Parmi les mouvements religieux nés dans le monde chrétien du 19e siècle, l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours — c'est-à-dire les croyants communément appelés "mormons" — continue de susciter régulièrement la curiosité: en raison de son histoire, de ses pratiques particulières, de son activité dans le domaine généalogique, mais aussi de son activité missionnaire sur tous les continents. Religioscope a eu l'occasion de s'intéresser plus d'une fois à cette Église.
Sur 15,3 millions de fidèles dans le monde, près de 6,5 millions vivent aux États-Unis. C'est un pourcentage considérable, mais qui diminue régulièrement: le mormonisme s'universalise toujours plus, même s'il reste marqué par son contexte d'origine. Un tiers des mormons dans le monde sont aujourd'hui de langue espagnole. À l'exception de Dieter F. Uchtdorf (Allemand né en Tchécoslovaquie), les membres du collège des apôtres restent tous, pour le moment, des Nord-Américains blancs, même s'il est possible que des mormons d'autres origines y accèdent bientôt.
Dans sa terre d'origine américaine, le mormonisme attire, plus fréquemment encore qu'ailleurs, l'attention des médias. Pour ne citer que l'actualité des dernières semaines:
- À la fin du mois de juillet 2015, l'Église des saints des derniers jours déclarait envisager de créer sa propre organisation de scoutisme: les groupes de scouts mormons appartiennent jusqu'à maintenant à l'organisation faîtière des Boy Scouts of America, mais la récente décision de ceux-ci d'autoriser des dirigeants ouvertement homosexuels ou bisexuels remet en question cette coopération.
- Au début du mois d'août, l'Église a excité l'intérêt des nombreux historiens du mormonisme en publiant pour la première fois une photographie de la "pierre de voyant" (seerstone) qu'aurait utilisée Joseph Smith (1805-1844) durant une partie de son labeur pour déchiffrer et traduire le contenu du Livre de Mormon.
- À l'instar d'autres courants religieux, le mormonisme connaît des débats internes sur le statut des femmes, d'une part, et sur l'homosexualité, d'autre part. Des groupes d'actifs contestataires de la ligne officielle de l'Église mènent des actions d'éclat. Ainsi, vers la fin du mois de juillet, près d'une centaine de personnes auraient participé, à Salt Lake City, à une réunion publique de sortie collective de l'Église en réaction à l'attitude de ses dirigeants: parmi les "démissionnaires", des membres d'un groupe mormon militant pour l'ordination des femmes.
Depuis le début de ce siècle, plusieurs événements ont montré que le mormonisme avait solidement trouvé sa place dans la société américaine, en dépit des controverses et suspicions qui ont émaillé son histoire: qu'il suffise de rappeler les Jeux olympiques d'hiver à Salt Lake City en 2002, ou la désignation du mormon Mitt Romney (né en 1947) comme candidat républicain à l'élection présidentielle de 2012.
En Europe francophone, même si l'image du mormonisme s'est beaucoup améliorée et si l'Église déploie d'importants efforts en ligne pour répondre à toutes les questions la concernant, il reste beaucoup d'ignorance ou de clichés au sujet de cette religion. Les ouvrages sur les mormons ne sont pas très nombreux en français, même s'il faut remarquer le développement de travaux universitaires de jeunes chercheurs, illustrés notamment par la publication, en 2013, de la thèse de Sophie-Hélène Trigeaud, Devenir mormon : La fabrication communautaire de l'individu (Presses Universitaires de Rennes). Pour un public plus large, les ouvrages sérieux sur le mormonisme ne sont pas très nombreux. Parmi les mieux renseignés, le livre de Massimo Introvigne, Les Mormons (Brepols) — mais qui remonte déjà à 1991 et ne peut donc tenir compte des évolutions les plus récentes.
Cependant, la candidature de Romney en 2012 avait entraîné la publication de quelques livres: parmi ceux-ci, il faut signaler en particulier le livre de Bernadette Rigal-Cellard, La Religion des Mormons (Paris, Albin Michel, 2012). Trois ans après sa parution, il demeure sans doute l'ouvrage le plus à jour en français, surtout pour des lecteurs qui s'intéressent — comme son titre l'indique — à la dimension religieuse du mormonisme, enrichi par une connaissance de la littérature universitaire américaine, par des auteurs tant mormons que non mormons. Malgré le temps écoulé depuis sa parution, il n'est donc pas trop tard pour l'évoquer ici.
Professeur au département d'Études nord-américaines de l'Université de Bordeaux, Bernadette Rigal-Cellard se signale depuis des années par l'attention soutenue qu'elle porte aux courants religieux et notamment aux expressions religieuses minoritaires. Ce livre sur les mormons s'inscrit dans ce contexte: sa double compétence sur la civilisation nord-américaine et sur la religion dans le monde contemporain qualifiaient son auteur pour traiter ce thème passionnant, mais plus complexe que ne le pense souvent le public européen.
Le mormonisme est plus qu'une religion, passée du statut sociologique de "secte" à celui d'"Église", souligne Bernadette Rigal-Cellard: c'est une culture. C'est le mérite du livre de ne pas décrire le mormonisme comme une curiosité religieuse, mais de le placer dans son contexte historique et culturel. "Bien plus que les Européens, les Américains aiment écouter les prophètes et suivre celui qui leur semble le plus efficace pour transformer le monde et améliorer leur propre condition." Et de remarquer que les individus qui ont transformé ce pays "se caractérisaient tous par une énergie démesurée et une espérance infaillible, deux grands moteurs de l'activité religieuse" (p. 21).
Le lecteur trouve d'abord dans cet ouvrage ce qu'on peut attendre d'une introduction au mormonisme: l'histoire — jamais ennuyeuse — de l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours (constituée en 1830) et une présentation du Livre de Mormon, ce pendant américain de la Bible: ceux qui ne souhaitent pas lire entièrement le Livre de Mormon trouveront ici un utile résumé. Bernadette Rigal-Cellard ne se contente pas de noter que ce supplément mormon aux Saintes Écritures développe des points peu élaborés dans la Bible (p. 70): elle note aussi ses particularités stylistiques par rapport à celle-ci, quand il relate la prédication de Jésus en Amérique (puisque les mormons croient qu'il y vint après sa résurrection):
"[...] si l'évangélisation que conduit Jésus en Amérique reprend les grands traits de celle menée en Palestine, elle conserve le mode prophétique et menaçant des imprécations de l'Ancien Testament. Il n'y a pas du tout dans Le Livre de Mormon la rupture de style et de contenu que l'on trouve dans la Bible entre les deux testaments." (p. 63)
Le mormonisme ne se contentait pas d'ajouter une nouvelle Écriture sacrée à la Bible: il affirmait que la révélation se poursuivait à l'époque contemporaine, à travers les dirigeants de l'Église: car il s'agissait d'éviter la fissiparité causée par de multiples sources de révélation.
"En ouvrant la boîte de Pandore des révélations, si l'on peut dire, Joseph Smith suscita des émules. Il s'éleva en conséquence régulièrement de nouveaux prophètes qui, soit ont apporté leur pierre à l'édification de la doctrine, soit ont apostasié et emmené avec eux un certain nombre d'ouailles.
"Si ce schismatisme se poursuit de nos jours sans grand danger pour l'Église majoritaire désormais assez forte, il représentait un sérieux défi dans les débuts [...]." (p. 73)
Bernadette Rigal-Cellard décrit l'étonnante et rapide croissance du mouvement dès ses débuts, malgré des oppositions, souvent violentes. Cela entraîna plusieurs changements de lieu de rassemblement pour les mormons, qui allèrent finalement s'installer loin à l'Ouest, à la fois pour échapper aux adversaires du mouvement et pour créer une société selon les principes mormons. Dès 1852, entre 25.000 et 30.000 "saints" résidaient dans la région de Salt Lake City. Le rêve initial aurait été celui d'une indépendance totale d'un État dont la taille aurait atteint deux fois celle de la surface du du Texas, même si les dirigeants mormons se gardèrent bien de dévoiler ce projet et demandèrent l'admission de leur territoire dans l'Union; mais les autorités américaines subodoraient un rêve séparatiste et ramenèrent le territoire de l'Utah à une taille moins ambitieuse (pp. 109-110). Celui-ci n'accéda au statut d'État qu'en 1896, après quelques décennies de conflit avec les autorités fédérales autour de la pratique de la polygamie (à laquelle tout un chapitre est bien entendu consacré), abandonnée officiellement à la fin du 19e siècle — ce qui n'empêche pas quelques dizaines de milliers de "fondamentalistes" mormons, séparés de leur Église et répartis entre différents groupes, de persévérer dans cette pratique.
Le 19e siècle fut aussi marquée par de considérables mouvements d'immigration de convertis vers l'Utah. Un Perpetual Emigration Fund fut établi en 1849 et aida, directement ou indirectement, quelque 100.000 immigrants mormons, "dont 87.000 environ des Îles britanniques et d'Europe du Nord, ce qui reste modeste, bien sûr, sur les 14 millions d'immigrants européens sur la même période" (p. 144). Ici encore, impossible de séparer l'épopée mormone de courants plus vastes qui transformaient l'Amérique durant ces décennies. Cependant, pour plusieurs raisons, à la fin du 19e siècle, l'immigration organisée par l'Église prit fin: le 20e siècle fut celui de la lente émergence d'une Église internationale (pp. 145-146). Mais la prise de conscience de la nécessité d'une certaine inculturation du message est récente: la dimension américaine reste marquée, même si cela n'est pas unique au mormonisme.
"S'il est clair que les missionnaires mormons ont fait office de passeurs culturels dès les années cinquante, précédant les grandes offensives des multinationales, ce fut en réalité exactement comme l'ont fait tous leurs homologues chrétiens qui ont introduit dans les zones reculées du monde les habitudes de l'Occident et pavé la voie à la mondialisation." (p. 296)
La présence toujours plus internationale du mormonisme se manifeste notamment par la multiplication des temples. Au moment de la publication du livre, 136 fonctionnaient, 15 étaient en construction et 15 autres en projet (p. 207): aujourd'hui, 147 sont opérationnels, 13 en construction et 13 en projet. Mais si les temples accompagnent presque depuis ses débuts l'histoire du mormonisme, il fallut attendre 1955 pour l'inauguration du premier temple en dehors de l'Amérique du Nord, près de Berne (Suisse). Un temple est seulement érigé "lorsque le nombre de fidèles dans la zone territoriale et ecclésiastique dépasse le seuil de 30.000 fidèles" (p. 206). Particulier au mormonisme, le temple n'est pas un lieu de culte ordinaire: après son inauguration, il n'est accessible qu'aux fidèles actifs, non pas pour les réunions hebdomadaires qui rythment la vie paroissiale mormone, mais des cérémonies particulières. Religioscope avait publié en 2004 un article de Sophie-Hélène Trigeaud sur les temples mormons en Europe (à l'occasion de l'inauguration de celui de Copenhague) et, en 2002, un reportage sur le temple reconstruit de Nauvoo (Illinois).
Nous ne reviendrons pas ici sur les pratiques des temples mormons, évoquées dans les précédents articles: pour qui souhaite des informations plus précises, Bernadette Rigal-Cellard décrit de façon assez détaillées tant les édifices (pp. 206-213) que les rites pratiqués à l'intérieur des temples: dotation (pp. 219-227), mariage éternel (pp. 227-230), baptême pour les morts (pp. 232-234). Cinq à sept millions de défunts sont baptisés chaque année "par procuration" dans les temples (p. 237). À cette dernière pratique sont liées les recherches généalogiques pour lesquelles l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours est également réputée: même si ce n'est pas leur but, ces travaux généalogiques — dont profitent également les non mormons intéressés par ces sujets — ont contribué à la "reconnaissance" du mormonisme dans les sociétés contemporaines (pp. 239-240). Il est vrai, rappelle Bernadette Rigal-Cellard, que la baptême de défunts a également suscité certaines controverses, tant du côté juif que du côté catholique (pp. 237-239). Certes, les autres religions ne croient pas à l'"efficacité" du baptême pour les morts, mais la charge symbolique que représente le baptême d'un défunt (considéré par les saints des derniers jours comme libre d'accepter ou non ce baptême) n'en demeure pas moins forte. D'un point de vue culturel, Bernadette Rigal-Cellard relie cette pratique à la recherche américaine des racines (p. 242).
Le livre nous entraîne dans la découverte de la société mormone en Utah, dans ce qu'elle a de commun avec le reste des États-Unis et ce qui la particularise (pp. 245-259). Il n'oublie pas les mormons et la politique (pp. 279-290). Il consacre aussi une section aussi instructive qu'originale à l'art mormon (pp. 266-274); celle-ci nous apprend que le parti pris artistique des mormons, dont les représentations du Christ rappellent fortement celles qui ont cours dans les milieux évangéliques, est le résultat d'une orientation stratégique:
"[...] ce fut bien [...] pour démontrer leur orthodoxie chrétienne que les autorités de salt Lake décidèrent d'utiliser l'art et qu'elles dictèrent à leurs artisans des critères précis: leur iconographie hyperréaliste de Jésus et des scènes bibliques prouverait que leur propre interprétation littérale de la Bible ne dérogeait pas à celle que prônaient les évangéliques qui justement n'avaient (et n'ont) de cesse de dénoncer l'hérésie mormone." (p. 273)
Bernadette Rigal-Cellard ne manque pas de consacrer un petit chapitre aux mormons de France (pp. 303-309), dont la croissance débuta en 1960 (p. 305), après des années de stagnation. Aujourd'hui, sur un demi-million de mormons en Europe, 37.812 résideraient en France, selon les statistiques officielles de l'Église. On estime à 30 % le pourcentage des membres actifs; rappelons à ce sujet l'étude de Carter Charles publiée par Religioscope en 2011, Des mormons et des chiffres: statistiques et conversions dans l'Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours. Il convient en outre de noter qu'un tiers des mormons de France sont d'origine étrangère: à l'instar d'autres communautés religieuses minoritaires, l'Église joue un rôle de pôle d'intégration (p. 306).
L'auteur conclut son ouvrage par quatre pages dans lesquelles elle réfléchit en particulier aux correspondances entre américanité et mormonisme, "religion à mystères" qui n'abandonne pas pour autant "le giron rassurant du christianisme" (p. 314).
"Comme la culture étatsunienne en général, le mormonisme se construit [...] sur une extrême tension entre archaïsme et futurisme. Il navigue constamment entre racines anciennes qu'il prétend 'restaurer' et modernité [...]. Au lieu d'être source de traumatisme, ce tiraillement est générateur de progrès." (p. 313)
Le mérite du livre de Bernadette Rigal-Cellard est de ne pas nous offrir simplement un livre de plus sur le mormonisme, mais de renouveler l'approche du sujet en langue française pour un large public, grâce à sa connaissance de l'environnement américain et des recherches récentes.
Jean-François Mayer
Bernadette Rigal-Cellard, La Religion des Mormons, Paris, Albin Michel, 2012, 346 p.