Le pourcentage de Serbes orthodoxes est ainsi passé de 12 à 3% de la population de la Croatie. Dans ce pays, comme en Bosnie, l’Église a perdu de nombreux monastères et sanctuaires. Aujourd’hui, la survie de l’orthodoxie est directement menacée au Kosovo par les extrémistes albanais, qui ont détruit quelque 130 lieux de culte serbes.
Enfin, l’Église orthodoxe doit aussi faire face à deux schismes, d’une ampleur et d’une portée inégales. En Macédoine, la totalité des fidèles sont placés sous la juridiction de l’Église orthodoxe macédonienne, qui ne jouit pourtant d’aucune reconnaissance canonique, tandis que le poids de l’Église orthodoxe monténégrine, reconstituée en 1994, demeure beaucoup plus limité.
L’Église serbe paie ainsi le prix de son caractère national. Créée comme Église autocéphale dès 1209, à l’initiative de saint Sava, le fils du fondateur de la dynastie princière serbe des Nemanjic, elle obtint rang patriarcal en 1346, quand le roi serbe Dusan le Grand se proclama empereur (tsar). L’effondrement de l’État serbe médiéval sous les coups de boutoir ottoman entraîna également la disparition des structures ecclésiastiques. Le patriarcat de Pec fut reconstitué au XVIe siècle, grâce à l’intervention du grand vizir ottoman Mehmed Pacha Sokolu, issu de la famille serbe bosniaque des Sokolovic. Parent du grand vizir, Makarije Sokolovic, devint le nouveau patriarche. Durant les siècles ultérieurs, cette Église allait assurer la survie spirituelle du peuple serbe, dont elle représentait la seule institution “proto-nationale”, dans le cadre de l’organisation ottomane des millet (communautés confessionnelles “protégées” par le sultan).
La suppression du patriarcat en 1766 allait cependant marginaliser l’Église, qui ne joua aucun rôle direct dans le soulèvement serbe de 1804, et la marche de la Serbie vers l’autonomie puis l’indépendance. L’Église a été largement marginalisée dans la création de la Serbie moderne. Ce ne fut qu’après la transformation du Royaume de Serbie en Royaume des Serbes, Croates et Slovènes, en 1918, que l’Église reprit son organisation patriarcale. Cette Église avait lR#8217;ambition d’assurer son autorité hiérarchique sur tous les fidèles orthodoxes, vivant dans les frontières du nouvel État, en Serbie comme en Bosnie, en Macédoine ou au Monténégro. Pourtant, l’Église orthodoxe au Monténégro jouissait de facto d’une totale autonomie, au moins depuis la suppression du patriarcat de Pec, tandis que la Macédoine avait été le théâtre privilégié des rivalités nationales serbes, grecques et bulgares...
Le schisme macédonien
Si la suppression du siège patriarcal de Pec représente une cassure majeure dans l’histoire de l’Église serbe, il en va de même avec la suppression du patriarcat d’Ohrid, en 1767. Ce patriarcat possédait une juridiction étendue, comprenant tous les pays macédoniens et bulgares. Bien évidemment, parler, pour l’époque de Macédoine renvoie exclusivement à une notion géographique et en aucun cas à un groupe ethnique déterminé, puisque la Macédoine était alors peuplée de Slaves, de Grecs,d’Aroumains, d’Albanais ou de Turcs. Par contre, ce patriarcat d’Ohrid a joué un rôle particulier dans l’histoire et la spiritualité bulgare, étant entendu que l’on ne saurait encore aucunement distinguer entre identités nationales bulgares et macédoniennes.
La reconstitution du siège d’Ohrid est justement une conséquence directe de la reconnaissance et de l’affirmation d’une identité nationale distincte des Slaves macédoniens de la Macédoine dite du Vardar. Alors que la “question de la Macédoine” avait déchiré les Balkans au début du XXe siècle, le traité de Bucarest prévoit, en 1913, le partage de la région entre la Grèce, qui obtient la Macédoine égéenne, la Bulgarie, qui obtient la Macédoine du Pirin, et la Macédoine du Vardar, représentant à peu près 40% du territoire historique de la Macédoine, et qui revient au royaume de Serbie, devenu, après 1918, royaume des Serbes, Croates et Slovènes. À partir de la proclamation d’une nouvelle Yougoslavie socialiste et fédérale, en 1943, les communistes de Tito font le choix de reconnaître une république fédérée de Macédoine et de promouvoir l’identité nationale d’un peuple macédonien, faisant ainsi pièce aux revendications nationalistes serbes et bulgares.
Les nouvelles autorités communistes ont engagé un vaste processus d’affirmation de cette identité macédonienne, entamant une réécriture de l’histoire de la région et une promotion de la langue macédonienne, codifiée à partir des parlers de Prilep et Veles, et que l’on va essayer de différencier au maximum du bulgare. Dans ce processus de fabrication d’identité nationale, la question ecclésiastique devait nécessairement jouer un rôle important.
Depuis 1913, les orthodoxes de la Macédoine du Vardar étaient placés sous la juridiction de l’Église serbe, qui avait retrouvé son statut patriarcal en 1922. Dès 1945, une première assemblée populaire ecclésiastique réunie à Skopje réclama la restauration du siège d’Ohrid et la reconnaissance de l’autocéphalie de l’Église de Macédoine. En 1958, une deuxième assemblée du même type, tenue à Ohrid, restaura l’ancien archevêché. Le siège d’Ohrid fut néanmoins transféré à Skopje, tandis que sa juridiction s’étendait sur toute la Macédoine yougoslave, c’est-à-dire la métropolie de Skopje et les éparchies d’Ohrid-Bitola et de Zletovo-Strumica. Néanmoins, ce siège métropolitain restauré restait en unité canonique avec l’Église serbe et reconnaissait l’autorité du patriarche German de Serbie comme chef de l’Église orthodoxe. La nouvelle Église s’attribuait de facto le statut d’une Église autonome et l’évêque Dositej (Stojkovic) fut élu métropolite d’Ohrid-Skopje. Le macédonien devint également la langue d’usage dans l’administration diocésaine. Le patriarcat de Belgrade accepta ce coup de force macédonien, mais il ne put pas entériner l’étape suivante, en 1967, quand une troisième assemblée populaire ecclésiastique proclama l’autocéphalie de l’Église orthodoxe macédonienne.
En agissant de la sorte, les créateurs de cette nouvelle Église se plaçaient en dehors de la communion des Église orthodoxes, unanimes à reconnaître les droits bafoués de l’Église serbe. Une des grandes particularités de ce schisme macédonien tient sûrement à l’engagement direct des autorités politiques en faveur de la nouvelle Église, dont la constitution venait parachever le processus de fabrication nationale de la Macé
;doine. Les autorités communistes yougoslaves se trouvaient donc ainsi en bonne part à l’initiative de la création d’une nouvelle Église orthodoxe [1].
L’éclatement de la Yougoslavie et l’indépendance de la Macédoine vont durcir encore la situation. La reconnaissance de l’Église orthodoxe macédonienne est probablement l’un des seuls points d’accord entre les sociaux-démocrates de Kiro Gligorov, le premier Président de la Macédoine indépendante, et les nationalistes de la nouvellement reconstituée Organisation révolutionnaire intérieure de Macédoine (VMRO-DPMNE). La première constitution de la Macédoine indépendante reconnaît un statut national officiel privilégié à l’Église orthodoxe macédonienne.
Alors que la Serbie s’emballe dans une exaltation nationaliste qui touche l’Église orthodoxe serbe elle-même, la méfiance est à son comble en Macédoine. L’extrême droite serbe et les courants les plus radicaux de l’Église serbe refusent de reconnaître l’existence et l’identité spécifique de la Macédoine. La police de la Macédoine indépendante va multiplier les gestes, bien maladroits, de défiance, comme en interdisant aux prêtres et aux moines serbes de traverser le territoire macédonien, qui se trouve pourtant sur le chemin menant de Serbie vers la Grèce et le Mont Athos...
Impossible accord?
Au printemps 2002, une résolution du schisme macédonien semblait à portée de la main. Après des discussions dans le monastère de Sveti Naum, à côté d’Ohrid, un accord était obtenu en mai 2002 lors d’une rencontre des deux Églises à Nis, en Serbie. Les efforts de médiation du Patriarcat œcuménique de Constantinople, mais aussi de certaines Églises influentes, comme l’Église russe, devaient permettre d’envisager un statut d’autonomie pour l’Église macédonienne, qui aurait formellement renoncé à son autocéphalie. Le droit canon prévoit, dans cette hypothèse, que l’Église autonome soit formellement placée sous la juridiction du Patriarcat œcuménique, avec l’accord de l’Église d’origine, en l’occurrence l’Église serbe. Cette situation d’autonomie aurait pu préparer le terrain à une pleine et entière autocéphalie.
Les maladresses de l’Église serbe et la rigidité des Macédoniens ont enterré cette perspective de règlement. Alors que le Saint Synode serbe acceptait les termes de l’accord, celui de l’Église macédonienne le rejetait. En réponse à ce refus, le patriarche serbe Pavle lançait un appel solennel aux prêtres et aux fidèles de Macédoine afin qu’ils fassent tout leur possible pour remédier à la division et se replacer dans le cadre du droit canon. Dès le lendemain, le métropolite Jovan du diocèse macédonien du Vardar et de Veles répondait favorablement à l’appel du patriarche serbe. Ancien étudiant de la Faculté de théologie de Belgrade, le métropolite Jovan était connu comme l’un des évêques macédoniens les plus sensibles aux arguments serbes. Sociologiquement, le clergé vivant en Macédoine est assez sensible aux arguments serbes, tandis que les riches éparchies macédoniennes d’Australie et de Nouvelle-Zélande, terres d’importantes diasporas macédoniennes, sont plus intransigeantes.
Le métropolite Jovan a été presque immédiatement expulsé de l’Église macédonienne. Il a même été condamné à deux années de prison avec sursis pour avoir tenté de célébrer la liturgie dans l’église où il officiait auparavant. Cette immixtion de la justice civile dans le conflit ecclésiastique a été vivement condamnée par de nombreuses organisations internationales de défense des droits de la personne, qui y ont vu une attaque contre la liberté de conscience et la liberté religieuse.
Le métropolite a dû consacrer une partie de ses appartements privés, afin de pouvoir célébrer la liturgie. Dans le même temps, il a été nommé métropolite d’Ohrid et exarque de l’Église orthodoxe serbe en Macédoine. Deux autres évêques ont été ordonnés dans ce nouvel exarchat serbe de Macédoine: Joakim Jovceski, en tant qu’administrateur de l’archevêché d’Ohrid, et Marko Kimev, en tant que vicaire du métropolite Jovan. De la sorte, l’Église serbe jetait les bases d’une hiérarchie ecclésiastique concurrente de l’Église orthodoxe macédonienne, même si cet exarchat ne compte toujours pour ainsi dire pas de fidèles.
Le 2 août 2003, les célébrations d’Ilinden ont été marquées par une nouvelle escalade. C’est en effet le jour de la saint Élie 1903 qu’a éclaté la première insurrection anti-turque de Macédoine, tandis que la République socialiste fédérée de Macédoine a été proclamée le 2 août 1943, aux abords du monastère de Sveti Prohor Pcinjski, qui se trouve aujourd’hui en Serbie, à quelques kilomètres de la frontière macédonienne. En réponse à l’intransigeance macédonienne, les autorités orthodoxes serbes avaient décidé d’interdire tout accès au monastère aux officiels laïcs et ecclésiastiques macédoniens, et la crise a failli se déplacer sur le terrain diplomatique, nécessitant une intervention pacificatrice de Goran Svilanovic, le ministre des Affaires étrangères de l’Union de Serbie et Monténégro [2].
Les tensions se sont encore exacerbées à l’automne 2003: l’exarchat serbe a passé un accord d’unité canonique avec trois importants monastères de Macédoine, faisant passer sous son autorité quelque trente moines et moniales, soit près de la moitié des effectifs monastiques de Macédoine. Le secrétaire de l’éparchie (macédonienne) de Skopje a aussitôt mis en garde, annonçant que l’Église mais aussi l’État allaient réagir contre ces moines, qui ont effectivement été arrêtés par la police, tout comme le métropolite Jovan. La querelle est alors passée au stade diplomatique, les autorités de Serbie intervenant auprès des dirigeants de Skopje pour demander la libération du métropolite Jovan [3].
Dans le même temps, l’opinion se mobilisait: l’affaire ecclésiastique a fait régulièrement les gros titres de la presse de Macédoine (beaucoup moins en Serbie, où ce conflit ne suscite guère de passion populaire), et les milieux politiques ont également réagi. Le Parlement macédonien a adopté à l’unanimité une résolution de soutien à l’Église orthodoxe macédonienne. La défense de cette Église est toujours perçue comme étant indissociable de la défense de l’État macédonien, et il s’agit bien du seul sujet capable de réconcilier l’actuelle majorité sociale-démocrate et l’opposition nationaliste du VMRO-DPMNE.
Ces nouveaux rebondissements du conflit serbo-macédonien sont intervenus alors que la nation macédonienne elle-même est soumise à rude épreuve. L’apparition de la guérilla albanaise de l’UCK, les conflits du printemps 2001 et les accords de paix d’Ohrid ont enterré le rêve de définir la Macédoine comme l’État-nation du peuple macédonien. Au contraire, les accords d’Ohrid ont imposé une réécriture du préambule de la Constitution, approuvée par le Parlement en novembre 2001, qui place sur un pied d’égalité les peuples macédonien, albanais et autres de Macédoine. Les diverses communautés religieuses sont également placées au même niveau, qu’il s’agisse de l’Église orthodoxe macédonienne, de la communauté islamique ou des très petites communautés protestantes et juives.
Le nouveau préambule de la Constitution, qui garantit la liberté de culte, ne dit rien cependant du différent inter-orthodoxe serbo-macédonien. Toutes les comm
unautés orthodoxes de Macédoine sont, implicitement, supposées reconnaître l’autorité de l’Église orthodoxe macédonienne et du métropolite Stefan, et les conflits avec les prêtres se réclamant de l’Église serbe sont considérés par la justice comme des problèmes civils d’usurpation de bâtiments ou de propriétés. L’exarque Jovan a d’ailleurs été arrêté par la police sous l’accusation de “trouble à l’ordre public”, alors qu’il avait célébré la liturgie dans sa propre maison...
En réalité, trois ans après les accords d’Ohrid, la Macédoine hésite toujours entre les crispations communautaires et l’ouverture politique. Des progrès sensibles ont été faits, et le pays a déposé sa candidature officielle à l’Union européenne, cependant de nombreuses dispositions des accords tardent toujours à s’appliquer. On doit noter le rôle particulier de médiateur assumé par le Président de la République Boris Trajkovski, tragiquement disparu en avril dernier. Il était issu de la petite communauté méthodiste du sud de la Macédoine, alors que ni l’Église orthodoxe macédonienne ni la communauté islamique du pays n’ont su jouer de rôle pacificateur. Bien au contraire, l’immense croix lumineuse qui surplombe Skopje depuis l’été 2002 est perçue comme une “provocation orthodoxe” par les nombreux Albanais de la capitale.
Le schisme monténégrin
En 1994, un petit groupe de fidèles prétendent restaurer l’autocéphalie de l’Église orthodoxe monténégrine (Crnogorska pravoslavna Crkva, CPC). Il s’agit en fait de militants indépendantistes, fortement liés à l’Alliance libérale du Monténégro (LSCG).
Les partisans de la nouvelle Église soulignent le fait que l’Église monténégrine a été autoritairement réunie à l’Église serbe lors de l’annexion du Monténégro, en 1918. En effet, l’Église monténégrine jouissait d’une autonomie “de fait”, quand le Monténégro était lui-même autonome ou indépendant. Le petit pays a longtemps représenté le seul îlot de liberté dans les Balkans sous domination ottomane, conduit par la dynastie des Petrovic Njegos, princes évêques de Cetinje. Au XVIIIe siècle, cette minuscule principauté montagnarde établit des relations avec l’Empire russe. Le prince Pierre Ier de Cetinje combat les armées napoléoniennes du général Marmont et, au XIXe siècle, le Monténégro devient un acteur à part entière du concert des nations. Malgré ses dimensions exiguës, le pays joue en effet un rôle important dans les crises qui accompagnent le démembrement progressif de l’Empire ottoman. La totale indépendance du Monténégro est formellement reconnue en 1881 et, en 1912, le prince Nikola Ier prend le titre de roi. Alors que le pays est occupé par les armées autrichiennes en 1915, le roi se réfugie en France, où il est assigné à résidence en 1918, pour permettre la réunion du Monténégro au nouveau Royaume des Serbes, Croates et Slovènes. Le roi du Monténégro aurait en effet eu de meilleurs titres à faire valoir pour guider cette unification des Slaves du Sud que son cousin Karadjordjevic de Serbie. Au Monténégro, les partisans de cette réunification l’avaient approuvé lors de l’assemblée de Podgorica, tandis que les partisans des Petrovic Njegos engageaient une guerre de guérilla. Les affrontements entre Verts, indépendantistes, et Blancs, partisans du nouvel État, ont fait des centaines de morts.
Après la suppression du patriarcat de Pec, en 1766, le prince évêque monténégrin jouissait d’une autonomie de fait, même si aucun document n’envisage une reconnaissance canonique de l’autocéphalie de cette Église. Les partisans de la CPC ne peuvent mettre en avant que quelques documents émanant du Saint Synode de l’Église russe, qui parlent de “l’Église monténégrine”, mais cette reconnaissance n’a aucune conséquence en termes canoniques.
En réalité, les dissensions ecclésiastiques sont indissociables du débat sur l’identité même du peuple monténégrin. Deux traditions s’opposent. Selon la première, les Monténégrins seraient “les meilleurs des Serbes”, la seconde insiste au contraire sur l’histoire particulière du petit pays, jamais soumis au pouvoir turc, ce qui lui a donné une identité une identité bien particulière.
Naturellement, l’Église monténégrine reconstituée recrute essentiellement ses fidèles dans le Vieux Monténégro (Stara Crna Gora), c’est-à-dire les régions de montagne qui entourent Cetinje, et qui ont constitué le cœur de la principauté autonome. En 2001, les habitants de Njegusi, berceau de la dynastie princière des Petrovic Njegos, ont ainsi décidé de transférer l’obédience de la vingtaine d’églises et de chapelles de leur localité à l’Église monténégrine...
Malgré quelques succès, cette Église manque toujours cruellement de cadres. Le métropolite Mihailo (Miras Dedeic), ordonné prêtre dans l’Église grecque, ne peut s’appuyer que sur deux prêtres et une poignée de moines, même s’il a pris l’initiative d’accepter en 2002 dans l’Église monténégrine une vingtaine de prêtres en rupture avec l’Église russe. Ce geste ne risque guère d’améliorer les relations entre l’Église monténégrine et la communion des Églises orthodoxes. De fait, à côté de l’axe de communion des Églises canoniques, l’Église monténégrine participe de plus en plus d’une “seconde communion” des Églises schismatiques, avec notamment le schisme bulgare ou le Patriarcat de Kiev de Mgr Filaret.
Dix ans après sa création, l’Église monténégrine peine cependant à acquérir la “masse critique” qui lui permettrait d’assurer son avenir. Tout dépend, en réalité, des évolutions du statut du Monténégro. S’il devait devenir indépendant, nul doute que cette Église ne puisse se développer. Au contraire, si le projet indépendantiste devait être enterré, l’Église dépérira.
Jusqu’à présent, les autorités du Monténégro ont conservé une attitude très ambiguë par rapport à cette question ecclésiastique. Longtemps, seule l’Église serbe a joui d’une reconnaissance légale, même après que la rupture entre Belgrade et Milo Djukanovic, l’homme fort de la petite république, est devenue claire, en 1997. Les cérémonies religieuses ont pris l’allure de dangereuses confrontations politiques dans le Monténégro de la fin des années 1990. Le 1er novembre, la célébration de la saint Pierre de Cetinje, ou la cérémonies de badnjak, la veille du Noël orthodoxe, donnent ainsi lieu à des célébrations concurrentes de la part des deux Églises, à Cetinje, mais aussi à Niksic ou à Podgorica [4]. En même temps qu’ils radicalisaient leur discours indépendantiste, les proches de Milo Djukanovic ont ouvert quelques brèches vers une reconnaissance partielle de l’Église monténégrine, lui permettant notamment en 2002 d’obtenir un statut juridique de personne morale... À Pâques 2004, le Premier ministre Djukanovic a créé l’événement, en présentant ses félicitations pour la résurrection du Christ aux deux Églises, et d’abord à l’Église monténégrine. L’Église serbe jouit cependant toujours du soutien militant de l’opposition unioniste, et même au sein du Parti démocratique des socialistes (DPS), la formation de Milo Djukanovic, de nombreux cadres ne sont guère favorables à l’Église monténégrine, notamment Filip Vujanovic, devenu Président de la République en 2002.
L’initiative de création de cette Église monténégrine intervient alors que le Monténégro est encore totalement aligné sur la politique de Belgrade et de Slobodan Milosevic. Les promoteurs de la nouvelle Église associent la reconnaissance de l’identité spécifique du peuple monténégrine à une dénonciation des crimes commis au nom de la “Grande Serbie” en Croatie ou en Bosnie. Ils dénoncent également avec violence les compromissions de la hiérarchie orthodoxe serbe, et notamment du métropolite Amfilohije.
Église serbe et courants unionistes au Monténégro
Le métropolite serbe du Monténégro et du Littoral, Mgr Amfilohije (Radovic) est une personnalité de poids dans l’Église orthodoxe serbe. Beaucoup voient en ce prélat ambitieux, homme de pouvoir et d’influence, le futur patriarche de Serbie. Originaire de Serbie, ancien étudiant de l’Institut Saint Serge de Paris, il est un disciple du théologien Justin Popovic et de l’évêque Nikolaj Velimirovic, canonisé en 2003.
Mgr Amfilohije s’inscrit dans la tradition du svetosavlije, “l’idéologie de saint Sava”, qui accorde une place privilégiée au peuple serbe dans l’histoire générale du Salut. Mgr Amfilojihe commence son combat à la fin des années 1970. Avec une poignée d’autres moines et théologiens, il embrasse la cause des Serbes du Kosovo, dénonce le pouvoir communiste et les institutions yougoslaves, accusées d’avoir pour but de marginaliser et de diviser le peuple serbe. Ce courant va également impulser un dynamique renouvellement dans les monastères serbes.
Métropolite du Monténégro, il va faire sien le combat contre toutes velléités sécessionnistes de la petite république, pourfendant les courants indépendantistes, mais aussi le prince héritier, Nikola Petrovic Njegos, créateur du Biennale d’art contemporain à Cetinje, accusée de “satanisme” par l’Église. En 1994, s’estimant menacé par les militants de l’Alliance libérale, il n’hésite pas à demander aux hommes de la redoutable milice du commandant Arkan d’assurer, en armes, la protection du monastère de Cetinje [5].
Le ton monte encore après la rupture entre Milo Djukanovic et les courants unionistes. Dès la fin des années 1990, Mgr Amfilohije pourfend le régime de Milo Djukanovic, tout en continuant à exiger que les autorités républicaines lui rendent les honneurs dus à son rang. Il prend également l’initiative d’organiser en sous-main un mouvement de jeunes visant à détruire le régime monténégrin (Otpor), et de convoquer des assemblées hostiles à la séparation sur la base des tribus et les clans traditionnels de la société monténégrine. L’Église serbe ne ménage pas les soutiens et les encouragements ouverts aux partis politiques unionistes du Monténégro, notamment au Parti populaire (NS), et au Parti populaire serbe (SNS).
Les adversaires de l’Église monténégrine relient celle-ci au projet de “croatisation” du Monténégro [6]. Les plus radicaux des séparatistes monténégrins se réfèrent en effet volontiers à la “Croatie rouge”, une dénomination attestée aux VIIIe et IXe siècles, pour désigner une zone d’installation des migrants slaves. Cette “Croatie rouge” s’étendait du sud de la rivière Cetina, en Dalmatie, jusqu’au nord de l’Albanie, incluant donc l’Herzégovine et le Monténégro. En insistant sur cette dénomination géographique ancienne et presque oubliée, certains courants monténégrins veulent surtout souligner une pourtant bien improbable différence “ethnique” entre les peuples monténégrin et serbe: les Monténégrins seraient, en somme, des Croates de confession orthodoxe. Ces thèses extravagantes, défendues par exemple par l’écrivain Jevrem Brkovic, ne sont aucunement représentatives des positions de la majorité des indépendantistes ni des fidèles de l’Église orthodoxe monténégrine.
Les partisans du métropolite serbe Amfilohije ne cessent pourtant de présenter cette Église comme une machination anti-serbe, qui aurait été ourdie par les milieux catholiques croates ou le Vatican... L’Église catholique au Monténégro a beau s’être interdit tout contact avec des représentants de l’Église orthodoxe monténégrine, afin de ne pas compromettre le dialogue avec l’Église serbe [7], ces accusations sont régulièrement répétées.
Église serbe et identité nationale
L’Église orthodoxe monténégrine a, objectivement, bien peu de chances d’obtenir sa reconnaissance canonique par la communion des autres Églises orthodoxes. Au contraire, l’Église macédonienne représente une réalité que nul ne saurait nier.
D’une manière ou d’une autre, des solutions de compromis devront donc être trouvées pour résoudre le schisme macédonien, malgré les actuelles crispations. Cet hiver, le métropolite Stefan de Skopje s’est rendu en visite officielle à Moscou, laissant envisager la possibilité que la puissante Église russe puisse contribuer à la reprise du dialogue serbo-macédonien [8].
Au contraire, la pérennisation de l’Église monténégrine dépend avant tout de l’évolution du statut étatique de la petite république. Avec la proclamation de l’Union de Serbie et Monténégro, le 4 février 2003, commençait une période probatoire de trois ans, au terme de laquelle les deux républiques devront redéfinir les relations qui les unissent. La perspective d’un référendum d’autodétermination est toujours avancée par les dirigeants monténégrins, même si la grave crise économique, sociale, politique et morale dans laquelle se débat le Monténégro semble éloigner la perspective de l’indépendance.
De ce point de vue, l’Église serbe subit aussi les conséquences de sa politique. Depuis sa reconstitution patriarcale, en 1922, elle a lié son sort à celui de l’État yougoslave. Serbe, cette Église a voulu “serbiser” l’ensemble des populations orthodoxes du nouvel État, pourtant attachées à d’autres paramètres identitaires, comme en Macédoine et au Monténégro. Si l’Église serbe voulait, dans l’avenir, jouer un rôle de pivot de l’orthodoxie dans les Balkans, cela impliquerait pour elle de rompre avec des inclinations nationalistes, inacceptables pour les autres croyants. Mais cela supposerait une “laïcisation” de la définition de l’identité nationale serbe elle-même, qui conduirait l’Église à ne plus fonctionner comme un garant et un pilier de cette identité. Dans l’Église serbe, quelques théologiens s’engagent dans cette véritable révolution, comme Mirko Djordjevic , mais ils sont peu nombreux.
Notes
[1] Lire Pedro Ramet (dir.), Eastern Christianity and Politics in the Twentieth Century, Durham and London, Duke University Press, 1988, et Olivier Gillet, Les Balkans. Religions et nationalismes, Bruxelles, Ousia, 2001.
[2] Lire “Commémorations du centenaire d’Ilinden sur fond de polémiques religieuses serbo-macédoniennes
221;, http://www.balkans.eu.org/article3331.html
[3] Lire “Conflits ecclésiastiques: arrestation de l’exarque serbe de Macédoine”, http://www.balkans.eu.org/article4024.html
[4] “Monténégro: le pouvoir au ciel, le peuple sur la terre”, http://www.balkans.eu.org/article290.html
[5] Lire Veseljko Koprivica, Amfilohijeva sabrana (ne)djela, Podgorica, 2000.
[6] Ces arguments sont résumés dans Budimir Aleksic, Crveno Crna Gora, o unijadjenju i kroatizaciji Crne Gore nekad i sad, Niksic, 2002.
[7] Lire la dernière mise au point de Don Branko Sbutega, secrétaire de l’évêché de Kotor, Vjesnik, 24 mai 2004.
[8] Lire “L’Église russe en médiatrice de la crise serbo-macédonienne?”, http://www.balkans.eu.org/article4055.html
[9] Lire Mirko Djordjevic, La voix d’une autre Serbie. L’anti-journal, Parole et silence, 1999.
Jean-Arnault Dérens, qui a déjà collaboré à plusieurs reprises à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© Jean-Arnault Dérens 2004.