Religioscope - Commençons par ce qui fait régulièrement l'actualité en ce moment, lorsqu'il est question d'orthodoxie en Russie. Dans le cadre de son troisième mandat présidentiel, entamé en mai 2012, Vladimir Poutine semble vouloir ériger l'orthodoxie comme la colonne vertébrale d'une sorte de nouvelle idéologie officielle. Est-ce bien de cela qu'il s'agit?
Nikolaï Mitrokhine – Il me semble que Poutine essaie d'utiliser les valeurs traditionnelles d'une façon très large, allant du patriotisme militaire à des formes de xénophobie. Une partie de sa stratégie consiste à s'appuyer sur l'Église orthodoxe, avec sa philosophie conservatrice et son organisation institutionnelle: en effet, dans chaque région, l'Église offre des structures permettant à M. Poutine de diffuser les idées qu'il veut aujourd'hui promouvoir. L'Église russe est l'organisation qui dispose du plus grand réseau social dans la Russie moderne. De fait, en ce moment, il y a un accord entre Poutine et l'Église sur les principes idéologiques majeurs, du moins dans les grandes lignes. Nous assistons donc à la convergence de deux intérêts. L'Église veut être au centre de la définition des valeurs morales et éthiques du pays. Poutine le lui permet et l'Église lui est donc loyale. Personne sous son toit ne s'oppose à Poutine. Mais tout cela ne signifie pas non plus que l'Église est le principal pourvoyeur idéologique du Kremlin. On ne peut même pas dire que l'Église a la main sur les principes moraux et éthiques promus par le pouvoir. Elle n'est qu'un des acteurs dans ce jeu, mais pas le principal.
Vous savez, Poutine évolue beaucoup dans ses postures idéologiques. Au départ, au début des années 2000, il se voulait technocrate modernisateur et autoritaire, dominant l'élite. Maintenant, durant son troisième mandat, il a décidé de lutter contre les libéraux. Personne ne peut affirmer qu'il va conserver cette ligne idéologique jusqu'à la fin de ce mandat. Bien sûr, nous sentons que la tendance est au durcissement du régime, qui devient de plus en plus militaro-impérialiste et traditionaliste. Je crois que Poutine a une attitude très rationnelle vis à vis de l'Église. Ainsi, il fait beaucoup de gestes formels. Il félicite le patriarche chaque fois que cela est nécessaire et fait des apparitions à l'église lors des grandes occasions. Mais il n'est pas du genre à satisfaire tous les désirs de l'Église. En ce sens, l'Église en Russie se trouve vis à vis du pouvoir dans une situation plus faible qu'en Géorgie, en Moldavie, ou même en Ukraine.
Religioscope - Le chef de l'État russe tourne l'orthodoxie en idéologie anti-occidentale, comme on l'a vu par exemple avec l'affaire des lois dites «contre la propagande homosexuelle». Est-ce votre avis?
Nikolaï Mitrokhine – Je peux dire que l'Église orthodoxe russe a une stratégie claire pour ce qui est des relations avec l'Ouest, comme on l'observe dans les discours du patriarche Kirill, du métropolite Hilarion de Volokolamsk (qui dirige en outre le Département des relations extérieures du Patriarcat de Moscou) et d'autres personnes du même genre. Au sein de l'Église, il existe plusieurs idéologies anti-occidentales différentes. Certains craignent les catholiques, d'autres détestent les protestants, etc. Mais tous se retrouvent dans une hostilité envers l'Occident, perçu comme un objet potentiellement dangereux. Kirill travaille aussi sur le concept du soi-disant «monde russe», où tous ceux qui parlent russe, sont orthodoxes, slaves, se retrouvent en quelque sorte unis sous un même parapluie civilisationnel et conjoints par leur amour de la Russie.
L'Église russe entretient aujourd'hui de bonnes relations avec les autres Églises orthodoxes, comme celles du pourtour de la mer Noire: géorgienne, serbe, grecque, chypriote et même libanaise. Ces Églises ont même des relations commerciales entre elles, allant du vin aux icônes. Dans la presse orthodoxe russe, on lit régulièrement des portraits et des interviews de prêtres géorgiens, serbes, grecs, etc. Ces orthodoxes font aussi des pèlerinages les uns chez les autres. Si vous allez dans les églises géorgiennes, vous trouverez des icônes de sainte Matrone de Moscou (1881-1952).
Toutefois, une autre question est celle de l'évolution des relations avec les catholiques depuis dix ans. Auparavant, Jean-Paul II, slave et polonais, était considéré avec suspicion. Les orthodoxes enviaient et craignaient à la fois sa popularité. Ils avaient peur que le catholicisme ne se répande de ce fait en Russie. Puis ils ont compris que rien de tel n'arriverait. D'autant que les catholiques eux-mêmes ont mis un terme aux activités missionnaires. Avec Benoît XVI, un Allemand, le chef de l'Église catholique est devenu bien plus sympathique aux yeux des Russes et une renaissance des liens avec Rome a été souhaitée. Ce qui fait qu'aujourd'hui l'Église russe cherche à s'allier sur certaines questions avec l'Église catholique : lorsqu'il s'agit de lutter contre le mariage homosexuel, par exemple.
En fait, l'Église russe a une attitude double vis-à-vis de l'Europe: elle peut être contre l'UE comme organisation politique et les valeurs qu'elle défend, à commencer par la vision du droit des femmes ou des gays, et pour l'Europe lorsqu'elle est vue comme partageant ses valeurs, sa vision morale du monde. Ce qui fait qu'elle cherche aussi des amis européens dans le cadre d'une tentative de création d'une internationale conservatrice. C'est aussi l'une des raisons pour lesquelles elle est très à l'aise avec le nouveau discours conservateur de M. Poutine, qui se pose du même coup comme le dernier défenseur des vraies valeurs européennes. Les Russes, en ce sens, ont le sentiment de se trouver sur le bord du rivage d'où ils regardent couler le navire européen.
Religioscope - Comment l'Église, ou les divers groupes en son sein, réagissent-ils à cette utilisation de l'orthodoxie comme quasi idéologie officielle?
Nikolaï Mitrokhine – Globalement, elle en est ravie. Bien sûr, les rares libéraux ne sont pas heureux de cette tendance anti-humaniste adoptée par le pouvoir russe et le Patriarcat de Moscou, notamment du fait du recours direct au nationalisme. Les plus conservateurs, eux, ne sont pas contents parce qu'ils voudraient nettoyer le pays de la présence d'autres groupes ethniques ou religieux. Ces conservateurs ne goûtent guère non plus l'amélioration des relations avec les catholiques, par exemple. Mais tout cela est marginal. Aujourd'hui, il a très peu d'oppositions à l'intérieur de l'Église russe.
Religioscope - Diriez-vous que l'Église est un acteur clé du nationalisme qui s'exprime aujourd'hui en Russie? Le Patriarche et divers membres du clergé abondent régulièrement dans le sens de ceux qui ont un discours d'exclusion à l'égard des non-slaves, comme les travailleurs caucasiens ou d'Asie centrale... Nous l'avons vu après les émeutes de Biriouliovo, provoquées par le meurtre d'un Russe par un homme d'«origine caucasienne».
Nikolaï Mitrokhine – Je ne crois pas du tout qu'il y a aujourd'hui un réveil du nationalisme en Russie. Il a toujours été existant dans la période moderne et il va le rester. Il est vrai que le niveau de la xénophobie est assez élevé en Russie, mais je crois que la question est ailleurs, qu'elle est différente. L'Église soutient l'humeur anti-immigrants du pays, qui a pris le relais de l'antisémitisme. Comme les juifs ont quitté notre pays, l'antisémitisme tend à diminuer. Y compris au sein de l'Église. Depuis dix ans, je n'ai pas relevé de prises de positions antisémites de la part de l'Église. En outre, la Russie porte un grand intérêt à la Terre sainte. Elle tente d'avoir de bonnes relations avec Israël. Il y a régulièrement des visites de haut niveau entre les deux pays. De toute façon, elle ne s'attaque pas aux religions traditionnelles présentes dans le pays, comme le judaïsme ou l'islam. C'est ce qui explique que l'hostilité se tourne aujourd'hui contre les immigrants, ce qui est une manifestation du nationalisme russe actuel. Mais, comme je le disais la question est plus complexe: il y a des gens qui ne sont pas Russes, ethniquement disons, et qui pourtant sont contre l'immigration.
D'une façon générale, l'Église a une position plus à droite que la majorité du spectre politique russe. Les plus modérés au sein de l'Église russe soutiennent plutôt un parti comme Rodina (Patrie). Mais beaucoup de prêtres et de membres de la haute hiérarchie ecclésiale sont plus à droite encore. Kirill représente lui-même finalement une forme de nationalisme modéré.
Religioscope - La notion d'eurasisme est promue par M. Poutine aujourd'hui, qui veut former une Union eurasienne avec d'anciennes républiques soviétiques. Comment l'Église considère-t-elle cela?
Nikolaï Mitrokhine – Elle ne soutient pas cette idée. Elle préfère parler de ses territoires canoniques, qui comprennent aussi les républiques musulmanes, même si elles sont indépendantes depuis la fin de l'URSS. Mais l'eurasisme n'est pas très populaire dans ses rangs. L'idée a plus de succès dans les cercles politiques. L'Église soutient davantage l'idée de l'empire russe. Idéalement, elle préférerait que les musulmans se russifient, voire se convertissent à l'orthodoxie. Elle a un peu peur du monde musulman, du moins de celui qui existe dans l'espace russe et postsoviétique. Elle est plus aisément amie avec les chiites iraniens. Ils sont loin.
Religioscope - Depuis une bonne dizaine d'années, l'Église a reçu une place particulière au sein de l'armée russe, où elle a des aumôniers, par exemple. Est-ce que cela participe de la tendance, sous le règne de M. Poutine, à accorder à l'Église russe, et par là-même aux Slaves, un statut privilégié dans l'État russed'aujourd'hui?
Nikolaï Mitrokhine – L'Église russe jouit aujourd'hui d'un quasi monopole pour servir auprès de l'armée russe. Mais les militaires n'en veulent pas. Et finalement, au sein de l'Église, il n'y a pas tant de prêtres que cela qui sont prêts à y exercer leur ministère. De facto, l'expérimentation initiée par Dimitri Medvedev, lorsqu'il était le chef de l'État, d'amener davantage l'Église au sein de l'armée a échoué. Au niveau déclaratif, elle se dit prête. Mais en fait, cela ne marche pas.
Religioscope - Nous avons aujourd'hui l'impression, pendant les mandats de M. Poutine, que l'État et l'Église marchent main dans la main. Cela n'a pas toujours été le cas... Qu'est-ce qui fait qu'à présent les deux s'entendent?
Nikolaï Mitrokhine – Je ne suis pas d'accord avec le fond de votre question. En réalité, chacun travaille pour soi. L'Église est une grande organisation qui défend ses propres intérêts. Et le pouvoir en fait de même. L'Église veut recevoir plus d'argent de l'État et supprimer ses concurrents, ou du moins elle veut que le gouvernement ne leur donne pas d'argent. Parfois, oui, l'Église demande plus de financements étatiques et le gouvernement accède à sa demande. Parfois, elle est la seule à recevoir des fonds publics, parfois les autres confessions en reçoivent aussi.
Prenons l'exemple du programme pour soigner les drogués. Au niveau fédéral, l'Église russe se présente comme l'institution la plus à même d'aider les drogués. Elle explique, notamment devant les caméras de télévision, comment les drogués voient leur vie changer lorsqu'ils passent du temps dans ses monastères et comment elle œuvre en bonne entente avec l'agence d'État chargée de lutter contre la drogue. Mais que se passe-t-il en réalité? Prenons l'exemple d'une région, celle de Perm, où il y a une vingtaine de centres de lutte contre la toxicomanie tenus par les protestants et un seul dirigé par les orthodoxes. Ces centres protestants fonctionnent tous avec de l'argent public. Le problème de l'Église russe est qu'elle n'a pas les ressources humaines pour en faire autant. L'Église russe est moins présente qu'on ne le croit et qu'elle ne le fait croire.
Ces treize dernières années, nous avons vu deux modèles de relations entre l'Église et l'État en Russie. Celui de Poutine est le plus rationnel: le pouvoir calcule s'il a besoin d'aider l'Église ou pas. Le plus souvent, il ne lui a rien donné, contrairement à Eltsine qui, a son époque, avait beaucoup donné à l'Église. Celle-ci voulait créer une taxe pour se financer, cela lui a été refusé. Elle voulait sa chaîne de télévision fédérale, cela lui a été refusé. Elle a cherché le soutien du Kremlin pour lutter contre l'Église catholique, expulser des prêtres catholiques, mais le pouvoir ne l'a pas aidée à le faire et, au contraire, l'en a dissuadée. Avec Medvedev, président de 2008 à 2012, l'approche du Kremlin avait été plus idéaliste vis-à-vis de l'Église. Il avait d'abord fait des choses pour elle: en lui restituant des propriétés, alors que le processus s'était quasi arrêté sous Poutine; en lui ouvrant davantage les portes de l'armée; en l'autorisant à donner des cours sur la culture orthodoxe à l'école. Cela lui avait été refusé avant, sous la présidence de Poutine, lui qui ne donne jamais rien sans contrepartie. Ce qui explique qu'avec M. Poutine, on a souvent vu le Patriarcat russe prendre des positions opposées à celles de Kremlin, que ce soit en 2005 lors des manifestations des retraités ou en 2008 au sujet de la guerre en Géorgie, préférant conserver des bonnes relations avec l'Église orthodoxe géorgienne.
Religioscope - L'Église russe est active sur le plan international? Quelles sont ses ambitions à cet égard?
Nikolaï Mitrokhine – Son ambition est d'être le leader spirituel de toute l'émigration russe, laquelle devient de plus en plus importante. Avec le soutien du ministère des Affaires étrangères, elle cultive sa présence dans plusieurs endroits du monde. Sa deuxième ambition est de devenir la plus influente Église orthodoxe du monde. [Elle l'est numériquement, mais, dans l'ordre de préséance ecclésiastique], elle n'est aujourd'hui que la sixième Église orthodoxe du monde. Elle veut s'affirmer comme la plus importante d'entre elles, en soutenant les Églises de taille plus modeste. Elle se trouve en rivalité avec Constantinople [pour le leadership du monde orthodoxe].
Une des grandes questions pour l'Église russe est le maintien de son influence sur l'Église ukrainienne, qui tend à prendre de plus en plus d'autonomie [1]. Nul ne sait comment cela va se terminer. Si la Russie perdait l'Ukraine, elle perdrait beaucoup de son poids, compte tenu du nombre de paroisses ukrainiennes, qui sont presqu'aussi nombreuses que les russes.
Religioscope - Depuis deux ans, le Patriarche Kirill transforme son Église pour la faire passez, avez-vous écrit, d'une administration «féodale» à un modèle ressemblant à celui de «l'absolutisme éclairé»; que vouliez-vous dire?
Nikolaï Mitrokhine – Jusqu'à Kirill, son organisation était féodale. Le patriarche était jusqu'alors important, mais entouré d'autres personnalités puissantes qui occupaient les principaux postes en haut de la hiérarchie. Il était comme le plus premier d'entre les évêques, rien d'autre. L'Église russe n'a pas la même tradition que l'Église catholique, où la voix du pape fait autorité. Dans le cas russe, la voix du patriarche n'était rien tant qu'elle n'était pas soutenue par le Synode. Dans les régions il y avait beaucoup d'évêques nommés par le synode et très indépendants vis-à-vis du patriarche.
Kirill a commencé à changer le système pour le transformer en un absolutisme éclairé, afin de renforcer son pouvoir en tant qu'administrateur. Il a donc créé une sorte d'organe de gouvernement de l'Église qui s'appelle le Conseil suprême de l'Église. Les membres de cet organe collectif de décision obéissent au patriarche en tant que primat de l'Église. L'équilibre des pouvoirs est désormais différent: le pouvoir du Saint-Synode a diminué [2].
En Ukraine a été créé un autre type de conseil, qui rappelle un peu les États généraux de la Révolution française. Les membres sont plus jeunes et des laïcs y siègent également. Le patriarche les écoute et, s'il juge leurs idées intéressantes, il les applique. Kirill a très bien compris la nécessité de moderniser l'Église. Il a aussi réformé la structure des évêchés en Russie. Auparavant, il y avait un évêque par région; maintenant, il a créé un système de métropolites qui dirigent chacun un groupe de trois évêques. Il s'agissait d'être plus efficace pour mieux gérer les paroisses. À la fin de la période communiste, un évêché comprenait entre 40 et 80 paroisses. Aujourd'hui, cela peut aller jusqu'à 200. Ce n'était plus gérable. Au final, l'évêque a plus de contrôle sur les prêtres. Cela permet aussi de mieux collecter les taxes de l'Église. Aujourd'hui, c'est une structure plus complexe et plus formelle. Kirill s'est ainsi donné les moyens de contrôler tous les aspects de la vie de l'Église.
Religioscope - L'effort de Kirill, entrepris par son prédécesseur Alexeï, a été d'inclure des paroisses dans de nouveaux organes, plus inclusifs. Qu'étaient des paroisses, ces prêtres, ces congrégations, qui échappaient au contrôle du Patriarcat?
Nikolaï Mitrokhine – L'Église orthodoxe russe est très grande. Beaucoup y avaient l'habitude d'être indépendants. Ceux-ci tentent aujourd'hui de conserver cette indépendance en résistant. Concrètement, par exemple, si un évêque est nommé quelque part et dicte en arrivant de nouvelles règles qui ne plaisent pas, certains vont lui résister et chercher des informations compromettantes à son sujet, sur ses orientations sexuelles éventuellement, ou sur son non respect des règles financières en vigueur. Ils s'appuieront à l'occasion sur l'administration locale ou les organes de sécurité pour le discréditer. Cette nouvelle gestion a dû faire face à la vieille réalité de la Russie.
Religioscope - Vous dites qu'il y avait des motivations à la fois financières et une crainte d'éventuels schismes. Parlons d'abord de la question financière? De quoi s'agit-il? Et l'Église russe est-elle riche?
Nikolaï Mitrokhine – Parmi les prêtres et les éparchies, il y en a qui sont riches, certaines paroisses riches et certaines éparchies sont riches, mais, en général, l'Église en tant qu'organisation n'est pas très riche. Les finances de l'Église sont dispersées entre des dizaines de milliers d'entités particulières. Le budget général de l'Église est petit, parce que les éparchies ne versent presque rien au centre administratif, au Patriarcat de Moscou. Maintenant, celui-ci s'appuie sur les amendements de la Charte de l'Église orthodoxe de Russie pour augmenter ses rentrées d'argent en provenance des éparchies, mais sans grand succès, me semble-t-il. L'un des objectifs de la réforme des structures de l'Église de Russie, en particulier avec la création de métropoles et l'augmentation du nombre d'éparchies, était apparemment d'accroître le montant des fonds reçus par les paroisses. Avec le système féodal dont je parlais, chacun avait ses propres sources de revenus et 15% seulement du budget du Patriarcat venait du bas de l'échelle. En vertu de la nouvelle réforme, un évêque a la responsabilité de 60 à 100 paroisses. Il lui est donc plus facile de prélever de l'argent de celles-ci que lorsqu'il avait 200 à 300 paroisses sous sa responsabilité.
Le budget global de l'Église russe (c'est-à-dire les revenus consolidés de l'ensemble de ses 27.000 paroisses) est d'environ 750 millions d'euros par an. Cependant, des investissements majeurs de l'Église, principalement la construction de nouvelles églises et la restauration des anciennes, sont surtout réalisés par des philanthropes et par l'État. Ce montant est probablement également de l'ordre de 750 millions d'euros chaque année, mais ces fonds ne passent généralement pas par les mains des prêtres.
Oui, le haut clergé roule parfois dans des voitures coûteuses et dispose de ce genre de choses luxueuses. Parfois, cela est offert par les amis dans les cercles de l'élite politique ou économique. Les serviteurs de l'Église s'habituent à vivre dans un certain luxe, ce qui contraste avec la morale chrétienne. Mais ils ont pris l'habitude de vivre ainsi. Les évêques ou les métropolites sont souvent, dans les régions, le cinquième ou sixième personnage le plus important: le gouverneur, le patron du FSB (services secrets), quelques directeurs des grandes usines du coin, tous ont de belles voitures. Donc, selon la compréhension des choses en Russie et les perceptions sociales, l'évêque ne peut pas avoir une voiture médiocre. Et j'avoue que nous ne savons jamais comment il a eu cette voiture: s'il l'a achetée ou si on la lui a offerte. Dans tous les pays du tiers monde ou émergents, les autorités religieuses veulent bien vivre. En Russie, elles n'échappent pas à cette règle.
Religioscope - Quid de la crainte des schismes?
Nikolaï Mitrokhine – Il y avait des risques de schisme dans l'Église russe, pour des raisons idéologiques. Au début des années 2000, l'opposition conservatrice luttait contre le Patriarcat de Moscou pour le contrôle des paroisses. Aujourd'hui, je ne vois pas ce danger persister. Il a disparu pour des raisons qui ne sont pas liées aux réformes dont nous avons parlé. Je crois que cela tient à l'arrivée d'une nouvelle génération, des quadragénaires. Ce sont des gens moins prtés sur le mysticisme que les anciens, qui parlent moins de sujets comme les miracles, par exemple. Cette nouvelle génération de prêtres est plus «réaliste», pourrait-on dire. Ils veillent davantage à maîtriser ceux qui protestent contre la hiérarchie et éteignent aussitôt les conflits. Kirill soutient des évêques plus jeunes, qui se font les défenseurs de ses réformes.
Religioscope - En quoi ces réformes sont-elles progressistes au final?
Nikolaï Mitrokhine – La vieille approche «féodale» faisait que le fonctionnement des paroisses et des évêchés dépendait des idées de chacun et des relations entre eux des cadres de l'Église. Aujourd'hui, le fonctionnement est davantage basé sur les règles imposées du haut. De telles règles, disant qui doit faire quoi, comment faire ceci ou cela, ne pouvaient que représenter un progrès. C'est la différence entre une gestion familiale et une gestion selon des règles managériales éprouvées, avec un conseil de direction qui se concerte et prend des décisions discutées préalablement et donc rationnelles. Les princes de l'Église russes ont ainsi été affaiblis. Ils demeurent importants, mais ils décident moins de choses qu'avant. Et le grand décideur, aujourd'hui, c'est le patriarche.
Religioscope - Quels sont les grands groupes, les grands courants, qui composent cette Église, qui s'en disputent le pouvoir?
Nikolaï Mitrokhine – Il n'y a plus vraiment de grandes divisions entre courants au sein de l'Église russe. Traditionnellement, il y avait deux groupes qui s'affrontaient pour le pouvoir. L'un venait de l'Académie théologique de Moscou, l'autre de celle de Saint Pétersbourg. Celle de Moscou est plus monacale dans l'esprit, plus hors du monde, plus anti occidentale, avec parfois des tendances antisémites qui s'y exprimaient. Ce groupe existe encore. Le second groupe est plus occidentalisé, plus tolérant avec les catholiques, plus ouvert sur le monde. Kirill vient de ce groupe de Saint-Pétersbourg : les réformes qu'il a conduites sont marquées de l'empreinte pétersbourgeoise. Dans les temps qui ont précédé l'élection de Kirill, en janvier 2009, des clashes se sont produits. Ses principaux opposants venaient de Moscou. Saint-Pétersbourg l'a emporté parce qu'ils étaient plus réalistes et plus expérimentés en gestion.
Aujourd'hui, les divisions tendent à disparaître, parce que l'Église grandit: ce n'est plus un petit groupe de gens qui décident. On ne peut plus dire qui s'oppose à qui de façon aussi nette qu'avant. Par exemple, il y a aujourd'hui 300 évêques. Ceux qui sont arrivés dans les années 1980 sont les plus actifs aujourd'hui. Les secrétaires des évêques, les chefs des divers départements au sein de l'Église, certains évêques eux-mêmes, ne connaissent pas vraiment cette opposition traditionnelle Moscou - Saint-Pétersbourg. Ils ont souvent reçu une éducation provinciale, pas dans ces deux seules institutions.
La division est désormais davantage entre qui est pour Kirill et sa modernisation, et ceux qui sont plus âgés et ne suivent pas vraiment ces réformes. Ils n'ont souvent pas un vrai statut dans l'Église: ce sont des moines, par exemple, comme ceux du monastère Troitse-Serguïeva Lavra. Ils sont respectés pour leur spiritualité, leur vie, leur foi. Mais ils pèsent aujourd'hui moins lourd que ceux qui tiennent leur pouvoir, leur influence, de leur place dans la hiérarchie. Les plus âgés, hors hiérarchie, ne tenaient leur autorité que de leur mode de vie et de leur foi.
Religioscope – Une des motivations de Kirill avec ses réformes a été de faire en sorte que les Russes pèsent plus lourd que les Ukrainiens dans l'église. Pouvez-nous nous expliquer cela?
Nikolaï Mitrokhine – Historiquement, l'Église ukrainienne représentait environ 40% des paroisses de l'église orthodoxe russe. Mais le nombre d'évêques «ukrainiens» était bien inférieur à cette importance en nombre de paroisses. Puis, les évêques ukrainiens et biélorusses ont été proportionnellement plus nombreux au point que, dans la période récente, ils étaient presqu'autant que les Russes. Cela signifie que, si la question de l'autocéphalie de l'Église ukrainienne venait à se poser, il y aurait une proportion importante d'évêques susceptibles de voter pour celle-ci. Kirill a donc tout fait pour changer la situation et revenir à la situation antérieure.
Religioscope - Vous avez mené une étude extrêmement détaillée d'une quarantaine d'évêchés de l'Eglise russe, pendant huit années. Sur la base de cette recherche, que pouvez-vous nous dire du prétendu ou réel renouveau de la foi chez les Russes? Nous entendons les chiffres les plus contradictoires au sujet de la pratique religieuse des orthodoxes russes, du nombre de croyants actifs...
Nikolaï Mitrokhine – Je n'ai pas confiance dans les statistiques «officielles», notamment dans la façon dont elles sont établies, dans la façon dont les questions sont posées pour conduire ces enquêtes. C'est pourquoi je me garderais bien de parler d'une renaissance de la foi chez les Russes. Le nombre de fidèles qui fréquentent les églises me semble en fait à peu près stable. Depuis 25 ans, le pourcentage de Russes qui vont une fois par mois à l'église est le même... et il n'est que de 0,5%! [3] Cela dit, en plaisantant, si l'on parle d'une renaissance en se basant sur le nombre d'églises construites, alors c'est différent. Si l'on parle du nombre de prêtres qui passent à la télévision, alors oui, il y a une renaissance.
Le nombre reste stable, mais les gens qui viennent à l'église changent. Avant, surtout les vieux des régions la fréquentaient. Mais ces gens-là meurent. Aujourd'hui, les fidèles sont de nouvelles personnes, plus jeunes et plus instruites, souvent des hommes aussi. Il y a peut-être une augmentation de la pratique religieuse dans les villes, mais elle est très lente. Ces dernières années, pour les grandes fêtes religieuses, il y a eu une importante augmentation de la fréquentation, probablement de 20%. Mais si on prend le nombre de personnes qui se présentent aux concours d'entrée au séminaire, par exemple, nous nous rendons compte que cela a tellement baissé que certains séminaires ont dû fermer. Beaucoup des nouveaux monastères, ouverts depuis deux décennies, vont fermer dans les dix ans à venir, à mon avis, par manque de fréquentation, surtout dans les régions. S'il y a une renaissance, c'est dans des milieux restreints. Si l'on veut vraiment parler de renaissance, je l'observe plutôt chez les protestants, très actifs un peu partout en Russie [4].
Notes
[1] À côté de l'Église ukrainienne liée au Patriarcat de Moscou, qui jouit d'un statut d'autonomie au sein de celui-ci et dont le métropolite est membre permanent du Saint Synode, deux autres entités orthodoxes existent en Ukraine et fonctionnent de façon indépendante, mais sans bénéficier de la reconnaissance officielle des autres Églises de la communion orthodoxe: l'Église orthodoxe d'Ukraine - Patriarcat de Kiev et l'Église orthodoxe autocéphale ukrainienne (qui est la plus petite des trois). Sur ces concurrences, on peut notamment lire un article publié par Religioscope en 2011: «Orthodoxie en Ukraine: une interminable guerre de positions?» [NDLR].
[2] Le Conseil suprême de l'Église russe reprend en fait le nom d'un organisme qui avait été créé en 1918, puis avait disparu durant les persécutions subies par l'Église orthodoxe russe. Institué en 2011, le nouveau Conseil surpême est explicitement présenté comme analogue à l'organisme antérieur. Dans sa structure actuelle, outre les évêques à la tête des différents départements synodaux, le Conseil suprême intègre des archimandrites et laïcs placés à la tête de différentes commissions. Il faut préciser que le Conseil suprême est soumis au Patriarche et au Saint-Synode, qui demeure l'organe administratif suprême entre les réunions du Concile des évêques; les décisions prises par le Conseil suprême doivent être soumises au Saint-Synode pour approbation [NDLR].
[3] La question des statistiques de pratique religieuse en Russie est complexe: tout le monde s'accorde pour admettre qu'elle n'est pas très élevée (indépendamment de l'autodéfinition de l'appartenance religieuse «orthodoxe» dans un sens identitaire, mais sans lien réel avec une pratique religieuse). Selon une synthèse de 2006, le taux des orthodoxes pratiquants réguliers variait entre 2% et 10% selon les sources (Sergei Filatov et Roman Lunkin, «Statistics on religion in Russia: the reality behind the figures», Religion, State and Society, 34/1, mars 2006, pp. 33-49). La plupart des sources actuelles suggèrent un taux de pratique régulière autour de 5%. Un récent sondage (2013) de l'institut indépendant Levada aboutissait à un taux de 6% d'orthodoxes participant à un service religieux au moins une fois par mois et 3% deux ou trois fois par mois en Russie (http://www.levada.ru/24-12-2013/rossiyane-o-religii). Enfin, selon un sondage de l'institut Sreda en 2012, «2 % des personnes interrogées disent se confesser au moins une fois par mois, 3 % disent participer à la vie de la communauté paroissiale» (cité dans l'introduction de Kathy Rousselet à un dossier sur l'Église orthodoxe en Russie publié en avril 2013 dans les Archives de Sciences sociales des Religions, N° 162, accessible en ligne). Il faut aussi se rappeler que, dans certaines campagnes, il n'y a pas de lieu de culte proche du domicile des personnes qui pourraient vouloir assister à des services religieux, par suite de la politique antireligieuse menée durant la période soviétique [NDLR].
[4] Les progrès du protestantisme en Russie ont été un phénomène notable des années 1990 (Sergei Filatov, «Protestantism in Postsoviet Russia: an unacknowledged triumph», Religion, State and Society, 28/1, 2000, pp. 93-103). Les différentes formes de protestantisme restent cependant très minoritaires, et leur développement au cours des années plus récentes est sujet à débat (voir par exemple Torsten Löfstedt, «Religious Revival among Orthodox and Pentecostals in Russia: causes and limitations», Religion, State and Society, 40/1, mars 2012, pp. 92-111) [NDLR].
Propos recueillis par Régis Genté.