Chercheur d'origine suisse, André Chappatte est actuellement doctorant en anthropologie sociale à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de Londres. Il vient d'effectuer une recherche de terrain de 18 mois sur le phénomène religieux et particulièrement sur l'Islam du quotidien dans la ville de Bougouni, première localité du sud ouest du Mali. Au cours des dernières années, André Chappatte a effectué quatre voyages dans ce pays musulman d'Afrique qu'est le Mali, d'une durée totale de 27 mois.
Religioscope - André Chappatte, dans votre travail de thèse, vous vous penchez sur ce que vous appelez les «musulmans ordinaires» dans la ville de Bougouni, une localité à environ 150 kilomètres au sud de Bamako (Mali). Parlez-nous de Bougouni.
André Chappatte - Après Sikasso et Koutiala, Bougouni, avec ses 60.000 habitants environ, est la troisième plus grande ville de la savane du sud du Mali. Elle est composée d'une écrasante majorité de personnes de confession musulmane. Cependant, les minorités religieuses telles que les catholiques et les protestants sont également actives à Bougouni. Il faut noter aussi la présence du mouvement baha'i, d'une secte locale et d'une religiosité globale enracinée dans d'anciennes traditions du terroir. Sur le plan économique, Bougouni se situe dans la région à forte pluviométrie du Mali et abrite notamment deux anciennes usines d'égrainage du coton ainsi qu'une nouvelle usine fabriquant de l'huile à base des graines du coton. Bougouni est également un carrefour entre le Mali, la Guinée et la Côte d'Ivoire et se situe sur l'unique axe goudronné reliant le Mali à la Côte d'Ivoire. La ville de Bougouni est en train de s'agrandir à grands pas et participe à l'exode rural croissant que connaît l'Afrique. Son importance régionale fait d'elle une destination de migration économique où se côtoient rêves, ambitions et égarements.
Religioscope - Pouvez-nous brièvement nous parler de la structure religieuse de Bougouni. Dans quelle mesure cette dernière reflète-t-elle la structure religieuse du Mali dans son ensemble?
André Chappatte - Tout d'abord, on notera que l'histoire de la pénétration de l'Islam à Bougouni est assez particulière, comparée au reste du Mali. En résumé, le nord du Mali est musulman depuis plusieurs siècles déjà, comme par exemple les régions de Tombouctou, de Gao et de Kidal. Là-bas l'Islam fut, entre autres, introduit par le commerce transsaharien dominé par les marchands musulmans. L'Islam, par un lent processus «de haut en bas», s'est ensuite enraciné localement et s'est lentement répandu vers le Sud, c'est-à-dire dans la zone de Mopti, du pays Dogon, de Djenné et dans tout le delta du Niger.
Il y a également eu un autre facteur d'islamisation du Mali. Il s'agit de la conquête du Sénégal par les Almoravides vers le 11ème siècle. Cette influence musulmane voisine pénétra doucement le Mali par le nord-ouest. Il y eut aussi de grands conquérants musulmans qui encouragèrent la pénétration de l'Islam tel El Hadj Oumar Saïdou Tall. Ainsi, au moment où les Français sont arrivés au Mali vers les années 1880, l'Islam était présent au nord et dans le Delta du Niger, de Kayes à Ségou, alors que le sud était encore totalement ancré dans ce que la langue bambara nomme le bamanaya. Ce terme découle de l'ethnie majoritaire du Mali et veut dire «être bambara». Leur langue est devenue la lingua franca du Mali. Dans leur vocabulaire, bamanaya signifie également toutes les pratiques religieuses pré-islamiques et pré-coloniales du Mali. Certains parleraient de l'animisme. En bref, le bamanaya était une religion totale, c'est-à-dire qu'elle embrassait toutes les sphères du quotidien et définissait le sentiment religieux dominant de ces sociétés-ci.
Avec l'arrivée de l'Islam et du Christianisme, le bamanaya a été en grande partie diabolisé et proscrit. Il existe encore des pratiques du bamanaya, mais elles se font dans les coulisses, à l'abri des regards. Il est donc difficile de quantifier sa présence. La parole d'un vieux chef de village dans les environs de Bougouni illustre bien la réalité non publique du bamanaya dans le sud du Mali : «même si tu te laves bien la bouche, l'odeur de ce que tu as mangé reste présente». J'ai également exploré le bamanaya. Cependant il est plus aisé d'étudier ce qui est publiquement accepté. Le bamanaya fera l'objet de plus amples recherches dans le futur.
L'Islam est donc un phénomène récent dans le sud du Mali. Selon mes recherches, l'Islam est arrivé dans cette région de l'Afrique de l'Ouest par deux vecteurs différents. Premièrement, l'arrivée de l'Islam «en brousse» est une conséquence indirecte de migrations économiques qui ont eu lieu dans les années 1920-1930. A cette époque la zone de Bougouni était marginalisée. Dû au paiement de la dote et suite à l'introduction de l'impôt colonial et de nouveaux produits de consommation (tel le vélo), beaucoup de personnes, souvent désignées par leur famille respective, sont parties à l'aventure pour chercher de l'argent. La destination première fut le Sénégal pour la culture de l'arachide. Ils travaillaient comme ouvriers agricoles pour des patrons musulmans. Certains de ces immigrés économiques se sont installés au Sénégal. Beaucoup sont revenus dans le sud du Mali et ont ramené l'Islam dans leurs valises.
Dans les années 1950-1980, on a assisté à un scénario de migration économique similaire, mais vers la Côte d'Ivoire pour la culture du cacao et de café.
Le canevas pour la ville de Bougouni est un peu plus nuancé dans la mesure où les possibilités étaient plus grandes en ville et qu'on y trouvait une administration coloniale depuis 1894. Ainsi, l'Islam est venu à Bougouni d'abord par les commerçants étrangers et les fonctionnaires. Cependant, l'Islam est devenu la religion majoritaire il n'y a pas plus de trente ans de cela. Ainsi lorsque vous demandez aux autochtones de Bougouni si leurs parents étaient musulmans, ceux-ci sont embarrassés. Donc l'islamisation de masse est très récente à Bougouni et dans le sud-ouest du Mali en général. Nous pouvons même dire qu'elle n'est point encore terminée. Durant mon séjour, j'ai constaté un fort prosélytisme religieux attirant des missionnaires et prêcheurs de nombreuses confessions différentes. Au niveau de sa structure religieuse, vous avez à Bougouni un séminaire protestant, une église catholique. Le bahaïsme y est également représenté ainsi qu'une secte locale ayant à sa tête un chef religieux nommé 'prophète' par les habitants de cette ville. Cependant cette sphère publique est dominée par l'Islam à 95%. Notons que les habitants divisent l'Islam en de multiple branches ou bolofara tel que les wahhabites, les soufies, les ançar dine, les pieds-nus etc. Néanmoins, même si l'histoire de la pénétration de l'Islam à Bougouni diverge de celle du nord du Mali, sa structure religieuse en terme d'affiliation se retrouve ailleurs dans le pays.
En ce qui concerne la sphère religieuse, le pays a évolué d'une religiosité intouchable vers une religiosité plus réflexive. En effet, à une certaine époque il était impossible de critiquer les leaders religieux. Ces derniers détenaient tout le savoir religieux et son accès se faisait au prix de longues années d'études auprès d'un maître coranique. Cependant, avec l'avènement de la démocratie au Mali, la liberté de la presse, les nouvelles technologies et le meilleur accès de la population à ces dernières, la sphère publique est devenue plus critique et s'est divisée et identifiée en de multiples courants religieux. Ce phénomène a également été rendu possible par le fait que les populations ont maintenant accès à des traductions du Coran en plusieurs langues (tel que le français et le bambara). L'interprétation du Livre a moins besoin d'intermédiaires et demande un investissement intellectuel personnel. De plus, cassettes-sermons, pamphlets et émissions religieuses radio-télévisuelles abondent au Mali. Les éducations religieuses se sont diversifiées et le consensus islamique ou ijma a diminué. Le musulman ordinaire se trouve en face d'une sphère religieuse complexe, mouvementée et dynamique. Quelle sera sa position ? Le champ des possibles est vaste.
Religioscope - Votre travail est focalisé sur la notion de «musulman ordinaire». Qu'entendez-vous exactement par ce terme?
André Chappatte - Méthodologiquement, c'est une question délicate. En effet, il est beaucoup plus facile de définir une élite religieuse composée d'un nombre d'individus restreint que cette masse de gens qui se disent 'musulmans' tout simplement. Pour l'instant, ma définition se base sur ce qu'ils ne sont pas. Par «musulmans ordinaires» j'entends tous les musulmans qui ne sont pas membres d'une élite religieuse et qui n'appartiennent pas à un mouvement religieux particulier.
En effet, on trouve au Mali un certain nombre de croyants qui suivent l'enseignement de certains leaders religieux. Par exemple, à Nioro du Sahel, vous avez deux leaders religieux soufis très connus. L'un représente la confrérie soufie Hamawiyya, l'autre la Tijaniyya. Il y a aussi la mouvance religieuse wahhabite se distinguant notamment publiquement par un code vestimentaire singulier. Il y a également des personnes qui suivent le Chérif Ousmane Madane Haïdara. Ce courant religieux a pris beaucoup d'ampleur au Mali ces dernières années. Son chef a fondé l'association Ançar Dine en 1983. Cette dernière est maintenant présente dans toutes les villes, petites villes et gros villages du Mali ainsi que dans 24 pays différents. Son succès provient de multiples causes telles que sa rhétorique simple et directe défiant la langue de bois propre à une certaine tradition du discours islamique, sa critique du gouvernement de Moussa Traoré, ainsi que sa vision d'une foi musulmane basée sur un comportement moral précédant la pratique d'un dogme. Vous avez aussi des personnes qui suivent l'enseignement d'autres autorités religieuses charismatiques tel que le Cheick Soufi Bilal Diallo.
Cependant, au delà de cette minorité de gens qui suivent les leaders religieux susmentionnés, vous avez des musulmans qui bâtissent leur religiosité en s'inspirant de tous ces mouvements tout en ne suivant personne en particulier. Par exemple, j'ai un ami qui écoute les prêches de Cheick Haïdara parce qu'il considère que «l'être musulman» c'est avant tout une question de comportement, d'attitude ou jogo, c'est-à-dire avoir un bon caractère. En même temps, il est d'accord avec les wahhabites qui affirment que les cérémonies religieuses comme le mariage et le baptême sont trop coûteuses et que l'aspect économique a pris trop d'importance dans les cérémonies. Mais si, par exemple, Cheick Soufi Bilal se déplace à Bougouni, il ira écouter son prêche. Il se dit musulman et croit en Allah et en son Prophète. Il s'inspire des grands religieux du Mali tout en conservant un esprit critique singulier. Il est actif et s'investit dans le débat religieux comme beaucoup de musulmans maliens le font, tout au moins dans la sphère privée.
Religioscope - Alors que de récents débats se sont principalement focalisés sur les élites musulmanes africaines distribuées en défenseurs de «l'Islam traditionnel africain» et «réformateurs», vous prenez le contrepied de ces réflexions en vous intéressant non pas àagrave; des élites, mais à ce que vous appelez des «musulmans ordinaires», tout en refusant cette dichotomie simpliste entre «réformateurs» et tenants d'un «Islam traditionnel africain». Pouvez-vous nous expliquer les arguments qui ont justifié cette démarche originale?
André Chappatte - Il y a plusieurs arguments pour cette démarche mettant l'accent sur l'étude des musulmans ordinaires. Tout d'abord, beaucoup d'intellectuels et de personnages publics ont abordé l'Islam par l'étude des relations de pouvoir entre les différents dirigeants religieux dans le but de comprendre l'impact de leurs discours sur l'Islam, sur son orthodoxie et sur sa pratique. Malheureusement, cette démarche ne donne pas assez d'importance à la plus grand majorité des musulmans, c'est-à-dire justement ces musulmans ordinaires. Selon moi, ces musulmans ordinaires ne sont pas suffisamment pris en considération dans le rapport avec l'Autre. L'exploration du monde musulman ne se résume pas à l'étude de la protection d'un dogme par une minorité de musulmans. En s'approchant de l'Autre, nous découvrons un Islam vivant dans lequel tout homme cherche à bâtir sa vie, à allier des intérêts personnels avec une conscience religieuse. Toute cette démarche humaine est jalonnée d'incohérences et d'incertitudes et se négocie quotidiennement dans un cadre moral secoué par des sentiments, des émotions et un intellect marqués par l'enchevêtrement de contextes locaux, nationaux et internationaux. Osons appréhender l'Islam par l'expérience humaine et non seulement par la nature dogmatique présente dans toute pratique religieuse! Je m'intéresse avant tout aux forces créatrices de l'homme du quotidien.
C'est pour ces raisons que j'ai choisi d'aller faire ma recherche dans une ville régionale du Mali, de m'y insérer dans une famille musulmane, de partager nos quotidiens afin d'explorer et de tenter de comprendre comment ces personnes vivent l'Islam. Il est important de considérer ces musulmans ordinaires de manière active et non passive seulement, c'est-à-dire comme des acteurs de la religion. En ce sens, ma démarche analytique centrée sur l'homme est d'inspiration weberienne.
Un autre point de mon argument repose sur la question de l'unicité du monde musulman. En effet, nous constatons que, pour beaucoup d'observateurs extérieurs à l'Islam, et en particulier en Occident, l'Islam serait une religion unie. On parle ainsi de la Ummah, c'est-à-dire la communauté musulmane dans son ensemble. Certes l'Ummah couvre une certaine réalité. Cependant, mon expérience de terrain remet en cause cette conception populaire d'un monde musulman homogène. Bien au contraire, l'Islam bouge, est dynamique et est marqué par des critiques, des débats et des dissensions comme toute autre religion sur cette terre. C'est pour cette raison que cette dichotomie entre «Islam traditionnel» et «réformateur» en Afrique subsaharienne me semble beaucoup trop réductrice et simpliste. Ce ne sont que des tiroirs analytiques dépassés. Cette dichotomie provient également de l'affirmation coloniale de l'existence d'un Islam propre à l'Afrique Noire. En effet, il y aurait eu dans un premier temps un «Islam traditionnel africain». Ensuite, avec l'avènement de la modernité et la montée en puissance des pays arabes dans le monde musulman, une nouvelle influence aurait vu le jour, une influence de type «réformatrice» caractérisée par la prédominance du dogme. Cependant, la réalité est beaucoup plus complexe que cela, notamment si nous considérons l'impact de la sphère publique malienne dans la construction de l'être musulman.
Benjamin F. Soares, dans son livre intitulé Islam and the Prayer Economy (2005), parle de l'émergence d'une manière postcoloniale d'être musulman comme alternative à cette vision dichotomique et classique de la sphère musulmane malienne mentionnée ci-dessus.
Religioscope - Quelle est votre manière d'aborder le phénomène de la piété?
André Chappatte - Dans le langage courant, la «piété» est un terme très fort. On pense à un modèle théologique, à la vertu, à un guide, à l'idée d'une perfection, à la sainteté. La piété est quasiment inaccessible pour le commun des mortels. C'est donc un concept qui exclut. Il ne prend pas en compte l'écrasante majorité des gens considérés comme «non pieux» par le simple fait que ces derniers ne suivent pas un agenda religieux reconnu et explicite.
Je pense que cette vision de la piété est fausse. Elle découle de la mainmise des sphères religieuses classiques sur la définition de la religiosité. Si la personne n'entre pas dans leur agenda, elle ne peut être pieuse. Cependant, si vous partez de l'expérience humaine vous constatez que la piété n'est point une notion binaire «pieux / non-pieux» délimitant un tracé à deux voies. Se tournant vers l'intimité de l'homme, la piété est avant tout faite de négociations et de décisions. Selon moi, tout être humain vit à un certain moment de son existence des moments de piété et des situations complexes où son approche de la piété peut être amenée à évoluer grâce / à cause de l'expérience parfois douloureuse de la complexité du quotidien.
Pour ma part, je m'intéresse beaucoup plus à cette négociation autour de la volonté ou du désir d'être pieux en relation avec les difficultés rencontrées par les gens dans leur vie quotidienne. Il s'agit de saisir comment l'être humain comprend et construit sa vie en poursuivant, en même temps, des intérêts personnels et des aspirations éthiques se rapportant à une conscience supra-individuelle. Beaucoup d'études sur la piété se focalisent sur sa pratique considérée comme très cohérente et très «lisse», sans faute. Cependant si vous y regardez de plus près, on constate que la pratique de la piété s'insère dans des réalités quotidiennes complexes, ambivalentes et parfois contradictoires. C'est entre autre sur l'origine et le poids de ces inconsistances que porte mon étude sur la piété populaire.
Religioscope - Comment qualifieriez-vous ces phénomènes d'incohérence? S'agit-il encore de piété?
André Chappatte - La piété comme réalité mentale est pure et elle reste un idéal. Sa pratique est une combinaison de choix moraux et d'intérêts personnels ayant une réalité à rugosité variable façonnée par les difficultés économiques, sociales et politiques émergeant du quotidien. Pour moi, «être pieux» signifie avant tout réfléchir, négocier et décider tout en s'identifiant à une tradition morale donnée. La piété n'est pas un état statique et défini, mais une attitude négociée. C'est un phénomène dynamique qui relève de la construction du soi et de la conscience morale.
Religioscope - Dans votre travail, quelle importance accordez-vous à la notion d'«orthodoxie», importante pour définir la piété?
André Chappatte - Au début de ma recherche, j'ai visité les 32 mosquées de Bougouni et j'ai participé à des débats publics sur la notion de piété. Beaucoup de musulmans résumaient la piété en citant les cinq piliers de l'Islam qui constituent la base de l'orthodoxie musulmane. Cependant, le respect des cinq piliers de l'Islam relève plus de la piété publique que du vécu personnel. Il est évident que l'intimité religieuse ne se dévoile pas sur la place publique. Un ami imam m'a dit un jour que le consensus islamique ou ijma se réduisait aux cinq piliers de l'Islam, car les musulmans sont en désaccord sur le reste. Pour un autre ami musulman, les cinq piliers de l'Islam constituent les fondations de la maison où réside la foi musulmane. Que pouvons-nous dire sur l'architecture de cette demeure? En effet, il manque ici tout l'aspect émotionnel, intellectuel, subjectif et matériel de ce que vivent les croyants. L'orthodoxie est là, elle est évidente, mais elle me semble incomplète. L'intérêt d'une approche anthropologique, dans la mesure où elle permet d'avoir un aperçu de l'intimité des gens, permet de comprendre comment l'expérience religieuse investit les difficultés et enjeux émergeant du quotidien. La motivation de l'être musulman ne se réduit pas à la vision classique d'un accès au paradis. Le musulman cherche aussi les faveurs d'Allah afin de réussir sa vie dans le monde d'ici-bas.
Religioscope - Pouvez-vous nous donner des exemples de ces négociations et de l'importance de la précarité économique sur les pratiques religieuse?
André Chappatte - Tout d'abord il est important de savoir que les questions ethnographiques guidant mon analyse en cours sont les suivantes: Qu'est ce que la réalisation de soi signifie dans la piété populaire d'un musulman ordinaire? Comment les musulmans maliens négocient-ils les ambitions terrestres dans le Mali d'aujourd'hui? Approchant la piété par le biais de l'expérience religieuse plutôt que du dogme, j'ai constaté que la réalisation de l'être musulman à Bougouni est, entre autres, liée à de nouvelles ambitions matérielles venues du monde extérieur et à des anciennes exigences familiales et morales provenant du terroir local. La négociation se situe dans les inconsistances produites par l'intersection, parfois par le choc, de ces différents pôles de piété populaire.
En côtoyant les habitants de Bougouni, je me suis intéressé particulièrement aux problèmes qui surgissent dans la construction de leur vie. Nous constatons que ces musulmans doivent faire face à de nombreux problèmes qu'ils expriment par le concept de ko ka ca signifiant qu' «il y a beaucoup de difficultés». Il y a des problèmes de travail ou barako, des problèmes de famille ou somogoko, des problèmes de santé ou kènèyako... J'en suis venu à m'intéresser à la sphère économique dans la mesure où le souci principal pour les habitants de Bougouni (mais également ailleurs au Mali) est le warico ou problème d'argent. Pour beaucoup, l'argent permet de résoudre la plupart des problèmes. La résolution monétaire des rapports sociaux s'est également accrue avec l'avènement de la société de consommation dans les centres urbains maliens dû à l'arrivée massive des produit bon marché manufacturés dans les pays émergents depuis les années 2000. Des médicaments à la bougie de moto, en passant par la lampe de poche et le DVD, les produits en provenance de Chine ont envahi les marchés de Bougouni. Les produits «France au revoir» restent et se renforcent comme étant l'apanage des riches habitants de la capitale Bamako. Les produits phares de cette consommation croissante sont le téléphone portable et la moto Djakarta. Tout le monde souhaite acheter le dernier téléphone portable double puce avec télévision et carte mémoire intégrée de fabrication chinoise. Cette récente aspiration à la consommation fait partie de la réalisation de l'être musulman populaire. En effet, la figure du pieux musulman rime également avec les biens matériels au Mali. Il est dit que la richesse est une bénédiction d'Allah. Beaucoup de chefs religieux musulmans circulent dans de luxueuses voitures 4X4. Les plus fortunés d'entre eux possèdent les fameuse Hummer de General Motors.
Afin de bien comprendre le phénomène religieux, nous devons saisir la notion de bénédiction qui est extrêmement importante dans la vie des Maliens. Les bénédictions rythment le quotidien des croyants musulmans. Par exemple, dans la famille dans laquelle j'ai vécu, la mère me disait au réveil Allah ka e tilé hèrè signifiant «que Dieu vous accorde une bonne journée». Quand je partais en voyage, mes amis me souhaitaient Allah ka e ka sira nògòya traduit comme «que Dieu facilite ton chemin». Quand nous avions des problèmes à résoudre, nous nous exprimions par Allah ka an dèmè équivalent à «que Dieu nous aide». Dans le quotidien des musulmans maliens, la bénédiction est constante. C'est autant un acte de politesse que de foi. L'importance de la bénédiction est également liée à l'appréhension d'une trajectoire de vie qui est beaucoup plus incertaine et indéterminée que dans les sociétés occidentales. Ainsi, les musulmans rencontrés ressentent ce sentiment d'incertitude général exprimé par cette phrase suivante sini bè Allah bolo voulant dire que «demain est dans les mains de Dieu». Par contraste, dans les sociétés occidentales, la sécurité du lendemain est beaucoup plus concrète. Ainsi l'on observe une plus grande linéarité des trajectoires de vie.
La bénédiction est liée à la notion bambara de barika venant de l'arabe baraka signifiant une force et une faveur divine donnée aux hommes pieux par Dieu. Certains leaders religieux sont considérés comme des saints ayant une grande barika. Ils sont de ce fait beaucoup sollicités pour des bénédictions, car il est dit qu'Allah ne reste pas sourd à leurs demandes. Les musulmans cherchent donc leurs bénédictions afin qu'ils agissent comme intermédiaire auprès de Dieu. Cette quête est un acte de foi permettant également de diminuer l'angoisse liée à l'incertitude du lendemain et d'accroître sa confiance par rapport aux projets futurs. Par exemple, près de Bougouni dans le village de Tilé, lors de la célébration de la naissance du Prophète (le Maouloud), plusieurs centaines de personnes venant de tout le Mali, voire pour certains des pays voisins, se réunissent chaque année autour d'une famille de religieux connue pour avoir une grande barika afin de recevoir leurs bénédictions.
Cette notion de barika a déjà été longuement étudiée. Cependant l'analyse de la notion de barika au niveau des musulmans ordinaires a été malheureusement négligée. Selon mes expériences de terrain, j'argumente que la notion de barika est très importante pour comprendre les exigences familiales intégrées à la piété populaire musulmane du Mali. En effet, le malien explique que tout enfant est soit béni ou soit maudit par Dieu. Le barika/dubabu den signifie l'enfant béni, le danga den l'enfant maudit. Le barika est donné à l'enfant en fonction de l'attitude de ses parents et plus généralement de ses aïeux. Cette notion de barika est aussi fortement liée à l'attitude la mère et au respect de son mari. Il est dit qu'Allah écoute et bénit l'enfant dont la mère respecte son mari. Le rôle du père est également important mais ne réside par forcément au premier plan. D'une manière générale, la manière dont vos parents et vos aïeux se sont comportés est inscrite en vous. Vous êtes né et vous grandissez avec cet élan spirituel familial nommé barika. Au Mali les musulmans affirment que Bèe bè daminè so kono signifiant que «tout commence à l'intérieur de la maison». Cependant cette force spirituelle collective du passé activée au présent ne détermine pas tout le caractère béni d'une personne. Certaines bénédictions sont données (le barika). D'autres bénédictions sont acquises par l'intéressé lui-même; tel est le cas de la figure du dubabu den. Le dubabu représente les bénédictions cherchées par le musulman à travers une moralité centrée sur la famille. Le dubabu den est l'enfant qui obéit à ses parents et qui respecte la parole et la dignité des anciens et le système gérontocratique malien. D'une manière générale le caractère béni des hommes pieux est demandé par les parents et est accordé par Allah à travers un système de récompenses terrestres.
La piété populaire pénètre la famille, les rapports entre les genres ainsi que la gérontocratie sous-jacente au «vivre ensemble» du Mandé, zone culturelle historique à cheval sur la Guinée, la Côte d'Ivoire et le Mali actuel. La piété populaire musulmane du Mali se réfère aussi à d'anciennes traditions morales du Mandé. En effet, dans ces anciennes sociétés à tradition orale, un des éléments de moralité était représenté dans le concept de horonya, sorte d'esprit chevaleresque définissant l'homme vrai comme une personne de parole et d'honneur. Le horon veut également dire quelqu'un de descendance noble. Cependant, au fil du temps, l'identité de naissance s'est effritée et s'est ouverte également sur une identité de performance. De nos jours l'attitude peut définir la noblesse d'un individu. Les musulmans maliens affirment silamèya sorora horonya yan, ce qui signifie que «l'Islam est venu trouver l'esprit noble ici». Ils disent également que silamèya yé horon yé, ce qui veut dire que «le musulman se comporte avec un esprit noble». En effet, l'honneur, la dignité et la honte sont d'importants éléments constitutifs des rapports moraux du Mali et méritent d'être approfondis si nous voulons comprendre la construction de l'être musulman du Mali.
Finalement je me trouve au début de l'exploration de cette piété populaire musulmane caractéristique du sud-ouest du Mali. L'analyse va s'approfondir et se nuancer au cours du temps afin de retranscrire également le fait que la religiosité est un domaine contesté.
Cependant, l'argument principal est déjà établi. En se fixant uniquement sur l'orthodoxie, on court le risque d'ignorer le caractère flexible, vivant et créatif de la piété. Le religieux ne peut s'étudier seulement dans les livres. La moralité est un affaire d'hommes et non uniquement de textes. Aussi sacrés soient-ils.
L’entretien a eu lieu à Bamako (Mali) à la fin du mois de janvier 2010.