d'abord préciser que nous n'avons aucune histoire du mot. Ensuite, tout linguiste vous expliquera que c'est un mot dont l'histoire diverge dès l'origine. Si vous dites laïcité de l'Etat, laïcité de l'école, laïcité de l'administration, des institutions, laïcité des programmes scolaires, c'est un caractère que vous attribuez à ces différents domaines. Mais si vous dites la laïcité, sans complément, il s'agit de toute autre chose. Par conséquent, l'histoire du mot prendrait tout de suite deux directions assez différentes. Nous savons que le mot a été créé dans les années 1870. En 1911, Ferdinand Buisson (1841-1932), le grand maître de l'instruction publique, considérait que c'était encore un néologisme. Tout ce que l'on appelle les "lois laïques", concernant la séparation de l'Eglise et de l'Etat, les congrégations, l'école, l'enseignement, ignorent le mot laïcité. C'est donc une commodité de langage que nous nous accordons et qui, comme toute commodité, a ses avanta
ges et ses pièges.
Religioscope - Beaucoup d'Etats s'affirment non-confessionnels. Quelle caractéristique supplémentaire aurait donc un Etat laïque?
Emile Poulat - Etat laïque, l'expression a déjà trois sens. Avant 1789, la monarchie française de droit divin était laïque en ce sens que le roi ne gouvernait pas l'Eglise et que l'Eglise ne gouvernait pas le royaume. En 1789, la France des droits de l'homme et du citoyen n'est pas laïque puisqu'elle les proclame "en présence et sous les auspices de l'Etre suprême". Elle est pourtant laïque au sens de l'article 10, qui refuse toute discrimination fondée sur une conviction religieuse ou irreligieuse. Peut être dit laïque tout Etat qui reconnaît, respecte et assure l'absolue liberté de conscience de tout homme et de toute femme sur son territoire.
A l'opposé, qu'est-ce qu'un Etat confessionnel? C'est un Etat où une religion a une position privilégiée, voire exclusive. C'était le cas de la France d'Ancien Régime, qui était était un Etat confessionnel, catholique. Mais tous les pays environnants étaient des pays confessionnels. En Angleterre, c'était la Church of England. Dans les pays nordiques, c'était la Confession d'Augsbourg et à Genève le calvinisme. En Espagne, en Italie, au Portugal, c'était aussi la religion catholique. A l'Est, c'était l'Eglise orthodoxe. Dans l'empire ottoman, c'était la religion musulmane. On avait donc des Etats confessionnels, et même uniconfessionnels. Depuis 1802, la France n'est plus, dans ce sens, un pays confessionnel puisqu'en vertu des lois dites concordataires, c'est un pays où quatre religions, quatre confessions sont également reconnues par la puissance publique.
La France s'est reconnue république laïque très tardivement. La IIIe République a fait œuvre laïcisatrice, mais n'aurait jamais imaginé se dire laïque. Elle a laïcisé ses institutions, à commencer par l'école, et elle a privatisé le service public des cultes, puisqu'on ne laïcise pas les cultes, mettant ainsi fin au régime concordataire par la séparation de l'Eglise et de l'Etat. C'est là que, pour moi, la laïcité publique est quelque chose d'important. Il est évident que, pour en arriver à ces lois laïques, nos parlementaires et hommes politiques ont beaucoup parlé. Je n'ai pas étudié tous leurs discours, mais j'ai scruté leurs lois. Je constate un écart considérable entre ce qu'ils disent qu'ils vont faire, ce qu'ils disent qu'ils ont voulu faire et ce qu'ils ont fait en réalité. Ce ne sont pas leurs discours qui nous gouvernent, ce sont leurs lois. Les lois sont très éloignées de la rhétorique électorale ou parlementaire qui fait vibrer les cœurs.
Religioscope - Nous arrivons ainsi au point crucial de la Séparation - et bientôt sera célébré, en 2005, le centenaire de la loi sur la séparation des Eglises et de l'Etat. Celle-ci, comme vous le décrivez bien dans votre livre, avait été précédée pendant vingt-cinq années par toute une série de lois qui visaient à restreindre l'impact de la religion catholique dans la vie publique française. La Séparation en fut l'aboutissement. Quelle était la nature réelle du projet laïque de ceux qui mettaient en œuvre ces mesures? Projet antireligieux, comme le
percevait l'Eglise catholique, ou avant tout volonté de limiter l'emprise catholique?
Emile Poulat - C'était d'abord très mélangé. Il y avait des radicaux qui se déclaraient anticléricaux, anti-religieux, anti-chrétien, et qui entendaient bien, par ces lois, mettre fin à l'influence de l'Eglise et conduire au dépérissement de la religion. Il y en avait d'autres, beaucoup plus modérés, qui se bornaient à vouloir réduire, limiter l'influence de l'Eglise catholique sur la vie publique, tout en assurant la liberté de conscience pour tous et en garantissant la liberté de culte de tous, comme le dira l'article 1er de la loi de 1905.
En fait, il faut prendre l'ensemble des lois laïques, à commencer par le régime scolaire. Les lois scolaires n'ont pas touché à la liberté d'enseignement, qui légitimait les écoles confessionnelles privées. En revanche, elles ont exclu de l'enseignement primaire public le personnel congréganiste qui y enseignait et l'instruction religieuse qui figurait au programme obligatoire, tout en prévoyant un jour légal pour permettre aux parents qui le désirent de la faire donner aux enfants hors de l'école.
Avec la séparation des Eglises et de l'Etat, nous sommes dans une toute autre situation, car elle concerne la vie interne des Eglises. On ne va pas mettre fin à l'influence des autorités religieuses sur la vie de leurs Eglises. Par ailleurs, on constate que le mot séparation qui figure dans les discours, ne figure pas dans le texte de loi. Il figure dans le titre, sans aucune valeur légale. On s'aperçoit que, dans la réalité, il s'agit de tout autre chose. Autrement dit, la loi de 1905 que personne n'a lu, ou très peu, est largement mythique aujourd'hui. Je peux même dire que je ne connais aucun professeur de droit qui soit capable de la commenter exhaustivement à ses étudiants. Il y a des mots que nous ne comprenons plus, des articles qui nous laissent pantois. Autrement dit, il faudrait aujourd'hui une sorte d'édition critique de la loi de 1905 avec des commentaires, des gloses, un peu à la manière des exégètes dans leurs commentaires de l'Evangile.
Religioscope - Vous venez de mettre le doigt sur un point important dans ces projets laïques: la question de l'école. Jusqu'à aujourd'hui, la question scolaire est toujours au centre de plusieurs de ces querelles autour de la laïcité.
Emile Poulat - Il faut considérer ici plusieurs domaines. Par exemple, il y avait la présence de crucifix dans les tribunaux, les hôpitaux, les écoles. On a demandé qu'on les enlève des lieux publics. Cela a été fait suite à une loi de laïcisation. Il y avait la présence non seulement de crucifix, mais de religieuses dites hospitalières dans les établissements de l'Assistance publique. Certains ont trouvé cette présence indésirable. Mais c'est là qu'apparaît aussi la complexité de la situation française. Dans la capitale, l'Assistance publique a donc laïcisé son personnel. En province, les hôpitaux relevaient des communes. Mêmes des municipalités ouvrières ont gardé des religieuses hospitalières jusqu'après la 2e guerre mondiale.
Religioscope - C'est un élément qui ressort très bien de votre livre: les acteurs de la loi de séparation étaient conscients, dès le début, des différentes possibilités d'interprétation. Mais, on voit très vite des aménagements: par exemple, dès 1921, les relations diplomatiques avec le Saint-Siège sont rétablies. Pour ajouter à la complexité, le retour de l'Alsace et de la Lorraine
à la France, après la Grande Guerre, s'opère dans le statu quo religieux, tandis que des régimes particuliers perdurent outre-mer. Cela débouche sur une multiplicité de statuts. Ainsi, la loi de séparation n'est, jusqu'à aujourd'hui, pas une réalité sur l'ensemble du territoire français. Comment ceux qui avaient été les maîtres d'œuvre de la Séparation, spectateurs de ces développements, considérèrent-ils ces variations? Comment, au fil des générations, le gouvernement français va-t-il gérer cette diversité? S'agit-il en définitive d'un édifice trop délicat pour qu'on se risque à y toucher et dont on finit donc par s'accommoder?
Emile Poulat - C'est encore beaucoup plus compliqué que ce que vous dites. En fait, dès 1914, les républicains, même anticléricaux, comme René Viviani (1863-1925), se sont aperçus de l'erreur qu'ils avaient faite en rompant les relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Par conséquent, un homme comme Viviani, qui était un des grands partisans de la Séparation, fut l'un des premiers à demander le rétablissement de relations officieuses entre la France et le Saint-Siège pendant la guerre, pour accéder aux informations dont disposait le Saint-Siège. On a donc nommé un agent officieux.
Vous évoquez le problème de la réintégration de l'Alsace et de la Lorraine en 1921. Certains voulaient qu'elles viennent sous le régime commun. En attendant, il y avait un problème à résoudre: la présence de deux évêques allemands. La France devait-elle s'accommoder de deux évêques allemands au nom de la séparation? Ou pouvait-elle obtenir leur démission? Les deux évêques allemands ont démissionné. Il a fallu les remplacer. En régime concordataire, c'est le chef de l'Etat qui nommait les deux évêques. Comment l'Etat pouvait-il nommer les évêques en ayant coupé les relations diplomatiques avec le Saint-Siège? Il a donc fallu trouver une solution. En l'absence même de relations diplomatiques, on a trouvé la solution suivante. Le Saint-Siège a agréé la nomination par le gouvernement de deux évêques pour Metz et Strasbourg.
Nous sommes donc devant des problèmes très concrets qui ne sont pas simplement de préférence pour tel ou tel régime. Par exemple, le Maroc, devenu protectorat français, continuait de dépendre d'un évêque espagnol. La France a obtenu qu'il y aurait désormais un vicaire apostolique français ne dépendant que de Rome. Il y a eu d'autres problèmes, je n'entrerai pas dans le détail, comme par exemple la Faculté de théologie catholique de Strasbourg.
Autrement dit, la France s'est trouvée d'abord frustrée d'avoir rompu ses relations diplomatiques avec le Saint-Siège. Ensuite, après la guerre, elle était face à un ensemble de problèmes concrets qu'on ne pouvait pas résoudre sans le Saint-Siège. Le réalisme l'a emporté.
Religioscope - De façon plus générale, on a l'impression que l'application des principes de laïcité a créé des strates successives dans un cadre légal et administratif. Largement, la situation actuelle a été façonnée par des décisions ad hoc, des directives administratives, souvent en dehors des grands débats publics.
Emile Poulat - Oui mais, en fait, c'est parce qu'il n'y a pas de séparation, contrairement au discours répétitif que nous entendons. Je le redis, le mot "séparation" ne figure pas dans la loi de 1905. En réalité, il s'agit essentiellement de la suppression du budget des cultes. On aurait pu appeler cette loi: loi sur la suppression du budget des cultes, c'est-à-dire une économie faite par le gouvernement. En fait, si l'on supprimait le budget des cultes, c'est parce qu'on supprimait, en même temps, autre chose: le service public des cultes. Les cultes étaient un service public, avec une administration, la direction des cultes, qui disposait d'un budget. En supprimant le budget, on supprime le service public des cultes. Ce service devient privé, à la charge des Eglises et de leurs fidèles, tandis que l'exercice des cultes reste public, dans le cadre des libertés publiques. Et cela n'a jamais cessé en France.
La loi sur la séparation n'a pas modifié cet exercice public. Elle a même entraîné quelque chose d'assez extraordinaire: la République garantit ce libre exercice public des cultes, ce qu'elle ne fait pour aucune autre réunion publique. Par ailleurs - c'est là aussi qu'il y a paradoxe et que je dis qu'il n'y a pas séparation - , la République a tenu à rester propriétaire des églises qu'elle possédait depuis 1789, depuis la Révolution française, et qui n'ont jamais été rendues à l'Eglise, mais simplement mises à leur disposition. Nous nous trouvons donc devant une espèce de séparation où, si vous me passez l'expression, on garde la communauté de lit. C'est une curieuse séparation! L'ensemble des problèmes va venir de cette mitoyenneté, si l'on peut dire cela ainsi. Le fait qu'il y ait un propriétaire et un affectataire qui sont bien obligés d'avoir de bons rapports pour vivre ensemble et gérer le patrimoine commun.
Religioscope - A ce propos, vous citez le cas extrêmement complexe de la propriété des lieux de culte.
Emile Poulat - Massivement, les lieux de culte catholiques appartiennent aux communes et les cathédrales à l'Etat, à la suite d'histoires de répartition très compliquées. En France, le patrimoine cultuel est massivement du domaine public. Dans ces conditions, notre séparation est assez relative. Nous avons un service privé du culte et un exercice public dans des édifices publics du culte.
Religioscope - Quant à l'usage de cet exercice, cela laisse à l'autorité administrative (et, quand il y a contestation, aux tribunaux) une marge d'appréciation. Vous faites allusion aux cas d'associations cultuelles séparées de l'autorité des évêques en 1905. Par la suite, il y a eu des cas de traditionalistes occupants des églises, avec tous les problèmes que cela suppose du point de de vue de la propriété.
Emile Poulat - Vous touchez là une autre question. Parmi les députés les plus radicaux de la majorité, certains voulaient démocratiser l'Eglise. Des hommes comme Aristide Briand (1862-1932) et Jean Jaurès (1859-1914), le socialiste, estiment que la meilleure manière de démocratiser l'Eglise n'est pas de lui imposer un système extrinsèque, mais de la faire participer au débat culturel moderne. Une fois entrée dans la culture moderne, elle se démocratisera d'elle-même.
La loi de 1905 dit que l'Etat ne subventionne pas les cultes. Mais qu'est-ce qu'une subvention, puisque la jouissance gratuite des églises du domaine public constitue pour l'Eglise une économie qui n'est pas consi
dérée comme une subvention?
La réaction de l'Eglise catholique devant la séparation n'a pas été dictée seulement par des raisons matérielles, mais tout autant sinon plus par des raisons institutionnelles. La loi de 1905 prévoyait des associations cultuelles pour subvenir aux frais du culte. Or l'Eglise catholique n'est pas fondée sur un principe associatif (présumé démocratique), mais sur un système hiérarchique (réputé autoritaire). Ces associations n'allaient-elles pas déposséder les évêques de leur autorité et s'arroger, au nom du droit français, un rôle que le droit ecclésiastique leur refuse?
Jaurès était socialiste: il ne pensait pas que l'individualisme était, au XXe siècle, une force révolutionnaire, ni que la démocratie soit le triomphe de l'individualisme, ni que le progrès dans la société passe par l'anarchie dans l'Eglise. Il sera donc à la pointe de ceux qui voteront la célèbre incise ajoutée à l'article 4 de la loi de 1905: pour entrer en possession ou en jouissance des lieux de culte, les ministres du culte devront se conformer "aux règles d'organisation générale du culte dont ils se proposent d'assurer l'exercice". Pour les radicaux, c'était renforcer l'autorité dans l'Eglise au lieu de la miner. Pour les évêques, c'était une formule vague qui évitait de mentionner explicitement les droits de la hiérarchie catholique. Le débat durera vingt ans: Pie XI y mettra fin en 1924, en autorisant les évêques français à fonder des associations cultuelles diocésaines dont les statuts, agréés par le gouvernement, garantissent la plénitude de leur autorité.
C'est sans doute la question de fond, le grand enjeu qui a le plus agité et profondément divisé la droite autant que la gauche et les cléricaux autant que les anticléricaux. Parmi les seconds, les opposants à cette incise se demandaient comment on pouvait faire pareil cadeau à l'Eglise, tandis que les premiers refusaient toute confiance à ce cadeau fait par des adversaires qui ne se cachaient pas. Par la suite, la jurisprudence du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation est toujours allée dans le sens de l'autorité épiscopale.
Cette orientation avait d'ailleurs sa cohérence, car, parmi les adversaires de cette incise, aucun n'a demandé à modifier la loi de 1901, dont le titre III exige que toute congrégation doit être autorisée sous peine d'être dissoute.
Pour être autorisées, elles devaient faire figurer dans leur dossier deux pièces: la reconnaissance de l'autorité de l'évêque du lieu où elles avaient leur siège et une lettre de l'évêque acceptant de prendre sous son autorité la congrégation. C'est assez étonnant qu'en régime de séparation, une législation spéciale concernant les congrégations religieuses se réfère à l'autorité de l'évêque comme garantie aux yeux de la République! Mais, après tout, les patrons les plus durs sont aussi ceux qui préfèrent pour négocier des syndicats représentatifs aux coordinations spontanées.
Je n'invente aucun de ces éléments. Quand on me parle de séparation, de laïcité, je montre la réalité. C'est à partir de cette réalité qu'on peut faire un commentaire sur ce qu'est notre laïcité.
Religioscope - C'est là tout l'héritage d'un pays à référence religieuse monolithique. On peut imaginer que la situation aurait été quelque peu différente s'il n'y avait pas eu la révocation de l'Edit de Nantes qui avait précisément instauré ce monolithisme. Tout ce débat est largement un débat à deux pôles: l'Etat et l'Eglise catholique romaine, les autres acteurs religieux étant une sorte de chœur qui joue un rôle marginal.
Emile Poulat - Pour clarifier, j'ajouterai que ce que nous appelons notre laïcité à la française n'est finalement qu'un héritage de la catholicité à la française. C'est pour cela que, lorsqu'on me demande ma définition de la laïcité ou du régime laïque français, je réponds que je ne les définis ni par séparation, ni par neutralité, mais de manière structurale, par opposition à notre catholicité telle qu'on la connaissait sous l'Ancien Régime. La laïcité française est la sortie de cette catholicité. L'histoire de la laïcité - ou plutôt de l'institution de notre régime laïque - c'est inséparablement l'histoire d'un conflit et de la résolution de ce conflit. C'est pour cela que, tout au long de ces lois laïques, vous aviez deux courants: ceux qui entendaient faire, à partir de ces lois de séparation, une loi de liquidation et ceux qui voulaient en faire une loi de pacification. C'est finalement les pacificateurs qui l'ont emporté sur les liquidateurs.
Vous avez raison de souligner que c'est l'Etat et l'Eglise qui sont face à face. J'essaie de comprendre pourquoi la figure de la laïcité a remplacé la figure de la catholicité. C'est pour une raison très simple. La catholicité était un régime d'exclusion. Si vous n'étiez pas catholique, vous étiez privé de nombreux droits. Il y avait déjà les juifs et les protestants. S'y sont ajoutés tous les esprits affranchis sous l'imfluence des Lumières, qui ont tout fait basculer. Ce sera l'article 10 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen: "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses", c'est-à-dire, en 1789, même si ces opinions ne sont pas catholiques, et donc, plus tard, même si elles sont catholiques. Le principe et le paradoxe du régime laïque, c'est qu'il inclut tout le monde, même ses adversaires, même les catholiques qui excluaient les non-catholiques. Les pacificateurs se montrèrent fidèles à cet esprit. Le combat d'idées continue, mais en se refusant les armes de l'exclusive, laquelle n'est qu'une confessionalisme retourné.
Une dernière chose me paraît importante pour caractériser cette laïcité. Historiquement, elle correspond à un processus d'émancipation de la conscience. Nous voyons donc surgir un troisième acteur entre l'Eglise et l'Etat: ce sont ces consciences qui réclament qu'on leur reconnaisse leur entière et absolue liberté. Le cœur, le foyer de notre laïcité, ce n'est pas l'Etat, mais la conscience. C'est pour cela que notre laïcité est inséparable de la liberté de conscience.
Personnellement, je pense que, si l'Eglise catholique a longtemps condamné cette liberté de conscience, elle peut parfaitement l'accepter sans se déjuger, en disant: "Je reconnais non pas la liberté de conscience, que je condamne, parce que cela veut dire l'émancipation de la révélation chrétienne. Mais je reconnais la liberté de votre et de toute
conscience." Pie XI distinguait "la liberté des consciences" et "la liberté de conscience." Si l'on se réfère aux philosophes du XVIIIe siècle, la liberté de conscience renvoie, pour eux, au libre examen, tandis que pour l'Eglise catholique, la liberté de conscience renvoie toujours au libre arbitre. Voyez déjà le malentendu! Cette liberté de conscience, l'Eglise catholique peut s'en accommoder, pas seulement à la limite, mais c'est une révolution culturelle.
Par contre, cette révolution des esprits crée un redoutable fardeau pour l'Etat, affranchi, séparé de l'Eglise. Désormais, l'Etat, comme je le dis souvent, a la charge de gérer soixante millions de consciences en liberté et bien décidé à en user. Vous voyez donc que c'est un problème de gouvernance. Auparavant, l'Etat pouvait s'appuyer sur l'Eglise pour gouverner les consciences avec les prédicateurs, les confesseurs et les directeurs de conscience. Maintenant, c'est fini. L'Etat n'a plus de recours et se trouve face à face avec ces soixante millions de consciences. Certaines de ces consciences se sont appuyées sur lui pour conquérir leur émancipation contre l'Eglise. Désormais, il arrive qu'on les voie s'appuyer sur l'Eglise contre l'Etat. Il y a là un jeu triangulaire assez subtil. Mais ce qu'il y a d'important, c'est l'émergence de ces consciences et leur jeu "perso". Cela fait que le jeu des vieilles querelles entre l'Eglise et l'Etat devient quelque chose de dépassé.
Religioscope - Ceci conduit à une situation dans laquelle, aujourd'hui, la majorité des catholiques français sont à la fois laïques et catholiques sans que cela crée pour eux un conflit de conscience.
Emile Poulat - Oui, je dirais même que, pour ces catholiques, l'Eglise est parfois aussi loin que l'Etat, même s'ils ont des rapports avec leur curé. Comme on dit, les catholiques français sont souvent loin de Rome. Même quand ils se disaient ultramontains, ils ignoraient Rome et n'étaient donc guère romains.
Religioscope - Du côté de la hiérarchie catholique, outre les évolutions internes de l'Eglise romaine symbolisée par le tournant de Vatican II, cette "légitime et saine laïcité de l'Etat" qu'évoquait Pie XII en 1958 présente aussi quelques avantages. L'Etat n'a pas de droit à contrôler l'Eglise. Elle se sent plus à l'aise, comme institution transnationale, en dehors de ce contrôle étatique.
Emile Poulat - Oui, sauf qu'il y a tellement de liens qui ont été conservés que le problème est de gérer ces liens auxquels tout le monde tient.
Religioscope - Il n'y a pas seulement évolution de la perception du côté catholique, elle est aussi présente du côté laïque pour toute une série de raisons. On voit aujourd'hui dans des milieux de l'enseignement qui ont été, un certain moment, un mouvement en pointe du combat pour la laïcité, une attention accrue prêtée au facteur religieux. Il y a donc là aussi une perception qui évolue dans une société dont les références, les points d'ancrages, les querelles changent.
Emile Poulat - Nous sommes ici face un phénomène différent, ce qu'on appelle la sécularisation. Celle-ci concerne la société. Il ne faut donc pas mélanger les problèmes qui concernent la société et les mettre sur le dos de la laïcité. Ainsi, il faut étudier la sécularisation de la société pour elle-même et non pas comme un phénomène culturel, d'une manière beaucoup plus large que les problèmes d'institutions publiques. Nous nous trouvons là devant, ce que j'appelle souvent le choc des deux cultures: la culture catholique religieuse et une culture laïque qui est, en somme, libre exaministe et critique.
De même, il ne faut pas opposer sécularisation et laïcité. Nous devons respecter la forme des mots. Dès lors, on peut opposer sécularisation et laïcisation. On peut séculariser une culture et on laïcise les institutions.
Notre société est agitée de courants contradictoires qui ne se recoupent pas avec les positions personnelles sur le plan religieux. Je vais prendre un exemple. En vertu de la liberté de conscience, la loi de 1905 a maintenu l'aumônerie dans ce que l'on appelle les institutions fermées ou ce que le sociologue américain Erving Goffman (1922-1982) appelait des asiles. Comment respecter la liberté de conscience dans ces institutions, alors que l'individu est enfermé et n'a aucun moyen d'exercer son culte? On prévoit donc des aumôniers et éventuellement des chapelles dans les prisons, les hôpitaux, les internats scolaires, etc.
La loi de 1905 mentionne la présence de ces aumôneries dans les diverses institutions fermées, sauf l'armée. Le Ministre de l'époque a expliqué qu'il allait de soi que l'armée était comme le reste. Or, quelques années après 1905, on a supprimé l'aumônerie de la marine. L'histoire de l'aumônerie militaire française est une longue histoire, liée à celle des guerres. Après la 2e guerre mondiale, elle a pris une forme nouvelle, puisque, par accord entre la République et le Saint-Siège, on en est arrivé à créer un diocèse aux armées. A sa tête se trouve un aumônier militaire catholique, qui est évêque catholique aux armées. Nous sommes là dans une situation singulière. En effet, les deux évêques de Strasbourg et de Metz sont nommés en tant qu'évêques par le Président de la République tandis que l'évêque aux armées est le seul à être nommé deux fois. Il l'est une première fois par le Saint-Siège comme évêque et une seconde fois comme aumônier militaire par le Ministre des Armées.
En outre, j'ai découvert que ce diocèse militaire a son ombre portée à laquelle personne ne pense: les anciens combattants. Or ces anciens combattants sont des civils comme tout le monde, qui vivent dans la vie civile, mais en se regroupant, ils se retrouvent au soleil de l'évêque aux armées. Par exemple, j'ai assisté récemment à la remise du dixième prix André Maginot qui est offert à des jeunes. La Ligue André Maginot est la plus ancienne organisation française d'anciens combattants. Cette remise s'est terminé par une messe aux Invalides et par l'Arc de Triomphe, pour ranimer la flamme. A cette messe aux Invalides, célébrée par l'évêque aux armées, il y avait là un officier général représentant Madame la Ministre des Armées, tandis que, pour ranimer la flamme, c'est un officier supérieur qui la représentait.
La laïcité publique possède un code non écrit d'une extrême subtilité qu'il faut, premièrement, maîtriser et, deuxièmement, décoder.
Religioscope - Parmi les acteurs de la laïcité, il en est un que l'on voit surgir à quelques reprises, très actif au moment des débats qui préludèrent à la loi de séparation: des obédiences maçonniques, comme par exemple le Grand Orient de France. Sur ce sujet qui continue de susciter parfois des réactions très sensibles en milieu catholique, que peut-on dire sérieusement, en dehors de toute théorie du complot, sur le rôle spécifique d'organisations comme la franc-maçonnerie ou, disons plutôt, de certaines obédiences maçonniques? Continuent-elles de jouer un rôle?
Emile Poulat - Tout d'abord, la franc-maçonnerie française est divisée en plusieurs obédiences. Les courants sont très divisés même au sein du Grand Orient. Par exemple, on connaît l'action politique d'un certain nombre de grands maîtres qui peuvent être très anticléricaux. En revanche, il faudrait aussi s'intéresser à ce qui se passe dans les loges. Je suis persuadé qu'au moins la moitié des loges ne s'intéresse pas à ces combats politiques. Il faut, là aussi, éviter de globaliser. Il est tout de même étonnant de penser que le Grand Orient de France avait élu pour Grand Maître en 1988 un catholique notoire, Christian Pozzo Di Borgo. On voit également que, parmi les grands maîtres, il existe plusieurs tendances.
Ceci dit, il est vrai que la franc-maçonnerie a été profondément anticléricale sous le Second Empire et la IIIe République. Aujourd'hui, si des rapports se sont établis, si les querelles se sont apaisées, la réconciliation n'est pas faite, loin de là. Mais nous sommes entrés dans cette pacification dont rêvaient Briand et Jaurès, pour des raisons différentes d'ailleurs. Briand était un homme profondément pacifiste. Il l'a montré après la 1ère guerre mondiale où il voulait la réconciliation de la France et de l'Allemagne. Jaurès était, lui, socialiste, et, à l'heure des luttes sociales, il ne voulait pas d'une guerre de religion. En d'autres termes, il souhaitait une paix religieuse.
Religioscope - Pendant des décennies, l'Etat avait un interlocuteur connu, avec lequel il savait communiquer, l'Eglise catholique. Puis sont apparus de nouveaux acteurs dans l'espace français, auxquels on a tenté d'appliquer les principes de la laïcité publique, alors que ces acteurs sont issus de traditions et origines différentes. Je pense, en particulier, à l'islam. Que signifie, pour la laïcité publique, l'adaptation à de nouveaux acteurs? Essaie-t-elle de leur appliquer des principes anciens ou crée-t-elle de nouveaux modes de fonctionnement?
Emile Poulat - Tout d'abord, je le répète: elle est faite pour accueillir tout le monde, dans le respect de toutes les croyances précise même la Constitution de la Ve République. S'il y a des problèmes, c'est qu'une religion, ce n'est pas seulement des croyances et que ses adeptes ne se réduisent pas à leurs croyances. Il en va pareillement de ceux qui s'affichent incroyants: ils ne se réduisent pas à leur incroyance.
L'islam métropolitain ne peut faire oublier - c'est Herriot qui le rappelait en 1920 - que la France a été, par ses colonies, "une grande puissance musulmane". Aujourd'hui, les problèmes qu'il pose sont de deux ordres: à l'Etat (pensons à l'abattage rituel, au ramadan, aux prénoms à l'état civil, etc.) et à la société, à l'opinion publique (c'est ce qu'on appelle l'intégration). Si la construction de mosquées rencontre des difficultés, ce n'est pas la faute de l'Etat et de sa loi, mais bien, localement, dans l'application de la loi, à laquelle peut faire obstacle, par exemple, un plan d'urbanisme ou d'occupation des sols.
Le problème n'est pas simplement le libre exercice des cultes, garanti par la loi; c'est aussi le problème de savoir s'ils vont être admis aux mêmes avantages. La Scientologie se plaint que la liberté religieuse ne soit pas respectée parce qu'elle n'est pas reconnue comme association cultuelle. Cependant, l'association cultuelle, en 1905, n'avait aucun avantage. Les avantages sont venus par étapes.
A partir du moment où il y a des avantages, nous tombons sur un autre problème qui n'a rien à voir avec la laïcité: l'Etat ou les collectivités publiques doivent bien savoir à qui elles accordent ces avantages et ce qui va être fait de cet argent public. Leur appréciation, qui peut être contestée devant les tribunaux, est, par définition, discrétionnaire: elle relève des pouvoirs généraux de l'administration, mais ne relève pas de la laïcité.
Vous pouvez construire une mosquée comme une église. Simplement, il se trouve qu'il y a les règlements de toute sorte et, si le maire, mal disposé envers les musulmans, leur interdit de construire leur mosquée sur ce terrain-là, ce problème n'a rien, absolument rien à voir avec la laïcité: cela relève du maire, de la communauté villageoise ou urbaine.
Prenons un autre problème, celui des jours fériés. Les fêtes chrétiennes étaient inscrites au calendrier et chômées. Il y avait une sorte de passe-droit pour le shabbat des juifs, on s'arrangeait. Mais à partir du moment où les revendications montent, où chacun veut avoir ses fêtes, on finit par avoir un calendrier scolaire ingérable. Ce qui était un subtil équilibre de bons rapports tend à devenir une sorte de cactus ou d'imbroglio. Mais la faute n'en est pas à la laïcité! Je dis souvent que, quand j'ai fait l'ascension du Mont-Blanc, par un jour de beau soleil, on s'est retrouvé quatre-vingts au sommet. Mais maintenant, à combien s'y retrouve-t-on? Je me promenais dans les Alpes avec ma femme: il y avait la flore de montagne, mais cela fait longtemps qu'elle n'existe plus, il y a trop de monde! Aujourd'hui, nous sommes devant des problèmes de cet ordre qui n'ont rien à voir avec la liberté de se promener, de croire, de faire une ascension. On se trouve devant des problèmes qui relèvent du quantitatif, de la multiplication des acteurs et d'un mal-vivre entre groupes différents.
Religioscope - Donc, quand on incrimine la laïcité, en disant que dans cette France où la laïcité serait supposer créer des conditions idéales pour vivre ensemble, on voit des effets contraires. Pour vous, les causes sont à rechercher ailleurs?
Emile Poulat - Tout à fait. D'ailleurs, ceux qui proposent de modifier la loi de 1905 sont certainement des gens qui ne l'ont pas lue. Cela fait vingt ans que j'entends cela! J'ai toujours demandé à ces personnes: "Quel article voulez-vous modifier et quelle rédaction proposez-vous à la place de l'ancien article?" Je n'ai jamais eu de réponse!
Dernièrement, le pasteur Jean-Arnold de Clermont a demandé à modifier un adverbe: la loi parle d'association exclusivement cultuelle où il faudrait plutôt parler d'association principalement cultuelle. Vous imaginez un débat parlementaire pour modifier un adverbe? De plus, si la loi parle d'association exclusivement cultuelle, c'est en vertu d'un principe juridique français très fort, la spécification. Il ne faut simplement pas avoir une association cultuelle fourre-tout. Par exemple, pour une association principalement cultuelle, on pourrait imaginer qu'elle ait sa propre maison d'édition. Elle fera donc du commerce de livres. Mais cette maison d'édition devrait avoir un statut commercial comme l'ont actuellement les éditions Bayard Presse, le Cerf ou Desclée De Brouwer. De même, le Secours Catholique est une association reconnue d'utilité publique et non un service d'une association cultuelle. Ce principe juridique permet donc d'avoir des éléments nettement distingués par genre d'activité.
Religioscope - Pour vous, la remise sur le chantier de la loi de 1905 n'aurait pas réellement d'utilité.
Emile Poulat - Non, aucune. J'attends d'ailleurs toujours qu'on me dise quoi changer. Malgré son titre ronflant, c'est une loi modeste et pragmatique. Elle ne parle pas des Eglises, mais d'une activité de service, le culte, et laisse à d'autres lois le soin de régler le statut d'autres activités liées à la vie des Eglises, comme les congrégations, l'enseignement, la presse. En Allemagne, les Eglises sont considérées comme des corporations de droit public. En Italie et en Espagne, le concordat reconnaît l'Eglise catholique comme une personne morale, une entité juridique. Cela n'a jamais été la tradition en France, même sous l'Ancien Régime.
La France a toujours entretenu des relations diplomatiques avec le Saint-Siège, même pendant la période révolutionnaire, même en l'absence d'Etats pontificaux, sauf de 1904 à 1921. Elle n'a jamais reconnu juridiquement l'Eglise de France, même au temps de l'Eglise gallicane. En ce sens, l'Eglise catholique en France et les autres confessions peuvent être regardées comme des réalités méta-juridiques. Cela veut dire qu'on ne peut pas les traîner en justice , ni les dissoudre. Méta-juridique, c'est une forme de transcendance!
Religioscope - Il y a peut-être un élément difficile à comprendre pour les personnes qui viennent de cultures plus lointaines, et je ne parle pas seulement de cultures non-occidentales. Prenons l'exemple des Etats-Unis. Ils connaissent une séparation de l'Etat et de la religion qui est peut-être, en théorie, plus stricte que celle de la France. Mais, dans la pratique, elle débouche sur une toute autre présence publique du religieux, paradoxalement, pour toute une série de raisons.
Emile Poulat - Oui. Cela est dû au fait que nous sommes, aux Etats-Unis, dans une position inverse à celle de la France d'AncienRégime. En France, le catholicisme était religion publique du royaume. Par conséquent, c'est à la fois l'Etat et la population qui ont voulu s'affranchir de cette tutelle de l'Eglise. Aux Etats-Unis, au contraire, les colonies anglaises étaient toutes des fondations religieuses dissidentes, même le Maryland catholique. Ainsi, quand elles ont créé une fédération politique, leur problème était de limiter le pouvoir du jeune Etat. A l'inverse, en France, c'était limiter le pouvoir de la vieille Eglise. Nous sommes donc devant deux traditions historiques différentes.
Religioscope - Et si vous deviez expliquer à un Américain l'importance symbolique de la laïcité en France. C'est vrai qu'il peut être déconcertant pour lui d'entendre ces invocations de la laïcité par des milieux politiques sur toute une série de sujets, par exemple, l'affaire du foulard. Comment donc expliquer cette importance symbolique de la laïcité qui ressort de façon très vive quand un débat touche à ces questions en France?
Emile Poulat - Je dirais que le symbolique est aux antipodes du culturel. On appuie d'autant plus la pédale douce sur le symbole que l'on manque de culture sur ce qu'est réellement la laïcité. Autrement dit, c'est un voile d'ignorance. Plus on parle de la laïcité, moins on sait de quoi on parle et plus on avoue son inculture.
Religioscope - C'est là peut-être la différence avec les laïques d'hier, qui avaient tous un minimum de formation religieuse et baignaient dans une culture chrétienne.
Emile Poulat - Quand vous avez lu mon livre, je ne sais pas si vous savez ce qu'est la laïcité. Vous êtes en tout cas très bien informé sur la laïcité qui nous gouverne, c'est-à-dire, ce que j'appelle, notre laïcité publique, le régime. Vous vous rendez compte qu'employer le terme de laïcité, c'est escamoter toutes les histoires que je vous raconte.
Religioscope - Si votre livre avait paru après la remise du rapport rendu par la commission présidée par Bernard Stasi, y auriez-vous ajouté un post-scriptum?
Emile Poulat - Rien, parce que, dans mon livre, il y a tout pour comprendre la position faite à l'islam, bien que j'en parle peu. Il me paraissait difficile de traiter cela en vingt pages. En outre, si j'avais écrit sur ce sujet, l'actualité se serait déjà chargée de dépasser ce que j'aurais écrit au moment de la parution du livre. Enfin, si l'on veut mettre un peu de clarté dans les débats d'aujourd'hui, il est important d'acquérir une culture historique, ce qui est exactement l'objet de mon livre: pour apprendre sur le passé, mais aussi comprendre le présent.
Emile Poulat, Notre laïcité publique , Paris, Berg International Editeurs, 2003, 416p.
L’entretien avec Emile Poulat s’est déroulé à Paris le 27 mai 2004. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. La retranscription de l’entretien a été effectuée par Gladys Taglang. Le texte a été revu par Emile Poulat en août 2004.