Le 9 avril 2013, Abû Bakr al-Baghdâdî, Emir de l'Etat islamique d'Irak, souvent présenté comme la branche irakienne d'al-Qaïda, proclamait l'instauration de l'Etat islamique en Irak et au Levant. L'annonce de la formation de cette nouvelle entité jihadiste, regroupant l'Etat islamique d'Irak et Jabhat an-Nusra, le principal groupe jihadiste syrien, dont Abû Bakr al-Baghdâdî révélait le parrainage par son organisation, allait bien sûr se heurter aux refus des responsables de l'Armée Syrienne Libre (ASL) en Syrie et à l'étranger mais aussi aux dirigeants de la plupart des brigades islamistes, y compris salafistes. Vingt-quatre heures plus tard, Jabhat an-Nusra, publiait un communiqué porté par la voix d'Abû Muhammad al-Jûlânî, chef du groupe, dans lequel il faisait savoir son refus de répondre à l'appel d'Abû Bakr al-Baghdâdî. In fine, sur le terrain, c'est malgré tout la ligne d'Abû Bakr al-Baghdâdî qui semble s'imposer aussi bien dans la zone orientale syrienne, à Raqqa ou encore à Alep où la présence de l'Etat islamique en Irak et au Levant est désormais devenue une réalité incontournable pour tous les acteurs locaux.
Islamologue de formation et spécialiste du salafisme, Romain Caillet termine une thèse en histoire contemporaine intitulée Les nouveaux muhâjirûn. L'émigration des salafistes français en «terre d'Islam», sous la direction de François Burgat, à l'Université de Provence/IREMAM.
Religioscope - Que décrit l'expression d'Etat islamique d'Irak? Dans quelle mesure peut-on décrire ce groupe comme une franchise d'al Qaïda et quelles particularités locales se dissimulent derrière ce label?
Romain Caillet - Contrairement à une idée répandue, y compris dans les milieux universitaires, l'Etat islamique d'Irak (Dawlat al-'Irâq al-Islâmiyya) n'est pas la branche irakienne d'al-Qaïda. Ainsi l'expression «Etat islamique d'Irak» désigne une coalition formée le 15 octobre 2006 regroupant la majorité des groupes jihadistes irakiens, dont la branche irakienne d'al-Qaïda constituait la principale formation, mais aussi près d'une trentaine de tribus, représentant, selon les estimations de l'analyste jordanien Marwan Shahadeh, environ 70% de la population de la province d'al-Anbâr [1]. En d'autres termes, on peut dire qu'al-Qaïda en Mésopotamie, littéralement au pays des deux fleuves (Qâ'idat al-Jihâd fî Bilâd ar-Râfidayn), a constitué la principale composante de la branche militaire de l'Etat islamique d'Irak lors de sa formation mais ne saurait lui être entièrement amalgamée.
Religioscope - Peut-on dresser une brève chronologie de l'implantation de l'Etat islamique d'Irak, comment se structure-t-il, quelles sont les trajectoires de ses dirigeants, et qu'en est-il de ses objectifs annoncés ou supposés?
Romain Caillet - La genèse de l'Etat islamique d'Irak est aujourd'hui largement connue: il y eut au départ la volonté du jihadiste jordanien Abû Mus'ab az-Zarqâwî (1966-2006) et de son entourage de réorganiser al-Qaïda en Mésopotamie, qu'il avait lui-même fondée en prêtant allégeance à Oussama Ben Laden en 2004 [2]. Le but de cette réorganisation était d'irakiser davantage «la résistance jihadiste» à l'occupation américaine, afin de la faire mieux accepter par la population autochtone sunnite. Ainsi, en janvier 2006, le groupe d'az-Zarqâwî fut intégré à un rassemblement de plusieurs factions jihadistes nommé Conseil Consultatif des Mujâhidîn en Irak (Majlis Shûrâ al-Mujâhidîn fî-l-'Irâq), dont l'Irakien 'Abd Allâh Rashîd al-Baghdâdî pris le commandement.
Après la mort d'Abû Mus'ab az-Zarqâwî en juin 2006, l'Egyptien Abû Hamza al-Muhâjir (1968-2010) prend sa succession à la tête d'al-Qaïda en Mésopotamie, qui demeure un des éléments du Conseil Consultatif des Mujâhidîn en Irak, subordonné à l'autorité de 'Abd Allâh Rashîd al-Baghdâdî. En octobre 2006, ce dernier prend le nom d'Abû 'Umar al-Qurashî al-Baghdâdî [3] et élargit le Conseil Consultatif à d'autres groupes jihadistes mais aussi à plusieurs tribus irakiennes, qui intègrent alors «le pacte des vertueux» (Hilf al-Muttayibîn) [4], une nouvelle alliance qui constituera le noyau de l'Etat islamique d'Irak, proclamé officiellement près d'une semaine plus tard le 15 octobre 2006 [5]. A la suite de cette proclamation, al-Qaïda en Mésopotamie est définitivement dissoute au sein de l'Etat islamique d'Irak et Abû Hamza al-Muhâjir, qui sera tué à Tikrit en avril 2010, devient Ministre de la guerre du gouvernement d'Abû 'Umar al-Baghdâdî, qui compte un Ministre de l'information (porte-parole de l'organisation) et un Ministre de l'économie (chargé de percevoir la Zakat et trésorier du groupe).
Malgré cette organisation minutieuse, l'Etat Islamique d'Irak allait connaître un affaiblissement considérable à partir de 2007. Multipliant les ennemis et les lignes de front, il fut contraint de combattre à la fois la coalition occidentale, dirigée par les forces américaines, la nouvelle armée régulière irakienne, composée majoritairement de soldats de confessions chiites, et les milices sectaires pro-iraniennes, encadrées par des officiers venus de Téhéran et des commandants du Hezbollah libanais. A l'intérieur de la communauté sunnite irakienne, l'Etat islamique d'Irak dut également affronter le mouvement du réveil(as-Sahwa), regroupant d'anciens insurgés sunnites devenus des supplétifs de l'occupation américaine, puis du gouvernement irakien de Nouri Al-Maliki. Le 18 avril 2010, la double élimination dans un faubourg de Tikrit d'Abû 'Umar al-Baghdâdî et d'Abû Hamza al-Muhâjir, respectivement Emir et Ministre de la guerre, par une opération conjointe des forces américaine et irakienne, laisse alors penser que l'Etat islamique d'Irak vit ses derniers instants. Le nouvel émir Abû Bakr al-Baghdâdî [6], succédant à Abû 'Umar al-Baghdâdî, va alors opter dans un premier temps pour une stratégie privilégiant les assassinats ciblés plutôt que le combat frontal, jusqu'au départ définitif des troupes américaines le 18 décembre 2011.
A la suite du retrait américain, l'Etat islamique d'Irak va revendiquer la victoire sur l'occupant et multiplier les opérations contre ceux qu'il perçoit comme ses «collaborateurs» en intensifiant les attentats suicides, les assassinats de personnalités politiques, religieuses ou encore d'officiers de l'armée irakienne. Outre l'exécution d'attentats, les combattants de l'Etat islamique d'Irak peuvent également fonctionner en commandos et en troupe de chocs, menant des attaques spectaculaires contre des prisons, des villes-garnisons ou encore des postes de police avec un arsenal allant du pistolet muni de silencieux aux explosifs militaires C-4, qu'il est difficile de se procurer sans bénéficier d'un réseau au sein d'une armée régulière. Cette remontée en puissance de l'Etat islamique d'Irak sur le plan militaire durant l'année 2012 est d'autant plus impressionnante que c'est précisément à cette période qu'une de ses brigades allait ouvrir un nouveau front en Syrie. L'objectif de cette expansion de l'Etat islamique est d'établir une continuité territoriale entre les régions sunnites d'Irak et les zones orientales syriennes, puis tout le territoire du Levant, afin de renverser le rapport de force démographique entre sunnites et chiites qui reste défavorable à l'Etat, tant que celui-ci demeure confiné aux frontières irakiennes.
Religioscope - Quelles sont ses relations avec Jabhat an-Nusra? Cette dernière n'est-elle réellement à l'origine qu'une simple brigade de l'Etat islamique d'Irak?
Romain Caillet - Depuis le 9 avril 2013, trois communiqués de l'Etat islamique d'Irak, devenu l'Etat islamique en Irak et au Levant (ad-Dawlat al-Islâmiyya fî-l-'Irâq wa-sh-Shâm) et un communiqué de Jabhat an-Nusra (le Front du secours) ont éclairci toutes les zones d'ombre entourant son émergence en Syrie, sous le commandement d'Abû Muhammad al-Jûlânî. Le régime syrien porte indiscutablement une responsabilité dans son développement, ayant manifestement estimé, au nom d'une stratégie relativement perverse, que le bénéfice qu'il pouvait escompter d'un groupe crédibilisant ses discours stigmatisant une opposition composée exclusivement de mercenaires d'al-Qaïda était supérieur à la nuisance de ce qui n'était encore qu'un groupuscule jihadiste. Toutefois, la situation échappera totalement à son contrôle à partir du mois de juillet 2012, lorsque Jabhat an-Nusra apparaît comme la force la plus efficace militairement à la faveur de la bataille d'Alep, où les jihadistes se précipitent pour combattre en première ligne tandis que les hommes de l'ASL abandonnent le front.
Au fil des mois, la filiation entre Jabhat an-Nusra et l'Etat islamique d'Irak devient de plus en plus évidente pour nombre d'observateurs qui pensent reconnaître «l'école irakienne» dans le professionnalisme dont font preuve les combattants de Jabhat an-Nusra. La similitude dans le mode de communication avec le style irakien se fait également ressentir dans les vidéos produites par al-Manârat al-bayda (le minaret blanc), la section médiatique de Jabhat an-Nusra, dont le nom fait référence au minaret de Jésus dans la mosquée des Omeyades de Damas. L'emprise de ce modèle irakien est enfin visible dans les chants jihadistes entonnés par les combattants, reprenant les hymnes les plus populaires du jihad irakien. Enfin en mars 2013, les services secrets américains semblent pencher pour cette thèse, un article du Los Angeles Times révèle que la CIA se prépare à liquider les dirigeants de Jabhat an-Nusra par des frappes de drones, le département d'Etat américain estimant qu'il s'agit «d'une organisation terroriste qu'il est impossible de distinguer de l'organisation el-Qaëda en Irak».
C'est dans ce contexte que le communiqué d'Abû Bakr al-Baghdâdî, annonçant l'instauration de l'Etat islamique en Irak et au Levant [7], lève les derniers doutes sur la filiation de Jabhat an-Nusra. «Il est maintenant temps d'annoncer au peuple du Levant et au monde entier que Jabhat an-Nusra n'est rien d'autre qu'une extension de l'Etat islamique d'Irak et qu'il en fait partie. [...] Nous avons délégué Abû Muhammad al-Jûlânî, qui est l'un de nos soldats, et avec lui un groupe de nos fils et nous les avons envoyés d'Irak au Levant, afin qu'ils effectuent la jonction avec nos cellules du Levant. [...] Nous leur avons donné des plans, monté pour eux une stratégie politique, nous leur avons apporté chaque mois toute l'aide financière que nous pouvions et leur avons fourni des hommes qui ont connu les champs de bataille du jihad, qu'ils soient parmi les Muhâjirîn (étrangers) ou les Ansâr (Irakiens). ». Vingt-quatre heures plus tard, le 10 avril 2013, Abû Muhammad al-Jûlânî publie lui aussi un communiqué audio [8] dans lequel il déclare, sur un ton respectueux, qu'il ne répondra pas favorablement l'appel d'Abû Bakr al-Baghdâdî, tout en reconnaissant effectivement avoir combattu en Irak sous son commandement, puis avoir bénéficié des fonds, de l'armement et des combattants fournis par l'Etat islamique d'Irak.
Religioscope - Il semble que des raisons pragmatiques aient poussé Jabhat an-Nusra à refuser d'intégrer une entité transnationale aux côtés de l'Etat islamique d'Irak, présenté dans les médias comme la branche irakienne d'al-Qaïda. Comment alors interpréter l'allégeance de son leader Abû Muhammad al-Julânî à Ayman az-Zawâhirî, actuel chef d'al-Qaïda centrale?
Romain Caillet - En réalité, Abû Muhammad al-Julânî ne pouvait pas envisager d'autres options que celle de prêter allégeance à Aymân az-Zawâhirî. Après avoir refusé d'intégrer l'Etat islamique en Irak et au Levant, rejetant ainsi ouvertement l'autorité de son Emir qui l'avait envoyé en Syrie, il se devait de montrer des gages d'orthodoxie jihadiste en s'affiliant formellement à al-Qaïda centrale. Dans le cas contraire, le noyau dur des combattants de Jabhat an-Nusra, celui qui constitue son fer de lance sur le terrain, se serait probablement désolidarisé d'Abû Muhammad al-Julânî. Mettre en avant le nom d'az-Zawâhirî, n'était pas seulement un gage donné aux éléments les plus idéologisés de Jabhat an-Nusra, c'était également l'opportunité de choisir un arbitre, qu'il savait d'avance acquis à sa cause. En effet, il existe un contentieux entre le chef d'al-Qaïda centrale et les jihadistes irakiens, remontant à l'époque d'az-Zarqâwî et qui s'est ensuite amplifié depuis l'instauration de l'Etat islamique d'Irak et la mort d'Oussama Ben Laden, auquel Aymân az-Zawâhirî a succédé à la tête d'al-Qaïda centrale. Le 9 juin 2013, deux mois jour pour jour après la proclamation de l'Etat islamique en Irak et au Levant, la chaîne de télévision qatarienne al-Jazeera diffuse une lettre d'az-Zawâhirî datée du 14 rajab 1434, ce qui correspond au 24 mai 2013, annonçant la dissolution l'Etat islamique [9]. Selon ces directives, l'Etat islamique d'Irak devra quitter la Syrie au profit de Jabhat an-Nusra, reconnu explicitement dans ce document comme une branche autonome d'al-Qaïda. Mettant sur un même pied d'égalité Abû Bakr al-Baghdâdî et Abû Muhammad al-Julânî, le chef d'al-Qaïda centrale va jusqu'à décréter que les deux émirs sont désormais chacun en place pour une période d'un an, à l'issue de laquelle il sera décidé de proroger leur mandat ou bien d'y mettre fin [10].
La réponse à ces exigences irréalistes d'az-Zawâhirî ne se fit pas attendre: le 14 juin 2013 un communiqué audio d'Abû Bakr al-Baghdâdî est publié sur les réseaux sociaux et intitulé «[l'Etat islamique] restera en Irak et au Levant» [11]. Dans cet enregistrement, il déclare, de façon relativement diplomatique, que la lettre de Zawâhirî comporte de flagrantes erreurs du point de vue de la loi islamique et qu'il refuse donc de s'y soumettre. Ce refus d'obtempérer aux décisions d'az-Zawâhirî constitue indéniablement un revers pour ce dernier, qui jusque-là ne semblait pas avoir pris la mesure du délitement de son autorité auprès de la plupart des groupes jihadistes, que le charisme d'Oussama Ben Laden suffisait à fédérer. Abû Bakr al-Baghdâdî n'avait d'ailleurs même pas mentionné le nom du chef d'al-Qaïda centrale dans son communiqué annonçant l'instauration de l'Etat islamique en Irak et au Levant, alors que ceux d'Oussama Ben Laden et d'Abû Mus'ab az-Zarqâwî faisaient l'objet d'hommages appuyés. En outre, depuis l'émirat Abu 'Umar al-Baghdadi, les dirigeants de l'Etat islamique d'Irak portent désormais le titre d'Amîr al-mu'minîn (Commandeur des croyants) et n'ont plus de compte à rendre à al-Qaïda. C'est donc bien la preuve que sa branche mésopotamienne a bien été dissoute au sein de l'Etat islamique d'Irak, devenu de facto indépendant, à plus forte raison depuis la mort d'Oussama Ben Laden.
Loin d'être un conflit de personnes ou d'égos entre Abû Bakr al-Baghdâdi et Aymân az-Zawâhirî, il s'agit plutôt d'une divergence profonde entre les deux agendas politiques et militaires de leurs organisations respectives, qui aujourd'hui éclate au grand jour. Depuis sa structuration officielle en 1998, à travers le «Front Islamique Mondial contre les Juifs et les Croisés», al-Qaïda centrale concentre essentiellement ses actions contre l'Occident en général et les Etats-Unis en particulier, perçus comme les protecteurs des dictateurs arabes et des alliés indéfectibles d'Israël. Le «printemps arabe» et l'effondrement des régimes tunisien, égyptien, libyen et yéménite a donc privé l'organisation d'Oussama Ben Laden de près de la moitié de sa rhétorique et de ses capacités mobilisatrices, tant au niveau de l'opinion publique qu'à celui des groupes jihadistes. Ainsi pour l'Etat islamique, au lendemain du départ des troupes américaines d'Irak, la priorité est désormais de combattre les ennemis d'aujourd'hui plutôt que ceux d'hier, c'est-à-dire «l'expansionnisme iranien» et ses affidés chiites dans le monde arabe, plutôt qu'une Amérique affaiblie et pusillanime, de plus en plus en retrait sur la scène internationale.
Religioscope - On peut s'étonner d'une telle allégeance, dont l'impact médiatique auprès des milieux libéraux et occidentaux est évidemment dommageable à la révolution syrienne?
Romain Caillet - Je ne crois pas que la direction de Jabhat an-Nusra soit particulièrement sensible à son image auprès des milieux libéraux et occidentaux, même si elle garde à l'esprit qu'une partie de ses alliés tactiques, notamment les brigades islamistes modérés et salafies inclusives, s'en préoccupent. La principale inquiétude d'Abû Muhammad al-Jûlânî fut d'abord de préserver le noyau dur de Jabhat an-Nusra, regroupant l'élite de ses combattants, plutôt que de se lancer dans une opération de séduction envers les dirigeants occidentaux, qui de toute façon avaient pris la décision de placer l'ensemble du groupe sur la liste des organisations terroristes.
Religioscope - A la suite de ces événements, une majorité de spécialistes ont estimé que Jabhat an-Nusra allait désormais être affaiblie au profit de brigades salafies non-jihadistes, telles que Harakat al-Ahrâr ash-Shâm al-Islâmîyya ou encore Suqûr ash-Shâm. Or, si effectivement Jabhat an-Nusra s'est considérablement affaiblie au cours des derniers mois, c'est au contraire parce que la majorité de ses troupes se sont ralliés à l'Etat islamique en Irak et au Levant. Comment expliquer que, malgré l'arbitrage d'Ayman az-Zawâhirî, l'Etat islamique en Irak et au Levant se soit imposé aussi facilement au détriment de Jabhat an-Nusra?
Romain Caillet - Une partie des troupes de Jabhat an-Nusra a effectivement intégré Harakat al-Ahrâr ash-Shâm al-Islâmiyya, principale composante du Front Islamique Syrien, de tendance salafie inclusive, et dans une moindre mesure Suqûr ash-Shâm à Idlib et Liwâ' al-Islâm à Damas, appartenant au Front de Libération de la Syrie Islamique. Selon certaines sources cette dernière formation, dont beaucoup de combattants ont des profils salafis, serait coordonnée par les Frères Musulmans. Intégrés formellement à l'ASL, ces brigades sont donc reconnues, notamment par les partenaires occidentaux de l'opposition syrienne, comme appartenant à une armée régulière, donc concrètement plus susceptibles qu'une Jabhat an-Nusra ralliée à al-Qaïda de recevoir des armes lourdes et du matériel militaire sophistiqué.
Pourtant, si la formation jihadiste a effectivement subi une chute drastique de ses effectifs au mois d'avril 2013, ce fut majoritairement en raison des ralliements à l'Etat islamique. La quasi-totalité des combattants de Jaysh al-Muhâjirîn wa-l-Ansâr, principale brigade regroupant en majorité des combattants étrangers, prêtèrent serment d'allégeance à Abû Bakr al-Baghdâdî après que leur commandant, le Tchétchène Abû 'Umar, fût nommé Emir des wilayas d'Alep, d'Idlib et de Lattaquié.
Dans la Wilaya d'Alep, pour reprendre la terminologie administrative utilisée par l'Etat islamique en Irak et au Levant, à Jarâblus, une ville située au nord-est de l'ancienne capitale économique, non loin de la frontière turque, les hommes d'Abû Bakr al-Baghdâdî se sont imposés d'une façon particulièrement pragmatique. Selon certains témoignages, ils se seraient alliés à une tribu locale, qui aurait bénéficié de leur soutien militaire en échange de son allégeance à l'Etat islamique, afin de régler les différents qu'elle entretenait avec d'autres clans rivaux. Cette capacité à s'enraciner sur les terres de Jihad grâce à l'appui des tribus rappelle les stratégies matrimoniales employées par al-Qaïda en Mésopotamie ou encore l'AQMI au Sahel, dont les combattants déboursèrent souvent des sommes colossales pour s'unir aux filles des tribus maures et touaregs.
Toujours dans la wilaya d'Alep, qui apparaît aujourd'hui comme le principal bastion de l'Etat islamique, à Safîra, ville située au sud-est d'Alep,des combattants qui semblent appartenir à l'ASL tirent le 21 juin 2013 une roquette Grad sur des positions tenus par des troupes loyalistes en s'affiliant à l'Etat islamique en Irak et au Levant [12]. Sans doute s'agit-il d'une brigade ayant été mal pourvue en armes par le conseil militaire de l'ASL, cela démontre néanmoins que la nouvelle force montante sur le terrain est désormais l'Etat islamique. Sur le plan organisationnel, celui-ci est parvenu à la fois à fédérer des combattants étrangers non-arabes, des chefs de tribus, des soldats de l'armée régulière ayant fait défection ou encore des jihadistes palestiniens, comme semble le suggérer une opération menée le 19 juin 2013 au nom de l'Etat islamique dans le camp de réfugiés de Yarmouk à Damas [13].
Sur le terrain médiatique, l'Etat islamique est passé à un mode plus offensif dans sa communication autour du conflit qui l'oppose à Jabhat an-Nusra. Ainsi, le 18 juin 2013, Abû Muhammad al-'Adnânî ash-Shâmî, porte-parole de l'Etat islamique en Irak et au Levant, a publié un communiqué particulièrement sévère, intitulé «Méprisez-les, ce sont des calomniateurs» [14]. Dans un premier temps, celui-ci s'adresse à Aymân az-Zawâhirî, qui avait exigé que les hommes d'al-Baghdâdî se cantonnent à l'Irak, en lui déclarant fermement, tout en respectant les formules d'usage, que les combattants de l'Etat islamique ne sont pas tenus de respecter les frontières de Sykes-Picot et que rien, ni personne, ne pourra les empêcher de venir soutenir leurs frères syriens. Pour appuyer son argumentation théologique, Abû Muhammad al-'Adnânî rappelle que les deux premiers califes, Abû Bakr et 'Umar b. al-Khattâb, n'avaient jamais séparé le commandement des armées d'Irak et du Levant. Les membres de Jabhat an-Nusra, qui ont refusé d'intégrer l'Etat islamique, sont explicitement dénoncés par Abû Muhammad al-'Adnânî comme des déserteurs, insistant sur le fait que Jabhat an-Nusra ne fut jamais rien d'autre qu'une couverture médiatique et un paravent sécuritaire pour les activités de l'Etat islamique d'Irak en Syrie.
Cependant, au-delà des allégeances opportunistes, susceptibles de se faire ou de se défaire, et des arguments théologiques des uns et des autres, j'estime que ce sont les performances militaires sur le terrain qui feront définitivement la différence entre les deux formations jihadistes. Pour le moment, la balance semble pencher en faveur de l'Etat islamique en Irak et au Levant qui parvient à porter les coups les plus violents au régime. Le 17 juin 2013, à Nayrab, au sud-est d'Alep, un combattant de l'Etat islamique a ainsi effectué l'attentat suicide le plus meurtrier de ces six derniers mois, en éliminant environ soixante soldats restés fidèles au régime de Bachar Al-Assad [15]. A contrario, depuis bientôt trois mois, la fréquence des attaques de Jabhat an-Nusra s'est considérablement réduite, faute d'armes et de moyens financiers. Auparavant, la qualité de l'arsenal de Jabhat an-Nusra avait en effet intrigué nombre d'observateurs sur le terrain, à commencer par les membres de l'ASL, s'interrogeant sur l'origine de cet armement. Nous savons aujourd'hui que cet approvisionnement était assuré par les jihadistes irakiens: le refus de Jabhat an-Nusra d'intégrer leur Etat a donc provoqué une rupture des flux financiers et de l'approvisionnement en armes, diminuant aujourd'hui sensiblement sa capacité d'action.
Religioscope - Beaucoup d'encre est consacrée à la question des combattants jihadistes étrangers en Syrie, que l'on suppose motivés par une idéologie anti-libérale et anti-occidentale. En revanche, les combattants chiites étrangers qui affluent actuellement en Syrie pour soutenir le "régime alaouite" de Bachar Al-Assad semblent être traités essentiellement sur le mode de la realpolitik. Selon vous, cela traduit-il globalement une réalité sur le terrain ou est-ce partiellement le résultat d'un effet épouvantail du salafisme?
Romain Caillet - Dans les premiers mois de l'engagement des combattants chiites étrangers, il s'agissait effectivement de realpolitik. Je pense notamment au personnel militaire iranien, dont on peut éventuellement comparer la présence à celle des experts russes, et dans une moindre mesure aux combattants du Hezbollah libanais, prétendant lutter en Syrie, non pas pour protéger un «régime alaouite» mais pour préserver «l'axe de la résistance». Cette présence se limitant à des «objectifs profanes» fut d'ailleurs critiquée par les chiites les plus radicaux, tels que le prédicateur Yâsir al-Habîb, déchu de sa nationalité koweïtienne et ayant obtenu le statut de réfugié politique à Londres, en raison de l'extrémisme de ses prêches [16]. Ainsi, en juillet 2012, Yâsir al-Habîb fut le premier à lancer des appels à la mobilisation militaire pour la défense de la Oumma chiite et de sa souveraineté sur le mausolée de Sayyida Zaynab [17], fille de l'imam 'Alî, située dans une banlieue de Damas. Cette banlieue qui porte son nom est quasiment devenue aujourd'hui une nouvelle ville sainte du chiisme, où la population semble désormais composée majoritairement de réfugiés irakiens appartenant à cette confession.
C'est dans ce contexte, que des volontaires irakiens, appartenant à des courants plus radicaux que le pragmatique Hezbollah, ont formé la brigade Abû-l-Fadl al-'Abbâs, regroupant des combattants fondamentalistes chiites de diverses nationalités. L'afflux vers Sayyida Zaynab de ces milliers de «jihadistes» irakiens, libanais (appartenant essentiellement au Hezbollah), yéménites, afghans et même pakistanais a nécessité la formation d'une nouvelle brigade nommé Dhû-l-Fiqâr, en référence au sabre de l'imam 'Alî, auquel la tradition chiite attribue des pouvoirs miraculeux. Pour ces deux brigades, il ne s'agit donc plus de combattre pour des motifs politiques, voire anti-impérialistes, les agents des «régimes du Golfe» ou «les alliés de l'Occident», mais de vaincre « les fils d'Omeyades » [18] (en référence à la dynastie des Omeyades, qui fit de Damas sa capitale, considérés dans la tradition chiite comme les pires oppresseurs de l'histoire islamique), que sont à leurs yeux les opposants sunnites. Cette nouvelle forme de jihadisme hybride, né de la rencontre entre le chiisme radical de Najaf, mais resté jusque-là relativement quiétiste, et le chiisme politisé des miliciens du Hezbollah, pourrait à terme engendrer une dynamique de radicalisation dans le monde chiite semblable à ce que fut le Jihad afghan pour les sunnites, lorsque l'islam saoudien apolitique rencontra le militantisme des Frères Musulmans.
Notes
[1] M. SHEHADEH, «al-Qâ'ida fî-l-'Irâq: min ath-thawra ila-d-dawla», al-'Asr, 21/02/2007, [en ligne] http://alasr.ws/articles/view/8721, consulté le 28/06/2013.
[2] Auparavant l'organisation d'Abû Mus'ab az-Zarqâwî, fondée entre 1999 et 2000 en Afghanistan, se nommait «le groupe du Monothéisme et du Jihad» (Jamâ'at at-Tawhîd wa-l-Jihâd), dont la présence est attestée sur le territoire irakien, dans la région du Kurdistan, au moins depuis le premier trimestre 2002.
[3] L'onomastique d'Abû 'Umar al-Qurashî al-Baghdâdî rend d'abord hommage à la figure de 'Umar b. al-Khattâb (m. 644), second des «quatre califes orthodoxes», particulièrement vilipendé dans la tradition chiite, afin de souligner l'identité sunnite de son organisation. Cette onomastique d'Abû 'Umar mentionne ensuite son appartenance aux Qurayshites (al-Qurashî), seuls autorisés selon certains hadiths à pouvoir accéder au Califat, dont la capitale de l'ère abbasside est mise à l'honneur par l'affiliation d'Abû 'Umar al-Qurashî à Bagdad (al-Baghdâdî).
[4] http://www.youtube.com/watch?v=60mgEeNc7Z8, consulté le 28/06/2013.
[5] http://www.youtube.com/watch?v=qg14MEWenzA, consulté le 29/06/2013.
[6] Le nom complet cité dans les communiqués de l'Etat islamique d'Irak est Abû Bakr al-Hussaynî al-Qurashî al-Baghdâdî.
[7] http://www.youtube.com/watch?v=sLTyKI941XQ, consulté le 29/06/2013.
[8] http://www.youtube.com/watch?v=GMBOpSj5w-Q, consulté le 29/06/2013.
[9] http://www.aljazeera.com/news/middleeast/2013/06/2013699425657882.html, consulté le 29/06/2013.
[10] http://www.documentcloud.org/documents/710586-ayman-zawahiri.html#document/p2, consulté le 29/06/2013.
[11] http://www.youtube.com/watch?v=I7AvJvC8vfs, consulté le 29/06/2013.
[12] https://www.youtube.com/watch?v=n0t_14vKFUQ, consulté le 30/06/2013.
[13] http://www.youtube.com/watch?v=A4aTea_TZZw, consulté le 1/07/2013.
[14] http://www.youtube.com/watch?v=OY6zVLigfrQ, consulté le 1/07/2013.
[15] http://www.youtube.com/watch?v=eOHsjLWiQlg, consulté le 1/07/2013.
[16] Il organise ainsi tous les ans une cérémonie, pour se réjouir de la mort de 'Aisha la fille d'Abû Bakr et épouse du Prophète Muhammad, qui doit être maudite selon le courant de pensée chiite duquel se réclame Yâsir al-Habîb: http://www.youtube.com/watch?v=_qFrFE8ywLM, consulté le 1/07/2013.
[17] http://www.youtube.com/watch?v=sJIkYj61z1E, consulté le 1/07/2013.
[18] On peut voir sur cette vidéo un milicien libanais ou irakien bombarder une position ennemie en clamant: «ô fils d'Omeyades, que Dieu vous maudisse!», http://www.youtube.com/watch?v=m9e0acv9Guo, consulté le 1/07/2013.
Les propos de Romain Caillet ont été recueillis à Beyrouth par les soins d'Olivier Moos.