Rien qu'en Turquie, les alévis-bektachis représentent actuellement un tiers de la population de 73 millions d'habitants. À ce chiffre il faut ajouter ceux du Kosovo, de Bosnie, d'Albanie, de Macédoine, de Bulgarie et de Grèce ainsi que les Alévis arabes, les Nusayris de Syrie ou du Maroc. Dans les pays de l'Union européenne, on recense aujourd'hui aux alentours de 2 millions d'alévis de Turquie.
1 - Définition
D'où vient le mot alévi? On nommait chi'a-i Ali ou Allawi les partisans d'Ali (Ali lbn abu Talib, le cousin de Muhammad et le quatrième calife) et/ou, d'une façon plus générale, les opposants au sunnisme. Ainsi, dans le récit de son voyage vers la Chine entre 941 et 942, Abû Dulaf Misar bin Mulalhil dit des Turcs Bagraç, qu'ils sont des musulmans «allawi» qui refusent le Coran (il veut dire par là qu'ils refusent de la lecture littérale du Coran et privilégient l'approche ésotérique «Batinî»).
Comment définir l'alévité? Une variante du chiisme, comme l'affirme le Larousse? Ou bien une certaine manière de comprendre et de vivre l'islam sans être ni sunnite ni chiite, comme le suggère Wikipedia (ainsi que beaucoup d'alévis eux-mêmes)?
L'inexistence de conciles ou d'une autorité pontificale en islam pour définir le dogme n'aide pas à situer un courant dans l'éventail de la pensée musulmane. La division historique fondamentale entre ceux qu'on appelle communément sunnites, chiites et kharijites a donné ensuite naissance à plusieurs écoles théologiques à l'intérieur de chacune de ces familles, écoles qui se sont à leur tour divisées en de multiples confréries - sans oublier les courants soufis qui les traversent.
Les points de rupture principaux entre sunnites et alévites sont les suivants:
1 - Pour les sunnites, la révélation s'est arrêtée à la mort de Muhammad; seul un raisonnement par analogie à partir de cette révélation peut fournir des réponses à de nouvelles questions. Les alévis considérent que la révélation ne peut pas s'arrêter, car le sens caché du Coran, indispensable pour la compréhension de celui-ci, nécessite une relecture continue à travers le temps par les Imams successifs.
2 - Pour les sunnites, le Coran est incréé. Pour les alévis le Coran est créé: donc on peut le critiquer scientifiquement. Chaque Imam ou «Homme Accompli» est le véritable Coran de son époque. Mais les dits ou les écrits des hommes accomplis du passé ne sont que leurs expériences de vie. Faire des citations et/ou les prendre pour les utiliser aujourd'hui sera contre les réalités actuelles. Un «Homme Accompli» est un être autonome; il peut aussi bien adopter que refuser les visions des hommes parfaits du passés. Par conséquence il existe «autant de voies menant à Dieu que de fils d'Adam» et d'hommes parfaits, véritables Corans de leur époque.
Où situer l'alévité dans la constellation islamique?
Les Turcs, qui vivaient dans une région allant du Mont Altaï jusqu'à la mer Caspienne, résistèrent entre le 7e et le 10e siècle aux assauts des Omeyyades et des Abbassides sunnites qui voulaient les islamiser. Ils avaient leur religion, Gök Tengri. Mais finalement, ils adoptèrent, ou plutôt intégrèrent à leur croyance religieuse chamaniste, un certain islam. Non pas l'islam sunnite rigide du pouvoir abbaside, totalement étranger à leur culture, mais une variante de l'islam de l'opposition, plus proche de leur philosophie, en faveur chez certains partisans d'Ali (des allawi) - persécuté comme eux - et chez les soufis tels que Husayn ibn Mansûr al-Hallaj - torturé et exécuté comme eux. Ainsi ils entrèrent peu à peu, entre le 10e et le 13e siècle, dans diverses confréries issues du courant soufi ismaélien et Malâmati (apparu au 9e siècle dans le Khorasan), très libérales et ésotériques (rejet de la charia et des obligation cultuelles - par exemple refus du pèlerinage -, égalité entre homme et femmes - ils prient côte à côte -, refus du texte de Coran dans sa littéralité - mais pas de son «esprit» -, sans parler des cérémonies et prières en turc, etc.).
Le 11e siècle voit les Turcs seldjoukides remplacer les Abbassides dans le monde musulman et la classe dirigeante seldjoukide se convertir au sunnisme de Horasan pour satisfaire des ambitions politiques (être le Sultan de tous les musulmans à la place des Arabes), comme le feront les Ottomans quelques siècles plus tard. Mais la population turque des empires seldjoukide et ottoman, surtout les Turkmènes semi-nomades, restera longtemps majoritairement alévite.
Les alévis sont loin de constituer un tout homogène. Les diverses confréries telles que les Vefaî, les Kalenderî, les Yesevî les Hurufî, les Hayderî, ou les Bektachi, les influences ismaéliennes et chiites séfévides ainsi que les traditions propres à chaque tribu turque ont apporté de nombreuses variantes, mais aussi une grande richesse à l'alévité. Tolérés à Istanbul (où le noyau central de l'armée ottomane, le corps des Janissaires, fut un foyer très important pour les Bektachis jusqu'au 19e siècle), ils furent persécutés, menacés et soumis à un forte pression d'assimilation en Anatolie, où ils subirent même des massacres suite à des révoltes. Ils ont vécu dans une relative clandestinité, isolés les uns des autres. La tradition étant essentiellement orale, les communautés ont vu leurs rituels évoluer différemment à travers les siècles. La fin de la vie nomade, l'exode rural et la vie urbaine commune avec une majorité sunnite actuelle ont aussi amené leur lot de changements.
En résumé, on peut dire que l'alévité est un système de croyances syncrétique, un enseignement philosophique, religieux et politique ayant ses propres lois et rites, qui trouve son origine dans trois sources:
a - En Asie, et plus précisément en Asie centrale, dans les anciennes croyances turques au Dieu Ciel (Gök Tengri), utilisant le chamanisme et influencées par le bouddhisme, le mazdéisme, le manichéisme et le zoroastrisme;
b - Dans les religions monothéistes, et plus précisément dans l'interprétation ésotérique (Bâtinî) de l'islam;
c - En Anatolie, dans les diverses croyances des civilisations anatoliennes.
2 - Théologie et philosophie
La croyance alévite repose essentiellement sur l'interprétation exclusivement ésotérique d'un soufisme différent des soufismes sunnite et chiite, qui cherchent un équilibre et une complémentarité entre le manifeste et le caché.Pour les alévis, «le sens caché» du Coran est sa seule vérité. Il faut libérer les phrases du Coran de leurs apparences écrites et verbales et «re»trouver leur essence spirituelle. L'opposition entre le manifeste (zâhir) et le caché, l'ésotérique (bâtin) est exprimée dans le métaphore de la coque et de l'amande. Il s'agit de retirer du Coran «l'amande de la Connaissance» et de laisser au bigot «la coque vide de la loi coranique». Cette dichotomie détermine toutes les dimensions de la vie, depuis l'exégèse des textes coraniques jusqu'au secret dans lequel le culte est célébré.C'est une prise de distance, voire une libération, non seulement de la charia (code de loi islamique) et de la sunna (les formes de conduite et les règles formelles de l'islam), mais aussi de la Révélation elle-même, opérée par la lumière de la Raison.Les cinq piliers de l'islam (la profession de foi, la prière, le pèlerinage à la Mecque, le jeûne, l'aumône) sont aussi revus et réinterprétés par les alévis.
Le principe philosophique est le suivant: tout a été créé à partir de la Lumiére de Dieu. Pour un alévi, tous les «êtres» sont des can (Can = la Vie ou l'Énergie Vitale). L'homme est le seul «être» pouvant réfléchir sur lui-même. Ainsi, il peut se transformer et évoluer. Le djihad est la lutte de l'homme contre soi-même pour devenir «l'Homme Accompli», l'idéal d'un alévi. Chaque fois que l'homme se dépasse en faisant un pas, il se découvre et il découvre progressivement, dans sa propre substance, Dieu. A la fin de sa progression il constate qu'il ne fait qu'un avec Dieu et il peut dire: «Je suis Dieu» (Ene-l Hakk). Dans ce processus de connaissance de soi, l'Homme Accompli concrétise en soi sa croyance et, en mettant en avant et en utilisant sa raison, il acquiert sa libération. L'homme ne se trouve pas en face de Dieu dans la crainte de l'Enfer, il n'a pas renoncé à sa volonté et son libre arbitre pour devenir un «soumis», mais se présente comme un être qui établit une relation libre, sans contrainte, critique et contestataire avec Lui. Cette approche est en totale contradiction avec la théologie «conservatrice» sunnite ou chiite.
Cette vision de l'unité de l'Homme et de Dieu est l'unicité de l'Être (Vahdet-i Vücut): tout ce qui «est» est Dieu. Il n'y a pas d'autre «être» que Dieu. Il n'y a pas, d'un côté, le Créateur et, de l'autre, Sa créature: ils ne sont qu'un. D'où le respect, la solidarité et le sens de responsabilités qu'éprouve un alévi pour les hommes et pour les animaux, les plantes, les rochers, les montages -bref, pour toute la nature. Le sens qu'a un alévi de la démocratie, de l'égalité, de la laïcité et de l'écologie est issu de ce principe religieux. Ceci est une autre contradiction avec les théologies sunnite et chiite, où il y a une séparation claire et nette entre le Créateur et ceux qu'Il a créés avec une relation de soumission et de prédestination.
L'existence des êtres vivants ou inanimés prouve l'existence de Dieu et l'union (ou la somme) de ces êtres est Dieu (Vahdet-i Mevcut - Union des Êtres).
3 - Initiation
On ne naît pas alévi ou bektachi, même si on est issu d'une famille alévite. L'aspirant doit être sympathisant (Mühip), puis candidat (Talip). Il doit suivre une formation initiale avec un Guide (Mürsit) et choisir un «frère d'au-delà» (Musahip), un coresponsable à vie devant la communauté de ses actes concrétisant la solidarité et l'esprit de partage. Il doit enfin devenir membre de la communauté après avoir fait le serment (ikrar). Mais, traditionnellement, il doit être marié, et c'est le couple qui est vraiment un membre entier de la communauté avec ses «frères/sœurs d'au-delà» respectifs (un autre couple). Une fois devenus membres, ceux qui le veulent et le peuvent continuent leur formation.
L'homme doit passer par diverses étapes spirituelles pour être l'Homme Accompli. Les diverses étapes de cet enseignement sont les «Quatre Portes (Seuils) et Quarante Postes».
D'après un hadith, Muhammad a dit: «Je suis la ville de la science (ou de la connaissance), Ali est sa porte d'entrée». Le seuil de cette porte d'entrée représente Ali et symbolise la Voie qui amène l'individu vers Dieu.
Il y a quatre portes (seuils) sur cette Voie: Seriat (la connaissance ou la gnose), Tarikat (l'union), Marifet (le savoir-faire ou l'acquisition de la science et la connaissance) et Hakikat (la Vérité). Et chaque Porte compte dix étapes, dix postes. L'homme qui s'engage sur la Voie passe par ces quatre seuils et quarante étapes: «Il prend le bateau de Seriat, navigue dans la mer de Tarikat, acquiert le Marifet, le savoir-faire d'un scaphandrier, et plonge pour trouver et sortir la perle de Hakikat (de la Vérité)». Le Seriat (se prononce chériate, mais cela n'a rien à voir avec la charia de l'islam orthodoxe) est la connaissance des règles (les données littérales de la Révélation) de la loi cosmique et humaine, c'est-à-dire les normes extérieures de la religion. C'est la voie large. La plupart des hommes restent toute leur vie à cette première étape de la Voie initiatique, se contentant d'une observation extérieure. Mais un alévi doit entreprendre (et réussir) la suite de ce voyage initiatique. Pour cela, il est nécessaire de fermer les yeux et de regarder avec les yeux de l'âme pour dépasser les apparences et voir la «vraie Vérité». C'est une première re-naissance.
Le Tarikat est l'ensemble des règles, des principes et des rites propre à l'interprétation de l'islam par un sage. C'est la Voie étroite. Elle implique de se mettre à l'école d'un sage, de lui prêter serment, de se repentir et se faire pardonner, de servir l'humanité et les êtres vivants ou inanimés, de renoncer aux biens terrestres et de vivre dans la Voie. L'apprentissage de ces règles est une deuxième re-naissance.Le Marifet (le savoir-faire) consiste à comprendre l'essence de la croyance, le secret divin et à faire ce que cette compréhension nécessite. C'est réaliser l'éthique alévite: maîtriser sa main, sa langue et ses désirs charnels, s'observer, s'améliorer, se purifier, être pondéré et généreux, utiliser son intelligence intuitive pour acquérir le vrai savoir, se connaître et reconnaître Dieu chez les autres.
Le Hakikat (la Vérité) consiste à méditer sur Dieu, Le voir proche et se fondre dans la puissance de l'univers divin (l'état de Vuslat, tête à tête avec...). C'est être humble et tolérant, ne faire aucune discrimination de race, de religion, de langue et de genre entre les humains, aimer tous les êtres, atteindre au secret et savoir le garder, d'être Un avec Dieu et finalement retourner du monde des Esprits au monde des Hommes pour se trouver et pour se mettre au service du peuple (se séparer de Hakk = Dieu et retourner à Halk =Peuple).
En résumé, on peut dire que l'alévité est une philosophie/enseignement issue de la pensée matérialiste complétée par la pensée idéaliste.
4 - Rituel
La non-conformité des rites alévis par rapport à l'islam sunnite et chiite est manifeste:
- Il n'y a pas de mosquée avec un minaret chez les alévis. Jadis, on se réunissait pour les Cem, les réunions religieuses alévies, dans une des maisons les plus grandes du village qu'on désignait selon les circonstances, mais souvent dans la maison du chef religieux (appelé, selon les confréries, Dede ou Baba [Ancêtre ou Père], ou bien un Sofu délégué par le Dede ou Baba), à l'image du premier lieu de réunion islamique construit à Médine par Muhammad, le Mescid-i Nebevi. Le Cemevi (maison de Cem) est un lieu sans aucun signe distinctif apparent (persécutions et clandestinité obligent), mais avec un foyer pour le feu symbolique, avec au plafond un trou de sept couches représentant les sept couches du ciel, et au seuil de la porte d'entrée un endroit ou, selon la configuration architecturale, un pilier central qui est embrassé (signe du sacralité du lieu). Aujourd'hui on construit spécialement des locaux (Cem evi, Maison de Cem) destinés à des réunions religieuses et à d'autres activités culturelles ou communautaires.
- Pendant les prières, on ne s'oriente pas vers la Mecque et la Kaaba: «Notre Kaaba est l'homme», et on se met donc en cercle pour regarder les autres en face.
- Durant le Cem, le chant rituel des troubadours (Achik) et les danses rituelles (Semah) ponctuent la prière.
- La fréquence des Cem dépend à la campagne des saisons. En été, il y a moins de réunions en raison des travaux des champs. En ville, elles sont hebdomadaires, les jeudis soirs. C'est la communauté qui détermine les réunions selon ses besoins.
- Durant le Cem, les prières se font en turc, jamais en arabe.
- Il existe divers Cem correspondant à des objectifs précis: par exemple, Görgü Cemi est une réunion de conciliation ou un tribunal d'arbitrage. Tous les membres de la communauté doivent obligatoirement passer devant celui-ci, une fois par an, pour entendre les doléances des autres membres à leur égard, pour résoudre les conflits et le cas échéant pour être sanctionnés. Donc, aucun conflit ne doit rester caché ni durer. Les divergences, les critiques et les conflits sont discutés pendant Görgü Cemi pour trouver des solutions. C'est un Cem de «purification» du corps et de l'âme. La paix et l'entente communautaire sont capitales, mais le consentement, l'accord de cœur de tout un chacun, est indispensable à l'acceptation d'une solution.
- La majorité des communautés font un usage sacré de l'alcool à la fin du Cem durant le repas sacré. C'est un reste des anciennes cérémonies chamaniques.
- Il n'y a pas de prière cinq fois par jour, ni d'appel du muezzin. La prière, c'est penser à Dieu, vivre et dialoguer avec Lui à chaque instant de la vie quel que soit le lieu où on se trouve.
- Les alévis observent de brefs jeûnes allant de 3 à 12 jours à divers moments de l'année. Par exemple, durant le mois de Muharram, un jeûne de 10 à 12 jours pour commémorer les derniers jours assoiffés dans le désert de l'imam Hüseyin avant son assassinat à Kerbela.
- Ils ne font pas non plus de pèlerinage à La Mecque. Ils le remplacent par des services rendus aux pauvres.
- Ils suivent une formation auprès d'un Guide (Mürsit) qui est souvent un Dede ou un Baba (chef religieux selon les ordres) ou un Sofu (chef religieux local).
- La formation ne se fait pas directement d'après le Coran, mais d'après l'enseignement des «Quatre Portes et Quarante Postes» incluant la vision ésotérique du Coran.
En outre:
- La société alévite pratique l'égalité entre homme et femme; ils prient côte à côte, psalmodient les attributs de Dieu (Zikr) et pratiquent ensemble la danse rituelle (le Semah).
- La monogamie est la règle.
- Le divorce est possible uniquement par consentement mutuel. Un homme divorcé ne peut se remarier qu'après le remariage de son ex-épouse.
- Le rituel des morts est totalement différent de celui des sunnites et chiites.
5 - Culture
«Étranger, viens, faisons la paix, / Apprenons à nous connaître! / Nous avons sellé nos chevaux / grâce à Dieu nous avons galopé.(...)
«Nous rejoignant, nous avons été source, nous avons été fleuve / Vers la mer nous sommes descendus / grâce à Dieu nous noyer, bouillonner».
Ces vers du poète Yunus Emre (1241-1319) résument bien la philosophie alévie qui est à la base de sa culture et de son comportement social: le respect de l'autre, la tolérance, la nécessité de la solidarité et l'importance de la vie collective.
C'est le contenu des rites actuels, l'analyse des prières et des chants parvenus jusqu'à aujourd'hui oralement, mais néanmoins peu modifiés, qui nous enseigne beaucoup plus sur la théologie alévite. Les poèmes-chants de Yunus Emre (1241-1319), de Nesimî (1339-1418?), de Pîr Sultan Abdal (autour de 1500) et de Hatayî / chah Ismail (1487-1524), utilisés actuellement dans des Cem, sont des véritables condensés théologiques.
C'est au temps de Muhammad que les Quarante auraient été constitués sous la forme d'un groupe (réellement ou symboliquement?) de quarante sages (17 femmes et 23 hommes) parvenus au stade de l'Homme Accompli. Ils sont les premiers à entendre la Révélation descendue à Muhammad et à l'appliquer. Le récit de la visite de Muhammad parmi les Quarante après son ascension céleste (miradj) constitue la trame narrative et le moment le plus intense du rituel de Cem des Quarante, qui est en quelque sorte la réplique du banquet céleste. Le récit de cette visite nous enseigne symboliquement la base de l'alévité: l'humilité (c'est en tant que serviteur des pauvres que Muhammad est accepté à la réunion des Quarante et non pas en tant que Prophète), le respect envers l'autre (on ne peut entrer dans un Cem que si on a résolu tous les litiges et qu'on est en paix avec les autres), l'égalité (tous les titres et les privilèges restent au seuil de la Cemevi:le fait d'être le Prophète, élu de Dieu, ne donne aucun avantage), la solidarité (quand l'un des quarante est blessé, tous les quarante saignent; quand le saignement est arrêté chez l'un, tous les quarante arrêtent de saigner), l'unicité des êtres, etc.
Dans le récit des Quarante contenu dans le Buyruk («Commandement» attribué à l'imam Jafar-al Sâdiq [699-765], transcrit par Bisatî en 1480), Ali apparaît comme une incarnation de Dieu (sur le chemin de l'ascension, le miradj, Muhammad est obligé de donner son sceau de Prophète à un lion pour sauver sa vie; mais à la réunion des Quarante, il le découvre au doigt de Ali) : il n'est pas le «Ali» historique, le gendre du Prophète, mais il est le symbole de l'Homme Accompli (représenté par le Soleil et le Lion) qui fait Un avec Dieu. L'utopie alévie de la Société Parfaite (la Ville de Consentement - Riza Sehri) est une société sans classe, sans État, sans monnaie, où tout le monde produit selon ses capacités et dépense selon ses besoins dans une entente parfaite. Mais c'est aussi un monde de paix, de compréhension («les 72 croyances, 72 états sont égaux», 72 signifiant tous ceux qui existent).
6 - Politique
Parce que les alévis ne vont pas à la mosquée et ne font pas le jeûne du ramadan, parce que les femmes alévies ne se voilent pas et qu'elles assistent aux assemblées, assises à côté des hommes, parce que les alévis ne respectent pas l'interdiction de boire de l'alcool, parce qu'ils n'étaient pas des sujets soumis, faciles à contrôler, ils ont été réprimés, massacrés, marginalisés malgré leur importance numérique et tenus à l'écart du pouvoir par les autorités sunnites, tant par les Seldjoukides que par les Ottomans. Ils se sont rebellés maintes fois, mettant parfois en péril ces deux grands empires. Ils ont été l'objet de harcèlement visant à les convertir au sunnisme ou à les assimiler. Ils ont été amenés à introduire des éléments sunnites dans l'alévité pour mieux se cacher, éviter ces harcèlements et survivre. Ils ont été la cible de rumeurs dégradantes d'orgies et d'incestes à cause du secret autour des Cem, des bougies qu'on éteignait à l'approche des étrangers au village pendant ces cérémonies religieuses et de la liberté des femmes alévies. Mais ils ont survécu.
Dès le premier jour de la guerre d'indépendance turque en 1919, les alévis se sont rangés derrière le mouvement d'Atatürk. Ils ont apporté une contribution indéniable à la fondation de la République turque, laïque et démocratique. Mais la République n'a pas répondu à leurs attentes. Le département des «Affaires religieuses» (le Diyanet), qui dépend du Premier ministre, ignore totalement les alévis dans ses activités. Les Cemevi, les Maisons de Prière, ne sont pas considérées comme des lieux de culte, malgré des décisions importantes de la Cour Européenne des Droits de l'Homme.
L'ostracisme à l'égard des alévis a continué de provoquer, ces dernières décennies, des violences souvent meurtrières. Les événements de Corum et de Kahraman Maras en 1978 ont causé des centaines de morts. Le 3 juillet 1993 à Sivas, pendant un congrès consacré à la commémoration du grand poète Pir Sultan Abdal, une foule de fanatiques sunnites mit le feu à l'hôtel où résidaient les participants. Trente-sept d'entre eux, majoritairement alévis, ont péri.
Décriés et persécutés pendant des siècles à cause de leurs croyances qui diffèrent de l'Islam sunnite officiel, les alévis-bektachis forment, aujourd'hui, un rempart contre toute forme d'extrémisme, de fanatisme et d'intégrisme religieux. Ils œuvrent pour le développement de la démocratie, la sauvegarde de la laïcité et le respect des droits de l'homme en Turquie.
En résumé, on peut dire que, l'alévité est une voie soufie (mystique) négligée voir ignorée de l'Islam, humaniste et égalitaire, qui a survécu jusqu'à aujourd'hui et mérite d'être redécouverte par sa modernité et pour son message de fraternité.
Ersan Arsever
Né à Ankara le 31 décembre 1942 d’une famille alévi et bektachi, Ervan Arsever est marié et père de deux enfants. Il détient les nationalités suisse et turque. Diplômé du lycée de Galatasaray et diplomé de l’INSAS à Bruxelles (section Réalisateur TV-Cinéma), il a été réalisateur-producteur à la Télévision Suisse Romande de 1973 à 2004. Aujourd’hui retraité, il est le réalisateur d’un long métrage en turc (Bir ses böler geceyi) et le président de la Communauté Alévis de la Suisse et de la Communauté Alévis de Genève (pour plus d’informations, voir les sites www.communaute-alevi.ch ou – en turc – www.alevi-toplulugu.ch).