Le Jihad Islamique palestinien est un mouvement fondé dans le courant des années 1970 par le Palestinien Fathi Shaqaqi (1951-1995). Il est présentement dirigé par un de ses co-fondateurs, le secrétaire-général Ramadan Abdullah Mohammad Shallah. Harakat al-Jihâd al-Islâmi fi Filastîn a établi son siège dans la capitale syrienne et mène ses opérations essentiellement dans la bande de Gaza et en Cisjordanie.
Contrairement au Hamas qui a, parallèlement à son aile militaire, développé des réseaux sociaux, caritatifs et éducatifs très étendus, le Jihad Islamique s'est surtout illustré par l'importance accordée à la lutte armée et à l'usage des attentats-suicides contre Israël.
Cet entretien éclaire la perception que le Jihad Islamique palestinien a de sa propre nature, et aussi l'image de lui-même qu'il entend donner au monde extérieur.
Religioscope - Quelles ont été les raisons qui vous ont convaincu de rejoindre le Jihad Islamique?
Anouar Abu Taha - J'ai rejoint ce mouvement en 1981, à une époque où il n'y avait aucun groupe islamique de résistance. Le Fatah et les organisations composant l'OLP étaient actifs en Palestine, mais leur combat n'était ni inspiré par, ni basé sur des valeurs islamiques. Dans les années 1980, nous avions d'un côté une lutte contre Israël menée par des organisations telles que l'OLP, sans inspiration islamique, et de l'autre, des mouvements islamistes pour qui la question palestinienne n'était pas centrale.
Religioscope - Comment définiriez-vous l'identité du Jihad Islamique palestinien?
Anouar Abu Taha - Harakat al-Jihâd al-Islâmi réunit à la fois une dimension nationaliste, une inspiration islamique et un mouvement de libération. Contrairement à la pensée des Frères Musulmans ou au Hamas qui représentent des mouvements traditionnels et classiques, le Jihad Islamique palestinien est fondamentalement révolutionnaire. Le Jihad Islamique égyptien, par exemple, est très différent de notre mouvement: il s'agit d'un groupe salafiste qui lutte contre le régime de Moubarak, alors que nous incarnons un mouvement islamique révolutionnaire qui combat une occupation étrangère. Cette dernière a littéralement donné naissance et forme au Jihad Islamique palestinien. C'est la centralité de ce jihad nationaliste et d'une résistance contre les israéliens bâtie sur un fond islamique, qui distingue notre mouvement d'un groupe pragmatique comme le Hamas, lequel prend part à la vie politique palestinienne, accepte un espace de trêve avec Israël et se dispute avec le Fatah les sièges du Parlement.
Religioscope - Quels sont les penseurs islamiques qui ont exercé la plus forte influence sur votre mouvement?
Anouar Abu Taha - Le Jihad Islamique palestinien n'a pas adopté un seul courant de pensée. Il s'inspire d'une grande variété de penseurs et d'écoles islamiques: l'intellectuel afghan et penseur politique Jamâl al-Dîn al-Afghânî (1838-1897); le fondateur égyptien des Frères Musulmans, Hassan al-Banna (1906-1949); l'intellectuel islamiste égyptien Sayed Qutb (1906-1966); l'algérien Malek Ben Nabi (1905-1973); le sociologue iranien Ali Shariati (1933-1977); ou encore Grand Ayatollah Khomeiny (1900-1989), dont la pensée révolutionnaire islamique a clairement influencé Fathi Shaqiqi. Ce dernier y a d'ailleurs consacré un livre. Cela a contribué à propager l'idée erronée que Fathi Shaqiqi était chiite, rumeur colportée par certains groupes salafistes cherchant à discréditer le Jihad Palestinien.
Religioscope - Quel sens donnez-vous au terme "jihad" au sein de votre mouvement?
Anouar Abu Taha - Il existe deux interprétations du mot jihad. Le premier désigne la lutte contre les mécréants; le second, le combat contre l'injustice. C'est ce deuxième sens que notre mouvement donne à ce mot. Notre jihad est une opposition armée à l'occupation israélienne et aux Etats qui y contribuent sur le terrain. Les cibles légitimes ne sont donc pas les Occidentaux ou les juifs, mais toute personne qui occupe notre terre. C'est pourquoi le Jihad Islamique a condamné al-Qaïda et les attentats du 11 septembre.
Religioscope - A ce propos, pensez-vous que des cellules se réclamant d'al-Qaïda ont pu s'implanter dans les territoires palestiniens?
Anouar Abu Taha - Il n'existe aujourd'hui aucune organisation dépendant ou représentant al-Qaïda dans les territoires palestiniens. Néanmoins, nous observons des individus qui sont passés d'un islamisme modéré vers une pensée de type al-Qaïda. Nous en avons vu une illustration dans les évènements du camp palestinien de Nahr al-Bared (nord du Liban), avec le groupe Fatah al-islam qui a été influencé par le salafisme jihadiste. Le résultat en a été plus de souffrance pour les Palestiniens, pris en étau entre l'armée libanaise et les militants du Fatah al-islam. Nous condamnons d'ailleurs la manière dont les Libanais ont réglé ce problème.
Religioscope - Pouvez-vous nous donner une estimation du nombre de vos membres?
Anouar Abu Taha - Je ne peux pas vous donner de chiffres, mais nous savons que 5% à 7% de la population palestinienne soutient notre combat.
Religioscope - Quelle place votre mouvement accorde-t-il aux femmes?
Anouar Abu Taha - Il existe dans le Jihad Islamique des organisations réservées aux femmes. Elles sont représentées à tous les niveaux de notre organisation, aile politique et branche armée, aussi bien à Gaza qu'en Cisjordanie. On les retrouve dans l'organisation et la mise en œuvre des opérations-suicide et certaines sont prisonnières dans les geôles israéliennes.
Religioscope - Comment s'organisent les relations entre votre aile politique et votre aile militaire?
Anouar Abu Taha - La première s'occupe des décisions politiques, des relations avec nos partenaires et de la diplomatie, tandis que la branche armée, strictement séparée de l'aile politique, mène des opérations contre les Israéliens. Les commandants militaires ont une certaine liberté dans le choix de leur stratégie mais doivent suivre la ligne d'action choisie par le bureau politique. Par exemple, une trêve avec Israël ne pourrait pas être décidée par la branche armée. Seul le bureau politique a potentiellement cette responsabilité. Il n'existe aucune relation entre les deux corps sur le terrain; les rapports entretenus sont circonscrits à des échanges entre les plus hauts dignitaires de chaque aile. Les membres des Brigades al-Quds et les responsables du bureau politique n'exercent donc aucune activité en commun, ni aucune action hors de leur champ de compétence respectif.
Religioscope - Le quartier général du Jihad Islamique se trouve à Damas. Quels sont vos rapports avec le régime syrien?
Anouar Abu Taha - Nous avons de nombreux représentants parmi les réfugiés palestiniens en Syrie et nos relations avec les syriens sont à l'image de la sympathie dont jouit notre cause nationale dans ce pays. Vous m'avez interrogé sur les pays ou les personnalités qui soutiennent notre mouvement. Cette aide financière ne provient pas d'Etats, mais de l'impôt religieux, de donations provenant du monde islamique et bien sûr des palestiniens. Par exemple, à l'occasion du Ramadan, nous nous rendons dans les mosquées pour recevoir des donations afin de financer notre mouvement.
Religioscope - Qu'en est-il de vos relations avec le Hamas?
Anouar Abu Taha - Nous sommes en accord avec le Hamas sur un certain nombre de sujets. Par exemple, leur condamnation des accords d'Oslo qui furent l'erreur historique de Yasser Arafat. Nous rejetons en revanche leur participation au processus politique dans les territoires occupés, ou leur stratégie de confrontation avec le Fatah dans la bande de Gaza, que nous associons à un coup d'Etat. Il s'agit d'une lutte de pouvoir entre deux acteurs dont les pratiques sont respectivement condamnables. Autant les actions entreprises par le Fatah contre le Hamas que réciproquement, ne font qu'affaiblir la cause palestinienne. La meilleure option serait une refondation de l'OLP par une alliance de tous les partis, incluant également le Hamas et le Jihad Islamique, pour à la fois représenter l'ensemble du peuple palestinien et faire face économiquement, militairement et politiquement à l'occupant.
Religioscope - Comment décririez-vous l'agenda politique de votre mouvement?
Anouar Abu Taha - Le cœur de notre agenda consiste en une lutte pour la préservation des droits légitimes des Palestiniens. Nous croyons que seuls les Palestiniens ont le pouvoir de se libérer de la tutelle israélienne. C'est pourquoi nous tenons à nous battre continuellement pour assurer, à terme, la libération complète de notre terre. Notre but est la victoire, non de parvenir à un accord mettant fin aux violences. Nous rejetons toute idée de trêve ou de négociation politique avec Israël, car cela ne pourrait se faire qu'au détriment des droits des palestiniens.
Nous n'avons pas de projet précis sur la forme que devra prendre à terme l'Etat palestinien. Après la victoire, le peuple décidera du gouvernement qu'il entend mettre en place; nous n'estimons pas, par exemple, que la shari'a doive nécessairement représenter le seul système de droit applicable. Cette décision revient à la majorité, par référendum.
Religioscope - Le Jihad Islamique est donc fermement opposé au concept d'hudna (une trêve avec Israël, un accord de cessez-le-feu) proposé par le Hamas?
Anouar Abu Taha - Nous nous opposons à l'hudna basée sur des conditions dictées ou favorables à Israël. Par exemple, nous n'acceptons pas l'idée que le futur Etat palestinien puisse être limité par une frontière tracée en 1967 par la victoire de l'Etat hébreu. Nous pourrions en revanche accepter l'idée d'un accord conditionnel avec Israël, si son armée se retirait de tous les Territoires occupés, cessait son escalade militaire et ses attaques quasi quotidiennes contre le peuple palestinien, et libérait tous les prisonniers de guerre.
Religioscope - Cependant, accepter le principe d'un accord possible avec les Israéliens ne revient-il pas à reconnaître une certaine légitimité à l'Etat hébreu?
Anouar Abu Taha - Il ne s'agit en aucune manière d'une reconnaissance d'Israël, seulement d'une possibilité de trêve entre deux armées en guerre. Notre objectif demeure la victoire contre un occupant illégitime et la reconquête de toute la Palestine historique. Nous sommes conscients que ce but ne peut pas être atteint militairement par les seules forces palestiniennes; c'est une tâche qui incombe à tous les musulmans. Notez que notre combat n'est pas contre les juifs. Notre mouvement n'est pas antisémite, mais antisioniste. Si l'occupant était de confession musulmane, nous mènerions la même lutte.
Religioscope - Selon cette perspective, quelle place accordez-vous à l'Etat d'Israël au Proche-Orient?
Anouar Abu Taha - Cela n'est pas notre problème. La responsabilité de trouver une terre pour les Israéliens revient aux Européens.
Religioscope - Quels sont vos rapports avec le Hezbollah libanais et votre opinion quant au fait qu'il incarne, aux yeux de beaucoup, le symbole d'une montée en puissance des chiites dans la région?
Anouar Abu Taha - Nous partageons avec le Hezbollah un ennemi commun. Les Etats-Unis s'efforcent de provoquer des tensions entre sunnites et chiites au Moyen-Orient, afin de diviser les musulmans en deux groupes s'affrontant l'un l'autre. Cela ne représente pas ce qui se passe sur le terrain. Comme vous le savez, le Jihad Islamique est un mouvement exclusivement sunnite, mais nous nous sentons proches des chiites qui s'opposent à l'occupation. D'un autre côté, nous nous opposons aux mouvements chiites qui soutiennent cet état de fait. A nos yeux, le critère essentiel n'est pas la confession -chiite, sunnite, chrétienne ou juive- mais qui combat l'occupation de la Palestine, et qui la soutient. A Ramallah, nous avons même intégré des chrétiens à notre lutte. C'est une stratégie américaine que de montrer des chrétiens palestiniens plus effrayés par une prise de pouvoir des musulmans que par les exactions israéliennes. Le christianisme fait partie de la civilisation islamique. Ce n'est pas un corps étranger dans le monde arabe.
Religioscope - L'attentat-suicide est une stratégie que votre mouvement a adoptée. Quelles sont les bases religieuses ou idéologiques justifiant le recours à ce genre d'action?
Anouar Abu Taha - Nous accueillons dans nos structures des personnes avec une éducation islamique qui cherchent le martyre dans leur combat contre les Israéliens. De nombreux candidats se présentent et nous devons en refuser beaucoup, car nous n'avons pas les moyens de tous les former. Il existe plusieurs raisons qui poussent un Palestinien à devenir martyr. La raison principale n'est pas religieuse, mais liée aux conditions de vie dans les territoires occupés. Aux yeux de nombre d'entre eux, le fait de vivre sous occupation est équivalent à être déjà mort. Devenir un shahid représente le dernier choix possible pour lutter contre les militaires israéliens. Les civils touchés par nos attaques ne sont pas nos premières cibles, mais les victimes collatérales d'une guerre, à l'image des civils palestiniens tués lors des raids israéliens.
Religioscope - Certains experts expliquent le recours à l'attentat-suicide comme le résultat d'un désordre mental. Qu'en pensez-vous?
Anouar Abu Taha - Les candidats au martyre ne sont pas des personnalités instables mais des gens motivés par un profond sentiment d'injustice. Qualifieriez-vous les résistants français qui choisirent de sacrifier leur vie pour la libération de leur pays, de personnes psychologiquement instables? Je tiens à insister sur un point. L'être humain qui se porte candidat au martyre est en fait particulièrement concerné par la vie, non par la mort. Il ne recherche pas la mort en tant que telle, mais lutte au contraire pour une vie meilleure.
Religioscope - La séduction des plaisirs du Paradis est souvent associée aux motivations menant à l'attentat-suicide. A tort ou à raison?
Anouar Abu Taha - Ce n'est pas le facteur principal et il est erroné de le définir comme une recherche de plaisirs. Nous parlons d'une conviction religieuse, dans le sens où le martyr, par son acte, gagne le Paradis. Laissez-moi vous l'expliquer par une image: vous êtes seul, transpirant, dans une pièce très chaude et très inconfortable. Devant vous, une porte donnant sur une chambre avec air conditionné, délices et femmes. Ouvrir cette porte correspond à embrasser le martyre. Certes, le suicide est interdit par la Tradition islamique, mais il s'agit ici d'abord d'un acte de résistance, l'aboutissement d'un rétrécissement des options disponibles à leur portion congrue: la résistance par le martyre, à défaut d'autres moyens pour mener le combat.
Les questions de Religioscope ont été posées par Olivier Moos.
© 2007 Olivier Moos – Religioscope