Le 17 mai, la «Journée mondiale contre l'homophobie», à l'occasion de laquelle une vingtaine d'homosexuels et de personnes opposées à l'homophobie ont souhaité se rassembler symboliquement, a donné lieu à des scènes de chasse à l'homme dans le centre de Tbilissi. La contre-manifestation, estimée à quelque 20.000 personnes, a été d'une grande violence. Elle était planifiée et dirigée par des prêtres et des membres du haut clergé de l'Eglise orthodoxe autocéphale géorgienne. Cependant, le fond de l'affaire avait moins à voir avec l'outrage ressenti par l'organisation de ce qui fut présenté par l'Eglise comme une «Gay pride» qu'avec des raisons politiques.
Au soir de cette journée agitée, l'évêque Jacob, très proche du patriarche Ilia II, se lança dans une diatribe politique, davantage adressée au nouveau gouvernement (depuis les élections parlementaires d'octobre dernier) qu'à l'ancien, celui de l'ultra pro-occidental président Saakachvili. Au nouveau Premier ministre, le milliardaire Bidzina Ivanichvili, l'évêque a expliqué que sa coalition ne gagnerait pas la présidentielle d'octobre prochain sans l'Eglise. L'évêque «a pour la première fois dit directement que l'Eglise veut décider des grandes orientations du pays», pense le politologue Guiga Zédania. Le tout est à replacer dans un contexte où, «l'Eglise concourt à l'affirmation de la souveraineté et l'on assiste, à l'heure actuelle, à la désécularisation du nationalisme géorgien», explique Silvia Serrano, spécialiste de la république caucasienne [1].
C'est que la Géorgie est à un moment particulier de son histoire: après la défaite du camp de Mikheïl Saakachvili, «l'Eglise estime qu'il faut en finir avec le cours pro-occidental, pro-Otan et Union Européenne, de notre politique, et revenir dans le monde orthodoxe dominé par la Russie», explique l'ancien prêtre Basile Kobakhidzé, qui fut longtemps le bras droit d'Ilia II. «Dans cette Eglise, il y a des courants résolument pro-russes et d'autres qui sont peut-être nationalistes, comme l'est notre Patriarche, mais qui à choisir entre l'Ouest et la Russie préfèrent cette dernière. Ils haïssent les valeurs individualistes, libérales, démocrates, de l'Occident», ajoute Basile Kobakhidzé.
Pour les observateurs de l'Eglise géorgienne, il ne fait pas de doutes qu'elle est largement dominée par des courants antioccidentaux et conservateurs. Mais comme nous l'a dit le père Jacob, professeur de «science des sectes» à l'Académie spirituelle du patriarcat, à Tbilissi, qui adhère lui-même pleinement à ces tendances, «il y en a qui sont mous et d'autres qui sont durs au sujet de la ligne orthodoxe de notre Eglise.»
Aucune idéologie n'est à la base de la division en groupes au sein de l'Eglise géorgienne, «tout n'est affaire que de lutte pour le pouvoir, d'accès au Patriarche et de bien se placer pour sa succession», affirme Beka Mindiachvili, chef du Centre de la tolérance, dans le bureau du Défenseur public (Ombudsman). Pour Basile Kobakhidzé, «Ilia II est un homme très expérimenté, qui a commencé quand le KGB contrôlait les églises sous l'URSS. Il a donc laissé les fondamentalistes devenir puissants parce que la société est elle-même fondamentaliste.»
Selon les groupes et les individus, qui tous partagent une vision ethno-nationaliste de la Géorgie, éventuellement mâtinée de messianisme, il semble que certains ont une vision très politique, tandis que celle des autres est plus religieuse et orthodoxe. «Les pro-russes lisent volontiers les livres d'Alexandre Douguine», raconte M. Mindiachvili. Douguine est un philosophe et géopolitologue nationaliste russe prônant le néo-eurasisme, idéologie qui prend sa source au 19ème siècle et voit l'identité russe comme la fusion originale d'éléments slave et turco-musulman. Un autre auteur russe a du succès parmi le clergé géorgien, Rafael Karéline: celui-ci vit depuis plus de vingt ans en Géorgie et défend une orthodoxie très conservatrice, par delà les questions politiques et nationales.
Les grands dignitaires de l'Eglise géorgienne, mais aussi les prêtres, moines, etc., se répartissent en quatre ou cinq groupes. Si l'idéologie n'est pas à l'origine de la formation de ceux-ci, ce n'est pas non plus un factionnalisme régional ou clanique, ni des affinités générationnelles, par exemple. «Ces groupes se cimentent sur la base de sympathies personnelles et sur la notion de «fils spirituels». Je suis ordonné prêtre par untel, dont je suis le fils spirituel, je lui reste fidèle ensuite et je fais ma carrière en m'appuyant sur lui», raconte Basile Kobakhidzé.
Pour comprendre les stratégies «politiciennes» de ces groupes, on peut se pencher sur l'exemple du seul d'entre eux qui soit pro-occidental, ou du moins pas hostile à l'Occident. Sa figure de proue est le métropolite Abraham Garmélia, du diocèse de l'Europe de l'Ouest. Mais, précise M. Mindiachvili, «il s'est appuyé sur le Président Saakachvili, de qui il a reçu de l'argent pour diverses causes, pour se rapprocher du fauteuil du Patriarche. Je ne dis pas pour autant que Garmélia est totalement cynique, sans doute pense-t-il que l'orientation pro-occidentale est meilleure pour la Géorgie.»
M. Mindiachvili pointe là un élément important des stratégies d'influence internes à l'Eglise géorgienne: l'appui sur le pouvoir politique. Outre Garmélia, cela est illustré par le cas de Daniel Datouashvili, métropolite de l'éparchie de Satchkhéré. L'homme était le confesseur de Zourab Jvania, un des auteurs - avec M. Saakachvili - de la très pro-occidentale «Révolution des roses», fin 2003, et Premier ministre de la Géorgie jusqu'à sa mort en 2005. «Jvania a permis à Daniel de devenir puissant. Depuis, il a perdu de son influence», conclut M. Kobakhidzé.
Ce sont les groupes antioccidentaux et ultraconservateurs, qui dominent le patriarcat géorgien à l'heure actuelle. Le groupe le plus puissant est celui du neveu d'Ilia II, Dimitri Shiolashvili, métropolite de Batoumi, âgé de 52 ans. «Il gère les questions techniques et administratives. Il a beaucoup d'argent. Il est très influent, c'est une sorte de co-Patriarche», observe M. Kobakhidzé. Dimitri est très lié aussi à l'Union des Parents Orthodoxes, organisation qu'il financerait, très active, influente auprès d'une partie de la population. Elle est réputée à la fois pour son positionnement dont on ne saurait dire s'il est anti-occidental plutôt que pro-russe. Cette Union fut une des organisatrices et mobilisatrices de la contre-manifestation du 17 mai.
La puissance de Dimitri lui vient aussi de l'argent qui afflue vers son administration. Que ce soit celui versé par le budget national, le pro-occidental Saakachvili ayant lui-même pris cette décision pour amadouer une Eglise qui le détestait, ou par des hommes d'affaires, comme Levan Vassadzé, qui a accumulé quelques millions de dollars en Russie et qui plaide pour un mode de vie «protégé de l'individualisme qui fait des ravages en Occident», comme il nous l'a confié. L'évêque Jacob, que la Géorgie a découvert au soir du 17 mai, serait proche de Dimitri. «C'est son homme, son bras armé fondamentaliste», dit Basile Kobakhidzé [2]. Pour Beka Mindiachvili, «Jacob semble en train de prendre de l'indépendance et de former son propre cercle.» Le dignitaire a un passé controversé. Il était le bras droit de Guela Lanchava, chef d'un groupe armé rebelle au tout début des années 1990, et était en charge de la distribution de l'essence (de contrebande) dans la capitale géorgienne.
Un autre groupe se caractérise par ses positions extrémistes, que ce soit sur le dossier russe ou sur l'influence que l'Eglise doit avoir sur la vie privée des Géorgiens (proscription de la césarienne, tenues vestimentaires, interdiction de la publication des romans pour enfants Harry Potter etc.). Ce groupe est mené par Job Akiashvili, métropolite d'Urbnisi et Ruisi. Job s'est distingué en 2008, alors que les troupes russes ont envahi pendant deux mois une partie de son pays, en affirmant que la Géorgie devrait rester sous la protection de la Russie et ne plus chercher l'intégration du monde «non orthodoxe». Il avait expliqué en substance que si l'occupation de la Russie était réelle, celle de l'Occident était spirituelle et donc plus dangereuse. Bref, «les bombes russes étaient envoyées par Dieu.» Pendant la campagne électorale de 2012, ce groupe a beaucoup soutenu la coalition du milliardaire Bidzina Ivanichvili, pour faire perdre le camp de Saakachvili.
Si les groupes activistes et résolument opposés à l'Occident semblent bien plus puissants en ce moment au sein de l'Eglise géorgienne, il n'est pas certain que leur victoire soit assurée. Ils ne sont pas sûrs de placer un des leurs à la place du vénéré Ilia II le jour où il mourra. Plusieurs facteurs sont à prendre en compte. L'un d'eux est la composition du Synode, où les groupes modérés sont bien représentés. Un autre facteur est celui de la relation au pouvoir politique. Le nouveau gouvernement affirme vouloir maintenir le cap occidental, mais une partie du spectre politique le refuse tandis que les groupes les plus puissants au sein de l'Eglise semblent s'y opposer. Au soir du 17 mai, l'évêque Jacob lançait au gouvernement que l'Eglise pourrait mobiliser des centaines de milliers de Géorgiens si elle le voulait, et même l'armée.
Régis Genté
Notes
[1] “De-secularizing national space in Georgia”, Identity Studies, Revue de l'Université Ilia, Tbilissi, n° 2, printemps 2010; https://sites.google.com/a/isystemsinstitute.org/identity-studies2/content.
[2] C'est lui que l'on voit (skoufia rouge), dans la vidéo suivante, forcer le cordon de police le 17 mai: http://www.youtube.com/watch?v=PP3ZgG4v3EE.