«La diversité de la non-religion»: tel était le titre de ce colloque, accueilli du 7 au 9 juillet 2016 par le Département d'anthropologie sociale et d'études culturelles (ISEK) de l'Université de Zurich. Difficile, en effet, de trouver un terme adéquat pour désigner globalement les personnes et groupes qui se placent dans une situation de refus par rapport à l'identification religieuse. Malgré des hésitations, le terme de «non-religion» est celui que retient le réseau de chercheurs réunis dans le cadre du Nonreligion & Secularity Research Network (NSRN), dont c'était la réunion annuelle. Le site du NSRN offre d'utiles ressources documentaires pour qui s'intéresse à ces sujets.
Puisque la diversité était le fil conducteur du colloque, difficile de résumer en un article la variété des interventions. Les échos de ce colloque proposés ici se concentreront donc sur deux axes: les dimensions conceptuelles, d'une part, et les formes organisées de non-religion, d'autre part (le pendant séculier des mouvements religieux, en quelque sorte).
Sécularisme et athéisme au pluriel
La délimitation entre le champ religieux et non religieux n'est pas aussi nette qu'on le penserait au premier abord, a souligné Johannes Quack (Université de Zurich). Il y a différents modes de non-religion: si l'approche est la plupart du temps celle d'une mise en accusation des religions, certains groupes copient une offre religieuse afin de remplir un vide.
Il distingue deux types de non-religion: un premier type qui entend simplement se différencier de la religion, tandis qu'un deuxième type marque sa distance par rapport à toute offre normative — qu'il s'agisse des religions ou de groupes non religieux qui proposent néanmoins des cérémonies. Dans la réalité, des situations plus complexes que ces types peuvent se présenter. Mais il est important de garder à l'esprit que, pour beaucoup d'acteurs des groupes non religieux, la distinction par rapport à d'autres courants non religieux est importante.
Dans un sens semblable, Jonathan Lanman (Queen's University, Belfast) est d'avis qu'il faut mettre au pluriel le mot d'athéisme, plutôt que d'essayer de définir le vrai athéisme en le réduisant à une définition unique, de la même façon qu'a été déconstruit le concept de religion. Parmi les différents éléments caractérisant ces athéismes, Lanman mentionne: l'absence de croyance en des agents non physiques; des jugements moraux envers les religions; des identités sociales mettant en évidence l'athéisme. Cette liste permettant d'identifier différentes démarches athées n'est pas exahustive.
Comme nous l'avions déjà remarqué, sur ce site, dans le compte rendu d'un petit livre sur l'athéisme dans le monde, la contextualisation des formes de non-religion est aussi pertinente que celle des croyances et courants religieux. Cela a été relevé par plusieurs intervenants, dont Stacey Gutkowski (King's College, Londres) en évoquant les milieux séculiers en Israël: être séculier ne signifie pas toujours renoncer à certaines pratiques traditionnelles juives.
Il faut aussi prêter attention à la spécificité d'expériences de passage à une identité non religieuse selon les groupes religieux d'origine: cet élément a été mis en lumière par la communication de Halima Begum (Birkbeck University) sur la construction et la négociation des identités d'ex-musulmans britanniques. Ceux-ci se retrouvent et s'expriment notamment à travers des groupes tels que le Council of Ex-Muslims of Britain (CEMB): la simple consultation d'un tel site met vite en évidence les particularités de leur expérience.
Bien qu'ils soient généralement athées, ils préfèrent mettre en avant l'étiquette d'ex-musulmans. Car cette origine continue de les marquer, comme l'expliquait l'un des interlocuteurs de Halima Begum. «Être musulman était fondamental pour ce que j'étais, donc être un ex-musulman est tout aussi essentiel et révolutionnaire.» Une partie des ex-musulmans n'osent pas avouer à leurs parents qu'ils ont tourné le dos à la religion, en raison de la honte que cela représenterait pour leurs familles et de l'ostracisme auquel elles pourraient se trouver exposées. Cela est particulièrement fort pour les femmes, plus nombreuses à cacher leur incroyance. Ce n'est pas simplement dans le cadre familial que certains ex-musulmans continuent donc à donner l'illusion qu'ils sont toujours musulmans: la pression sociale existe également dans le cadre universitaire (britannique...), là où des sociétés d'étudiants musulmans sont actives. L'abandon de l'islam est perçu comme stigmatisant.
Les groupes d'ex-musulmans, avec leurs expériences partagées, offrent donc un espace dans lequel ils se sentent en sécurité et peuvent appartenir à un cercle aux vues semblables. Cependant, à côté de leur fréquentation de groupes d'ex-musulmans, plusieurs sont également membres de groupes humanistes ou athées. Notons que les groupes d'ex-musulmans ne remplissent pas tous la même fonction: certains privilégient l'activisme, tandis que d'autres agissent plutôt comme groupes de soutien.
Les formes organisées de la non-religion
Parmi les formes organisées de «non-religion», une nouvelle expression a beaucoup retenu l'attention en Europe ces dernières années: le phénomène de la Sunday Assembly, né en Angleterre en 2013, avec des réunions dominicales non religieuses, mais conservant des traits extérieurs de certaines assemblées religieuses. Josh Bullock (Kingston University, Londres) a consacré à la Sunday Assembly quinze mois de recherches de terrain, en se concentrant particulièrement sur le groupe londonien.
L'idée de départ de la Sunday Assembly est la création d'une «Église séculière», sans croyances, mais en conservant «les meilleurs aspects de l'église» (du point de vue de ses fondateurs). Clairement, le christianisme est la structure de référence pour la Sunday Assembly, avec un style de réunions dynamiques rappelant celui de certaines Églises évangéliques: on croise d'ailleurs des ex-évangéliques dans ces réunions. La Sunday Assembly «réimagine le séculier de façon peu imaginative», note Bullock, puisqu'elle emprunte nombre de ses pratiques aux groupes religieux (mais c'est aussi ce qui lui a permis d'attirer l'attention au départ, pourrait-on ajouter).
Si le groupe a connu une croissance certaine depuis ses débuts, cela ne doit pas masquer de fortes différences d'un lieu à l'autre: d'abord du point de vue du nombre (plusieurs centaines de participants à Londres, de petits groupes dans certaines autres localités); ensuite, sous l'angle de la pérennité (certains groupes locaux ne durent pas). À une époque où le nombre de personnes sans religion a fortement augmenté, la Sunday Assembly n'attire qu'une petite fraction de celles-ci — une constatation que font d'ailleurs tous les mouvements séculiers organisés.
Mais pourquoi certains rejoignent-ils des groupes, alors que d'autres ne le font pas? Cette question a intrigué Amanda Schutz (Université d'Arizona). Elle a choisi comme terrain d'enquête la ville de Houston: celle-ci offre aux non-croyants un choix assez vaste de groupes, dans un environnement où la religiosité est forte (nombre important d'évangéliques), mais en même temps «raisonnablement séculier», ce qui permet à ceux qui le désirent d'explorer des options non religieuses sans l'ostracisme social que cela pourrait leur valoir dans certaines régions du Sud des États-Unis.
Complétant un travail d'observation participante dans huit associations sécularistes ou athées, des entretiens approfondis avec 125 interlocuteurs (dont un seul élevé dans une famille athée) révèlent que 90 % de ceux-ci se déclarent athées, tandis que les autres s'identifient simplement comme «non-croyants». Les raisons de se joindre à une association sont variées: raisons sociales ou — pour certains — recherche d'un substitut d'Église (n'oublions pas l'important rôle des communautés religieuses comme réseaux sociaux aux États-Unis), mais aussi la volonté de s'impliquer dans des activités de volontariat au sein d'organisations sécularistes ou de promouvoir certaines causes politiques et sociales. Plus surprenant: quelques-uns y cherchent un épanouissement spirituel. Il arrive en effet que des athées se définissent comme «spirituels», et certains groupes non religieux organisent des méditations. Comme dans les religions, les appartenances évoluent, avec des passages d'un groupe à l'autre au fil du temps.
Ceux qui ne rejoignent pas un groupe peuvent avoir des raisons aussi banales que celles des membres de religions qui ne vont pas à l'église (pas assez de temps, lieu de réunion trop éloigné, réseau social existant suffisant). Mais d'autres se méfient des organisations, qui leur rappellent trop les Églises, et craignent les tentations de dogmatisme séculier.
Notons que les débats internes aux milieux séculiers quant à la pertinence de rituels de remplacement se substituant aux fonctions de la religion se retrouve dans plusieurs pays: en Suède, en Norvège, en Allemagne, comme l'a souligné Suzanne Schenk (Université de Zurich).
Celle-ci a étudié l'Association humaniste suédoise (Humanisterna), fondée en 1979, à une époque à laquelle l'Église luthérienne était encore Église d'État, pour promouvoir la pensée critique et scientifique. Aujourd'hui, au moins pour une partie des humanistes, l'Église suédoise est devenue une institution «progressiste», qui ne leur pose plus de problème: quand des institutions religieuses de libéralisent fortement, elles arrivent parfois à un point où elles ne sont plus perçues comme «menace» par les séculiers.
Aujourd'hui, les humanistes suédois évoquent surtout les problèmes de religion organisée dans d'autres pays, qu'il s'agisse d'Asie ou des États-Unis; en Suède même, leur critique porte avant tout sur des croyances de type ésotérique ou le relativisme. Ils offrent des cérémonies non religieuses, mais celles-ci sont peu développées par rapport à ce qu'on peut trouver en Norvège, en Allemagne ou aux Pays-Bas, remarque Schenk.
Cela n'a pas empêché les effectifs des humanistes suédois d'augmenter pour atteindre 5.000 membres, grâce à un fort accent sur la critique de la religion depuis le milieu des années 2000. L'observation est intéressante: même si les groupes non religieux s'efforcent aussi de promouvoir une image positive (par exemple à travers des actions sociales) plutôt que celle d'opposants, il n'en reste pas moins que la critique de la religion est un moteur d'adhésion.
Ce n'est pas qu'en Occident que des groupes non religieux s'organisent: Alexander Blechschmidt (Université de Zurich) a présenté ses observations de terrain sur deux groupes des Philippines, un pays dans lequel le catholicisme reste la religion dominante, avec plus de 80 % de la population, tandis que moins de 1 % des Philippins se disent sans religion. Dans un tel contexte, il n'est pas étonnant que l'Église catholique soit la principale cible des athées et libres-penseurs.
Blechschmidt s'est intéressé à la Philippine Atheists and Agnostics Society (PATAS, fondée en 2011) et à l'association Filipino Freethinkers (fondé en 2009). Ces associations ne sont pas les seules aux Philippines, d'autant plus que, à l'instar des religions, les groupes athées ou libres-penseurs subissent parfois des schismes. On trouvera quelques autres groupes sur la section consacrée aux Philiippines de la plateforme des athées de l'Asie du Sud-Est.
Même si les libres-penseurs admettent en principe dans leurs rangs des croyants libéraux, tandis que PATAS promeut activement l'athéisme, la réalité fait apparaître que la plupart des participants se reconnaissent dans l'athéisme. Ces associations de naissance récente connaissent cependant des évolutions dans leurs intonations: ainsi, PATAS aurait récemment commencé à mettre plus l'accent sur l'étiquette «humaniste», au sens où l'entend l'International Humanist and Ethical Union (IHEU). Certains membres s'interrogent en effet sur le caractère négatif que projette l'étiquette athée et préféreraient donc celle d'humaniste.
Dans un environnement mondialisé, les athées philippins sont en relations avec leurs homologues dans d'autres régions du monde. Blechschmidt note la forte influence de l'œuvre de Richard Dawkins sur l'activité de PATAS: il suggère qu'il vaudrait la peine d'étudier la façon dont le discours du nouvel athéisme se manifeste ensuite dans des discours locaux.
Conclusion
Comme l'illustrent ces quelques éléments tirés d'un colloque qui a permis d'aborder plusieurs autres sujets encore, les recherches se multiplient dans un champ devenu plus actif ces dernières années. Nul doute que la montée des convictions «non religieuses» marche de pair avec les inquiétudes envers des formes militantes de religion et l'image parfois écornée de la religion dans les opinions publiques, par exemple à travers le large écho donné par les médias aux affaires d'abus sexuels commis par des ecclésiastiques. Une intervention de Hugh Turpin (Queen's University, Belfast) a d'ailleurs examiné l'impact de ces scandales sur la croyance et l'appartenance catholiques en Irlande. «Dans bien des lieux, de racine de la moralité qu'elle était, la religion en arrive à être considérée comme son antithèse», résume Lanman.
Sous des formes organisées aussi bien que comme attitude individuelle, la «non-religion» n'est pas une nouveauté. Mais ses formes évoluent en partie, tandis qu'apparaissent de nouvelles figures et de nouveaux acteurs associatifs. À côté des recherches sur les religions, des études sont également nécessaires sur les expressions contemporaines de la critique des religions, tant sur le plan conceptuel qu'à travers des recherches sur les acteurs des courants non religieux. Les réseaux académiques qui se sont mis en place apportent l'impulsion nécessaire. Des recherches à venir devraient fournir de nouveaux éléments: ainsi est annoncé le lancement imminent du programme Understanding Unbelief, qui financera des enquêtes au Brésil, aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Islande et au Japon.
Jean-François Mayer
En lien avec ce sujet, on peut également lire mon article de février 2015: «Libre-pensée, nouvel athéisme et Sunday Assembly: remarques sur des visages contemporains du sécularisme».