Ces recherches se situent dans le sillage de travaux antérieurs: il faut mentionner ici, en particulier, l'ouvrage de Roland Campiche, Alfred Dubach et al., Croire en Suisse(s). Analyse des résultats de l'enquête menée en 1988/1989 sur la religion des Suisses (Lausanne, L'Âge d'Homme, 1992) ainsi que l'autre ouvrage fondamental de Roland Campiche, Les deux visages de la religion: fascination et désenchantement (Genève, Labor et Fides, 2004), complété par le petit volume La Religion visible. Pratiques et croyances en Suisse (Lausanne, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2010). Il convient de rappeler également l'utile étude de Claude Bovay, Le paysage religieux en Suisse (Neuchâtel, Office Fédéral de la Statistique, 2004 - téléchargeable au format PDF), qui analysait de façon approfondie les résultats du recensement de l'an 2000.
Nombreux sont les sondages sur les thèmes les plus variés, y compris sur les religions et croyances, en Suisse ou ailleurs. Beaucoup portent sur un échantillon trop limité ou ne répondent qu'à quelques questions. Il en va autrement de l'enquête dont les résultats ont été publiés en avril 2016 par l'Office fédéral suisse de la statistique (OFS). Menée pour la première fois en 2014, cette recherche sur la langue, la religion et la culture en Suisse sera renouvelée tous les cinq ans; elle est intégrée dans le relevé structurel annuel qui a remplacé le recensement décennal. L'intérêt de cette enquête ne réside pas seulement dans le nombre de questions abordées, mais aussi dans la dimension de l'échantillon: sur un échantillon aléatoire de 35 376 personnes âgées de 15 ou plus, 16 487 ont été interrogées. Les données ont été pondérées et calibrées. Elles offrent ainsi des informations auxquelles on peut se fier, même si, comme toujours pour des enquêtes statistiques, elles devront être complétées par des recherches qualitatives: les pourcentages révélés par l'enquête offrent pour ces futures recherches des pistes à suivre.
Rédigé par Amélie de Flaugergues, le rapport présentant les premiers résultats de la partie de cette enquête consacrée aux Pratiques et croyances religieuses et spirituelles en Suisse confirme certains points déjà connus, mais apporte aussi plusieurs éclairages inattendus (on trouvera à la fin de cet article les liens pour télécharger l'étude et les tableaux annexes).
Appartenances, pratiques, croyances
Pour commencer, résumons la situation en ce qui concerne les appartenances religieuses:
- 38 % de catholiques romains,
- 26 % de réformés,
- 1,7 % d'évangéliques,
- 5,7 % d'autres communautés chrétiennes (dont 2,2 % d'orthodoxes et autres chrétiens orientaux),
- 5 % de musulmans, dont quatre sur cinq sont des migrants de première génération (le total des musulmans inclut les alévis, qui ne se considèrent pas tous comme musulmans),
-1,5 % de personnes appartenant à d'autres religions (0,5 % d'hindous, 0,5 % de bouddhistes, 0,2 % de juifs),
- 22 % de personnes sans appartenance religieuse.
En 1960 encore, 98 % des habitants de la Suisse se déclaraient réformés ou catholiques romains. La diminution des effectifs a touché les deux Églises historiques, mais a permis au catholicisme romain de devenir numériquement première confession religieuse du pays: cette Église bénéficie beaucoup plus fortement que les communautés réformées de l'apport de l'immigration.
L'autre transformation majeure — outre l'augmentation du pourcentage des fidèles d'autres religions — est la très forte poussée des personnes se déclarant sans appartenance religieuse (ce qui ne signifie pas forcément athées).
10 % de la population se rend à un service religieux au moins une fois par semaine. Si ce pourcentage monte à 13,6 % chez les catholiques et à 11,6 % chez les musulmans, ce sont surtout les évangéliques qui se distinguent, avec 72,3 % — ce qui confirme d'ailleurs des enquêtes antérieures menées par des chercheurs de l'Université de Lausanne. Comme nous le verrons par la suite, les évangéliques présentent de façon générale un profil d'intensité religieuse atypique, qui ne s'explique pas simplement par leur statut minoritaire, mais bien par un modèle d'appartenance fondé sur l'engagement volontaire et conscient attendu du croyant, même si celui-ci est né dans une famille évangélique.
Certes, 41 % de la population s'est rendue entre une et cinq fois dans un lieu de culte au cours d'une année, mais l'écrasante majorité de cette catégorie est représentée par des gens qui ont franchi les portes d'un tel lieu à des occasions "sociales": mariage ou funérailles, par exemple.
Pourtant, ceux qui ne participent pas à un service religieux collectif peuvent avoir une pratique religieuse individuelle. 4,4 % de la population déclare prier plusieurs fois par jour, 23,2 % tous les jours ou presque et 19,1 % entre "au moins une fois par semaine" et "au moins une fois par mois". Là encore, les évangéliques se retrouvent loin devant les fidèles d'autres courants religieux (34,4 % plusieurs fois par jour et 50,7 % tous les jours ou presque). À titre de comparaison, malgré l'idéal théorique des cinq prières quotidiennes, seulement 12,6 % des musulmans disent prier plusieurs fois par jour et 17 % tous les jours ou presque.
À côté de ces critères relativement objectifs se pose aussi la question de savoir comment des croyants se définissent eux-mêmes, ce qui peut refléter un mélange de réalité et de réponse à des attentes sociales, selon les groupes et pays. L'enquête de l'OFS nous apprend ainsi que 80 % des évangéliques, 63 % des musulmans, 52 % des catholiques et 44 % des réformés se considèrent comme plutôt ou très religieux.
Quant à la croyance en Dieu, 46,2 % de la population croit en un Dieu unique, 1,7 % en plusieurs dieux, 23,9 % à une "sorte de puissance supérieure", 16,6 % expliquent ne pas savoir et ne pas penser qu'on puisse le savoir, tandis que seulement 11,5 % affirment ne croire en aucune forme de puissance supérieure.
Nous n'allons pas passer en revue ici les adhésions ou non adhésions à différents types de croyances. Tout au plus noterons-nous que la croyance à la réincarnation, sur laquelle l'enquête ne donne pas beaucoup de détail, ne semble pas se développer par rapport à ce qu'indiquaient des enquêtes antérieures: elle semble tourner autour de 20 % (moins pour les hommes, un peu plus pour les femmes, comme la plupart des croyances "spirituelles"). Peut-être la croyance à la réincarnation a-t-elle atteint un invisible plafond dans les sociétés occidentales: mais d'autres enquêtes devront explorer cette hypothèse, en observant également les possibles différences entre pays et aires culturelles.
Particularité évangélique: des pourcentages fortement au-dessus de la moyenne
Un point qui a retenu notre attention est celui de l'adhésion à la thèse évolutionniste: "Croyez-vous que la théorie de l'évolution des espèces est l'explication la plus cohérente de l'origine de l'être humain?" Depuis quelques années, en effet, certains cercles et médias prêtent attention à la diffusion de thèses créationnistes dans plusieurs contextes religieux.
L'enquête de l'OFS révèle que 26,5 % de la population adhère "tout à fait" à la théorie de l'évolution, 28,5 % "plutôt", 18,9 % "ne sait pas", tandis que 11,5 % répond "pas du tout" et 14,6 % "plutôt pas".
Ce qui retient surtout l'attention est la répartition de ces pourcentages selon les confessions. Alors que les pourcentages catholiques et protestants sont proches des moyennes nationales, les évangéliques et — dans une moindre mesure — les musulmans se distinguent. Seuls 2,2 % des évangéliques et 10,1 % des musulmans adhèrent "tout à fait" à la théorie de l'évolution; 12 % des évangéliques et 16,2 % des musulmans y adhèrent "plutôt". En revanche 66,4 % des évangéliques n'y croient "pas du tout" (21,2 % des musulmans) et 11,4 % "plutôt pas" (22,2 % des musulmans).
Ce rejet massif de la théorie de l'évolution comme "explication la plus cohérente de l'origine de l'être humain" reflète-t-il simplement, pour la majorité des évangéliques, la volonté d'affirmer avant tout l'adhésion à l'acte créateur de Dieu, indépendamment des modalités de la création? Ou s'agit-il de l'adhésion à des thèses "créationnistes" spécifiques? dans ce cas, lesquelles, puisqu'il existe plusieurs écoles de créationnisme, avec différents modèles? Des recherches plus approfondies sont souhaitables, d'autant plus qu'il y a eu, ces dernières années, quelques controverses en Suisse autour de l'enseignement de thèses créationnistes à côté de la théorie de l'évolution dans quelques écoles privées évangéliques. De façon plus large, les courants créationnistes, dans différentes traditions religieuses, retiennent l'attention de chercheurs également dans une perspective comparative, en dépassant le cadre des milieux chrétiens américains qui, durant longtemps, avaient été l'axe presque exclusif des études universitaires sur le sujet. L'ouvrage collectif dirigé par Stefaan Blancke et al., Creationism in Europe (Baltimore, John Hopkins University Press, 2014), en témoigne; Religioscope se propose d'ailleurs de revenir ultérieurement sur ce thème.
Ce n'est pas le seul point à mettre en évidence une "anomalie" évangélique par rapport à la moyenne. D'autres questions s'intéressaient à l'importance de la religion et de la spiritualité dans la vie quotidienne. Or, là encore, les évangéliques viennent largement en tête. Alors que 15,9 % de l'ensemble de la population accorde un rôle plutôt ou très important à la religion ou à la spiritualité dans la vie sexuelle, 64,6 % des évangéliques disent que c'est le cas (42 % des musulmans). S'il n'est pas surprenant que 89,4 % attribuent à leur foi un rôle plutôt ou très important dans l'éducation des enfants (ce qui est quand même le cas de 46,8 % de l'ensemble de la population), il est plus inattendu de découvrir que 83,9 % des évangéliques disent que leur religion joue un rôle plutôt ou très important dans leur attitude envers l'environnement (42,5 %) de la population): le lecteur aimerait bien savoir, pour les croyants évangéliques ou autres qui attribuent à leur foi une telle importance dans leur attitude envers l'environnement, ce que cela implique pratiquement, dans les attitudes personnelles. ll semble y avoir là un champ d'investigation.
Les détails d'un résultat ne figurent pas dans la publication ou dans les tableaux mis à disposition sur le site de l'OFS: l'influence de la religion ou de la spiritualité dans les choix lors de votes et dans les orientations politiques. Seulement 16,3 % de la population déclare que cela joue un rôle plutôt ou très important. Nous avons demandé à l'OFS les données plus détaillées pour les réponses à cette question; elles nous ont aimablement été communiquées. Et elles nous ont réservé une surprise: 57,9 % des évangéliques attribuent à leur foi un rôle plutôt ou très important dans leurs choix politiques (bien plus que les musulmans, qui viennent ensuite avec 28 %).
Cette affirmation d'une influence importante des convictions religieuses sur les choix politiques des chrétiens évangéliques retient l'attention. Comme pour le rejet des théories évolutionnistes, elle demanderait à être précisée. Il faudrait pouvoir corréler les réponses avec les choix politiques concrets de ces personnes, lors de certains votes ou des élections, ou encore leur affiliation éventuelle à des partis. Les évangéliques en Suisse partagent certaines convictions éthiques, mais ne se trouvent pas tous dans le même camp politique. En outre, des personnes peuvent invoquer une même référence religieuse pour justifier des choix politiques différents: la question reste souvent ouverte de savoir si une orientation politique découle de profondes convictions religieuses ou préexiste en étant légitimée par celles-ci.
Sans trop nous hasarder, nous pouvons supposer que le pourcentage systématiquement élevé d'évangéliques affirmant que leur foi influence leurs choix dans plusieurs secteurs de la vie quotidienne est lié à un degré moyen d'engagement religieux plus élevé que dans les autres catégories de la population. Puisque ce segment de la population est beaucoup plus fortement que les autres engagé sur le plan religieux, il paraît logique que ses convictions aient des conséquences plus fortes dans différents domaines — ou en tout cas que les croyants affirment que tel est le cas. Par rapport aux autres ensembles religieux considérés, les évangéliques sont les seuls à établir comme norme un idéal religieux confessant, alors que l'approche des autres courants est "multitudiniste", au lieu de se concentrer sur le regroupement des croyants engagés seulement.
Les croyances à l'ère de l'ego
Ces données statistiques sont publiées au moment où nous disposons d'autres études importantes sur les religions et spiritualités en Suisse, notamment grâce aux résultats du Programme national de recherches 58. Nous pensons notamment ici à l'ouvrage de Jörg Stolz et al., Religion et spiritualité à l'ère de l'ego (Genève, Éd. Labor et Fides, 2015), dont l'édition allemande était parue l'année précédente. Nous allons prêter attention à quelques éclairages apportés par cet ouvrage, qui s'appuyait sur un sondage mené en 2008-2009 sur un échantillon représentatif de 1 229 personnes en Suisse, complété par des entretiens semi-directifs avec 73 interlocuteurs choisis selon des quotas.
L'un des apports majeurs de cet ouvrage est de proposer des types de relations au religieux et au spirituel dans la "société de l'ego", marquée par l'individualisme. Ces types se retrouvent dans toutes les sociétés occidentales, mais l'étude permet également de quantifier les proportions respectives de la population de la Suisse pour chacun d'eux.
Le livre ne se contente pas de décrire ces types, mais propose une explication, fondée sur la thèse d'un changement de régime de la concurrence religieuse-séculière (incluant également la concurrence intrareligieuse [p. 35]). À partir des années 1960, l'idée d'une "légitimation fondamentalement chrétienne du système entier" (p. 60) se voit contestée et son influence battue en brèche par des offres séculières concurrentes (par exemple pour l'organisation des loisirs), tandis que les Églises connaissent un processus de révolution interne. Des facteurs économiques et culturels auraient déclenché un passage à la société de l'ego. Le nouveau régime de concurrence a pour base l'individu, qui agit "à partir d'une vision du monde fondamentalement individualiste": "L'appartenance religieuse est ainsi conçue par principe comme un choix", les individus devenant de plus en plus les "clients" de "fournisseurs" religieux (p. 64). "[...] l'individu a un droit absolu de décider de sa croyance et de sa pratique." (p. 208)
Un phénomène de "glissement séculier" se serait produit: à l'heure où les "demandeurs choisissent le plus souvent les offres qui leur semblent le plus attractives", les offres séculières se sont considérablement développées" (p. 65). Les Églises doivent développer des efforts "pour motiver les personnes à mettre à disposition du temps, de l'énergie et de l'argent pour des fins religieuses (et pas pour d'autres fins)." (p. 66). "[...] les rituels religieux et les activités collectives deviennent ainsi des 'offres' que [les personnes interrogées] peuvent prendre en compte ou non en fonction de leurs préférences [...]." (p. 207)
Les chercheurs concluent "qu'il n'est pas pertinent d'opposer, comme on le fait souvent dans la recherche scientifique, les théories de la sécularisation, de l'individualisation et du marché": il y a "une augmentation parallèle des trois phénomènes en question: glissement sécularisant, individualisation religieuse et orientation vers la consommation religieuse" (p. 234).
Quatre types de profils religieux ou spirituels
Sur cet arrière-plan (résumé très sommairement), les auteurs identifient quatre grands types de profils, avec des sous-types. Ces quatre types sont:
1) Les institutionnels: ils représentent environ 17,5 % de l'échantillon. Attachés à la foi et aux pratiques chrétiennes, trois-quarts d'entre eux vont au moins une fois par mois à l'église. Deux sous-types: les "établis" (un peu plus de 16 %), qui sont des membres actifs des Églises catholique et réformée, et les "évangéliques" (1,6 %), qu'ils appartiennent à une Église évangélique ou expriment une forme évangélique de piété, fondée sur l'idée de conversion et l'acceptation de Jésus-Christ comme sauveur personnel.
2) Les alternatifs constituent 13,4 % de l'échantillon. Ils se distinguent des institutionnels en parlant plus de "spiritualité" que de "religion". Ils ont une inclination pour des approches holistiques et ésotériques. Mais la diversité de ce type est très forte. Deux sous-types: les "ésotérique" (2,9 %) recourent "souvent à des pratiques spirituelles alternatives et qui engagent leur vie entière dans une direction spirituelle ésotérique", en circulant dans des réseaux de personnes aux idées semblables (p. 84); les "clients alternatifs" (10,7 %) se constituent une religion personnelle, mais ces personnes "ne sont pas reliées entre elles par des réseaux sociaux" et entretiennent des "liens plutôt lâches à une spiritualité alternative" (p. 85).
3) Les distanciés constituent le plus grand groupe, avec 57,4 %. Des conceptions religieuses ou spirituelles ne leur sont pas étrangères, mais elles ne sont pas au centre de leurs vies. Ils appartiennent souvent à l'une des grandes confessions, mais peuvent recourir aussi à l'une ou l'autre technique alternative. Mais ils ne s'impliquent profondément ni dans les unes ni dans les autres, d'où la notion de distance que les chercheurs utilisent pour définir ce type. L'ouvrage distingue des "distanciés institutionnels", des "distanciés alternatifs" et des "distanciés séculiers".
4) Les séculiers sont en effet le quatrième type (11,7 % de l'échantillon). Ils n'ont ni pratique ni convictions religieuses. Près de la moitié affirment ne pas croire en Dieu, et l'immense majorité n'accorde aucune importance personnelle aux religions. Parmi eux, la recherche distingue deux sous-types: les "indifférents" et les "adversaires de la religion".
L'étude montre comment ces différents types et sous-types sont liés à des modèles de croyance. Par exemple, les "institutionnels" pensent Dieu comme une personne qui les écoute et qui se montre bienveillant; les "évangéliques" insistent fortement sur la relation personnelle avec Dieu — et ils lisent la Bible beaucoup plus que les "institutionnels". La pratique religieuse des "évangéliques" tend à être plus familiale qu'individuelle. Si les "alternatifs" croient à une puissance supérieure, celle-ci est plutôt une énergie, une lumière ou une force, qui agit partout et en tout; dans le sous-type des "ésotériques", le monde est enchanté, l'immanence et la transcendance se confondant. La perception de Dieu chez les "distanciés" se caractérise par un degré d'indétermination élevé. Ce ne sont que que quelques exemples, qui illustrent comment l'analyse des différents types est affinée au fil des chapitres. De plus, des propos issus des entretiens menés par les chercheurs viennent apporter la saveur et la chair de témoignages de personnes réelles, appartenant aux différents types.
En ce qui concerne les communautés locales, une enquête réalisée en 2007 dans le cadre du PNR 58 avait dénombré 1 094 communautés (paroisses) réformées, 1 750 communautés (paroisses) catholiques romaines et 1 423 communautés évangéliques. À la différence des paroisses réformées et catholiques, les communautés évangéliques ne sont généralement pas organisées sur une base territoriale. Le nombre de leurs membres correspond plus ou moins à celui des membres actifs, alors que les paroisses catholiques et réformées comptent beaucoup de membres passifs, qui ne viennent que rarement ou jamais assister à un service religieux.
Les types et sous-types définis par l'étude nous paraissent bien correspondre aux réalités rencontrées sur le terrain par différents chercheurs. Elles trouvent certainement un terrain d'application dans tout contexte européen.
Le contexte des transformations religieuses contemporaines
Il ne s'agit pas simplement de croyances religieuses "privées" et qui resteraient sans influence sur la société: le chapitre 5 s'intéresse à la mutation des valeurs et montre comment les transformations religieuses sont liées aux transformations des valeurs. L'un des mérites de l'ouvrage est de lier clairement l'évolution religieuse à des changements sociaux plus larges. Dans la majorité de la population,la religion a perdu sa fonction de fondement et de légitimation pour la conduite de la vie. Stolz et Englberger commentent:
"Pour le dire de manière très schématique, la mutation des valeurs dans les années 1960 a entraîné trois phénomènes: les "vieilles" valeurs comme l'obéissance, la soumission, les rôles traditionnels de genre et de la sexualité ont été détruits. Les valeurs "constantes" comme la conscience du devoir, la poursuite du succès, l'honnêteté, les bonnes manières ont certes été rejetées dans le feu de l'action de 1968, mais à long terme elles ont résisté et se sont dans l'ensemble conservées. Les "nouvelles" valeurs comme le développement personnel, l'individualisme, la créativité sont venues compléter le canon des valeurs et elles se sont imposées dans l'ensemble de la société. La relation de ces valeurs à la religion et à la religiosité a dès lors été considérée par les différents types de manière très différente. Une majorité de la population — les distanciés et les séculiers — a vigoureusement rejeté les vieilles valeurs et a considéré que les valeurs constantes et nouvelles étaient fondamentalement indépendantes de la religion et de la spiritualité. Pour défendre ces valeurs, il n'est pas nécessaire d'être religieux." (p. 143)
Un point important que souligne le livre est le fait que la socialisation religieuse n'a pas seulement diminué: "La socialisation religieuse est passée d'une pratique sociale évidente et nécessaire à une pratique sociale optionnelle." (p. 209) La participation des enfants aux offices religieux et leur éducation religieuse ne vont plus de soi. Cela confirme notre conviction de longue date que la "crise religieuse" contemporaine en Occident est largement une crise de la transmission: la rupture ici intervenue semble en bonne partie irréversible, et il est frappant de voir comment elle s'est produite en une période très courte avec des conséquences profondes et durables.
Puisque la thèse du livre repose sur une concurrence entre offres religieuses et séculières, les auteurs s'intéressent aussi aux différents types de "fournisseurs religieux". Ils identifient trois grands types de fournisseurs: les grandes Églises, les Églises évangéliques et les fournisseurs de spiritualité alternative. Les différents types d'offres de ces "fournisseurs" sont analysées. Les membres des grandes Églises ne pensent pas, pour la plupart, à un changement de "fournisseur", notent Stolz et Englberger: pour la plupart d'entre eux, la question de choisir une nouvelle appartenance religieuse ne se pose pas; ils ne se sentent donc pas dans une situation de marché religieux. En revanche, tant chez les "évangéliques" que chez les fournisseurs de spiritualité alternative, la recherche observe "des formes — très diverses — de marché au sens d'un changement de fournisseur religieux" (p. 160). On sait que la circulation intraévangélique est importante; quant à la "spiritualité alternative", son fonctionnement est littéralement celui d'un marché, avec circulation constante d'une forme à l'autre. Nous avions analysé certains aspects de ce phénomène dans un article publié en 1999, intitulé "Le marché de la religiosité parallèle: visite d'une foire de l'ésotérisme", qu'il est possible de télécharger au format PDF en cliquant ici.
Conclusion
Des bouleversements majeurs sont intervenus depuis les années 1960, amorçant des transformations du paysage religieux de la Suisse et d'autres pays. Ces transformations qui débouchent sur un paysage diversifié, individualisé et dynamique. Nous n'en mesurons pas encore toutes les conséquences. Seules des études de fond et des enquêtes périodiquement renouvelées peuvent nous permettre de mieux saisir ce qui s'est produit et ce que cela signifie.
Des travaux récents, notamment ceux que cet article a évoqués, renouvellent nos connaissances en offrant des données précises, avec des analyses qui posent une base solide pour les recherches futures.
Jean-François Mayer
Le rapport de l’OFS ainsi que des tableaux statistiques sur lesquels il se fonde sont disponibles en trois langues sur le site de cet Office: en français, en allemand et en italien.
Jörg Stolz, Judith Könemann, Mallory Schneuwly Purdie, Thomas Englberger et Michael Krüggeler, Religion et spiritualité à l’ère de l’ego. Profils de l’institutionnel, de l’alternatif, du distancié et du séculier, Genève, Labor et Fides, 2015, 316 p. (éd. allemande: Religion und Spiritualität in der Ich-Gesellschaft. Vier Gestalten des (Un-)Glaubens,
Zurich, Edition NZN bei TVZ, 2014, 282 p.).