Amr ElChoubaki est spécialiste des mouvements islamistes et directeur de recherche au Centre d'Etudes Politiques et Stratégiques d'Al-Ahram. Il a notamment publié (en arabe) L'avenir des mouvements islamistes après le 11 septembre (Damas, Ed. Dar el Fikr, 2003) et dirigé le volume Islamistes et Démocratie, Le Caire, Centre d'Etudes Stratégiques d'Al-Ahram, 2004. Sa thèse de doctorat, intitulée Les Frères Musulmans: idéologie et pratique, est sur le point de paraître aux éditions Karthala, Paris.
Religioscope - Depuis 1981, année de l'accession au pouvoir de Hosni Moubarak, quelle a été la stratégie déployée par les Frères Musulmans (ikhwan al-muslimin) qui leur permit d'atteindre la place prépondérante qu'ils occupent à présent dans la société égyptienne?
Amr ElChoubaki - La stratégie des Frères Musulmans en Egypte est essentiellement fondée sur deux aspects. Le premier concerne leur activité de prédication (da'wa) dans la société égyptienne, c'est-à-dire un appel à la pratique religieuse, au respect des coutumes et de la tradition islamique, un encouragement adressé aux femmes de porter le foulard, la critique de certaines publications ou émissions considérées comme immorales. Dans la société égyptienne, ce discours moralisateur a réussi à mobiliser de nombreuses personnes et, dans les années 1980, les Frères sont également parvenus à s'infiltrer dans plusieurs associations de charité.
Le deuxième aspect touche à leur rôle politique. Leur engagement a commencé en 1984 par une alliance avec le parti libéral Wafd qui leur a permis de faire entrer six députés au Parlement égyptien. En 1987, les Frères Musulmans furent le moteur de l'Alliance Islamique, une association composée de deux forces politiques légales - en réalité assez faibles - et de la Confrérie, mouvement officiellement illégal à l'époque et qui le reste encore aujourd'hui. Cette alliance a obtenu 60 sièges au Parlement dont 35 détenus par les Frères. Ces derniers atteignirent là leur sommet en terme de représentativité politique au Parlement depuis l'accession de Moubarak au pouvoir. Jusqu'en 1995, les Frères ont continué à se présenter aux élections législatives et en 2000, la Confrérie a finalement obtenu 17 sièges au Parlement.
D'un point de vue général, nous observons donc deux stratégies chez les Frères Musulmans: un volet moral, à travers une prédication thématiquement large, et un volet politique et social qui consiste en un travail de terrain au sein du Parlement égyptien, des Universités et des syndicats professionnels. Ces derniers jouent un rôle important dans la stratégie des Ikhwan. Dans les années 1980, les Frères se trouvèrent majoritaires dans les syndicats des médecins et des pharmaciens et jouirent d'une forte présence dans les syndicats des avocats et des journalistes, même si dans ce dernier, ils ne furent jamais majoritaires. Plus récemment, la situation des Frères dans ces associations professionnelles a connu des changements dus aux tentatives par l'Etat d'une reprise de contrôle de ces milieux. Ainsi par exemple, en raison d'une décision gouvernementale, le syndicat des médecins n'a pas connu d'élection depuis plus de dix ans. De même, les élections dans le syndicat des ingénieurs ont été gelées et des éléments proche du pouvoir ont été imposé à la tête du syndicat par décret administratif. Ces méthodes autoritaires ont été appliquées en diverses places où le gouvernement a remplacé des Frères, en l'occurrence élus démocratiquement, par des personnalités proches de l'Etat. Il existe cependant de notables exceptions telle que dans le syndicat des avocats qui a connu des élections en mars 2005 et où les Ikhwan ont acquis 15 sièges sur 24. Notons que sur les quinze personnalités élues officiellement au nom de la Confrérie, seules huit sont effectivement membre des Frères Musulmans, les autres étant issues d'autres courants politiques. Ce processus d'ouverture politique illustre bien la transformation de la vision stratégique des Frères par rapport aux années 1980.
Religioscope - Quelle a été la réponse des autorités face à cette progressive ascension dans la société civile?
Amr ElChoubaki - Le gouvernement a toléré les activités de prédication de la Confrérie mais s'est opposé à son engagement politique, dont l'augmentation d'intensité a conduit à plusieurs reprises les autorités à effectuer des arrestations. Toutefois, celles-ci n'ont jamais atteint des chiffres inquiétants. La police se contentent souvent d'incarcérer les activistes les plus en vue afin de limiter et freiner l'activité politique des Frères, mais sans jamais chercher à faire éclater leur mouvement. Le pouvoir a un intérêt stratégique à conserver en face de lui une organisation structurée qui lui permette à la fois d'identifier les acteurs islamistes et de maintenir un dialogue avec la structure la plus élevée au sein de la Confrérie, à savoir le Bureau de l'Orientation (maktab al-archad). Le pire scénario pour l'Etat serait une explosion du mouvement en de nombreuses cellules plus difficilement contrôlables et sujettes à une possible radicalisation.
Religioscope - Quels sont les rapports qu'entretient le Hizb al-Wasat (Parti du Centre), fondé en 1996 par d'anciens membres de la Confrérie en collaboration avec quelques personnes provenant d'horizons idéologiques différents, avec les Ikhwan?
Amr ElChoubaki - Il n'existe pas de relations organisationnelles entre le Wasat et les Frères Musulmans. Le Parti du Centre représente une petite scission et une infime minorité parmi les Frères, dont le poids politique n'est pas important. Les membres de ce Parti représentent sur la scène politique ceux que nous nommons en Egypte la "génération intermédiaire" (jeil al-wasat), mais la majorité des acteurs de cette génération demeurent toutefois au sein de la Confrérie. Le Hizb al-Wasat, dont le discours est plus nuancé que celui de la vieille garde des Frères, entretient un dialogue amical avec la frange plus innovante des Ikhwan. Il déclare son attachement à l'islam sur un mode culturel et non plus religieux, ce qui présente une rupture et un intéressant développement par rapport au discours classique de la Confrérie qui revendique une référence religieuse à l'islam.
Religioscope - Dans ses déclarations, Abu el Futuh (membre du Bureau de l'Orientation des Frères Musulmans) a mis la violence et le terrorisme dans le monde arabe sur le compte d'un déficit de démocratie. Ce discours qui intègre des principes politiques occidentaux existait-il déjà dans les fondements idéologiques du mouvement ou est-ce une modernisation du discours?
Amr ElChoubaki - Dans les années 1930, à l'époque de Hassan al-Banna, les Ikhwan ont rattaché leur discours anti-occidental à la question coloniale en Egypte. Par conséquent, nous pouvons estimer que ce ne sont pas les principes démocratiques en tant que tels qui furent directement attaqués, mais plutôt la tutelle étrangère en Egypte. Dans le discours des Frères, le mot démocratie est remplacé par celui de shura, concept qui autorise la mise en oeuvre de certains mécanismes démocratiques à condition que les principes fondamentaux de l'islam ne soient pas remis en question, dont celui bien sûr de l'application de la shari'a. A partir de 1980, nous observons une modernisation du discours des Frères Musulmans, c'est-à-dire l'acceptation des principes démocratiques, du jeu politique et de la légitimité des urnes.
S'il est vrai que la vieille génération se comporte encore comme le héraut de l'islam en Egypte et se pose en protectrice de la religion, il existe toutefois dans la Confrérie de nombreuses personnes qui croient sincèrement à la pertinence de présenter un vrai programme politique. Nous retrouvons ici les deux tendances qui articulent le discours des Ikhwan: un courant conservateur dont la majorité est composée de la vieille génération, c'est-à-dire âgé de 70 ans et au-delà, et un pôle plus libéral qui a désacralisé sa vision politique, composé de la génération des 40 et 50 ans.
Religioscope - L'acceptation du pluralisme politique de la part de la tendance libérale représente-il une stratégie d'entrisme ou un réel changement de doctrine?
Amr ElChoubaki - Je suis convaincu qu'il y a un authentique changement dans les concepts doctrinaux et politiques de la nouvelle garde des Frères Musulmans. 25 ans d'activité politique en Egypte, l'intégration de députés au Parlement, la participation aux élections dans les syndicats professionnels sont autant d'éléments qui ont contribué à une mutation de leur pensée. La doctrine des Frères n'est pas un système clos coupé de la réalité. Elle évolue en interaction avec le climat politique et social égyptien et cette expérience a mené les membres de la Confrérie à faire l'apprentissage du pluralisme et de la démocratie. Cette libéralisation de la pensée politique et cette ouverture vers les droits de l'Homme concernent d'ailleurs l'ensemble des forces politiques en Egypte, les Ikhwan ne faisant pas exception.
Religioscope - Quel regard pose la Confrérie sur les nouveaux prédicateurs de la bourgeoisie aisée, à l'image d'un Amr Khaled, qui prônent un islam désengagé politiquement?
Amr ElChoubaki - Aucune des deux tendances au sein des Frères Musulmans ne voient cette nouveauté positivement. Ils ne s'opposent pas formellement à ces nouveaux cheikhs et les considèrent comme des personnalités religieuses qui peuvent légitimement prêcher, mais qui, au contraire des Frères, sont à tort dénués de toute vision politique.
Religioscope - Observe-t-on des rapprochements entre intellectuels coptes et Frères Musulmans?
Amr ElChoubaki - Il est très rare d'observer des rapprochements entre ces deux groupes. Chacun se contente d'insister sur l'importance de la préservation de l'unité nationale composée des deux religions musulmane et chrétienne. C'est une sorte de complémentarité dans le discours mais qui ne dépasse pas vraiment le niveau des déclarations de principe. Les Frères s'efforcent souvent de proposer sur leur liste un chrétien lors, par exemple, des élections au sein des syndicats, mais aucun copte n'a jamais été recruté dans le mouvement des Ikhwan.
Religioscope - Les débats en Europe autour du thème d'un islam européen ayant apprivoisé les valeurs démocratiques et les exigences de la laïcité exercent-ils une influence sur les Frères Musulmans en Egypte?
Amr ElChoubaki - Les Frères Musulmans ont toujours la même réponse face à ce qu'on appelle l'"islam européen": c'est une question européenne qui ne concerne pas les musulmans dans le monde arabe. Ils ont fait preuve de compréhension à l'égard de la situation des musulmans dans les pays occidentaux et pris note de la nécessité d'une adaptation à un contexte différent. La Confrérie s'est par exemple toujours opposée à l'idée que les musulmans européens ne seraient pas tenus de respecter le droit et la laïcité des pays où ils résident.
Bien sûr, il existe des contacts avec des Frères vivant sur le Continent européen mais ceux-ci ne sont pas de nature organisationnelle. Les principales organisations musulmanes, telle que l'Union des Organisations Islamiques en Europe, entretiennent des liens avec les Frères égyptiens mais ceux-ci n'ont, selon moi, jamais débouché sur un lien structurel ou sur une quelconque stratégie commune.
Un article publié dans Le Monde en avril 2005 par Tariq Ramadan, un auteur majeur en Europe mais presque ignoré jusqu'à présent en Egypte, illustre bien cette situation. Intitulé "Pour un moratoire sur l'application de la charia dans le monde musulman", cet article qui demandait de ne pas appliquer la shari'a dans les pays concernés n'a pas provoqué de réactions auprès des Frères Musulmans, alors qu'au contraire les cheikhs d'Al-Ahzar, le centre de l'islam orthodoxe en Egypte, ont critiqué ses propos. Nous voyons ici qu'à bien des égards, les représentants de l'islam officiel sont plus conservateurs et moins ouverts à la modernisation que les membres de la Confrérie.
Religioscope - Quelles sont les perspectives d'avenir du mouvement des Ikhwan en Egypte?
Amr ElChoubaki - Vraisemblablement, deux choix vont se présenter. Le premier sera la légalisation des Frères Musulmans comme parti politique, avec l'assurance qu'ils respecteront la Constitution, les règles démocratiques et la séparation entre l'Etat et la religion. Le deuxième choix est un défi qui se pose au sein même de la Confrérie. En effet, dans le cas d'une légalisation du mouvement, les Frères rencontreront la difficulté de continuer à faire cohabiter leur deux concepts de da'wa et d'engagement politique dans une même structure. Il est probable que, dans un court laps de temps, la question de la légalisation va se dénouer en faveur des Ikhwan. C'est la seule option rationnelle laissée à l'Etat. Ce mouvement existe en Egypte depuis 1928 et, malgré son conservatisme, ne peut pas être catégorisé comme extrémiste. Bien entendu, le problème d'une ouverture politique en Egypte concerne l'ensemble des citoyens et des partis mais il se pose d'une manière plus aigue dans le cas des Frères Musulmans, non pas à cause d'une prétendue nature fondamentaliste de son discours, mais en raison de la place politiquement importante que ce mouvement occupe dans le paysage égyptien et donc du "danger" qu'il incarne pour l'Etat.
Si de réelles réformes se mettent en place en Egypte, la Confrérie deviendra un vrai parti politique. Il est très possible que cela entraînera une scission au sein du mouvement entre la tendance conservatrice, plus prédicatrice, et la tendance libérale, plus politique, séparation qui débouchera sur la constitution de deux groupes, l'un centré sur le da'wa et l'autre s'efforçant de construire un parti politique moderne intégré au jeu démocratique.
L’entretien avec Amr ElChoubaki a été mené au Caire par Olivier Moos.