Depuis les années 1970, le Nanzan Institute for Religion and Culture, à Nagoya, représente une importante ressource pour les chercheurs occidentaux intéressés par les religions au Japon. Installé sur le campus de l'Université Nanzan, une institution catholique, il publie notamment le Japanese Journal of Religious Studies. Une fois par an, le Bulletin of the Nanzan Institute for Religion and Culture vient informer sur l'activité de l'Institut, mais aussi donner des échos de recherche en cours.
Le N° 36 (2012) du Bulletinrend compte, sous la plume d'Alena Govorounova, d'une réunion de travail de deux jours qui a conclu, l'an dernier, un projet de recherche de deux ans sur les relations entre les traditions chamaniques en Asie et les nouvelles vagues du pentecôtisme. La publication de l'ensemble des communications sous forme de livre est également prévue. Nous nous bornerons à résumer brièvement quelques aspects de ce rapport d'une quarantaine de pages.
En Asie orientale, l'on ne saurait comprendre l'inculturation du christianisme sans tenir compte du chamanisme: mais les interventions contrastées des participants montrent qu'il n'est pas si aisé d'évaluer l'impact du chamanisme sur le développement du pentecôtisme – sans même parler des difficultés que présente une telle recherche en raison du refus de croyants chrétiens d'admettre des liens entre les deux.
En constraste avec le Japon, qui ne compte guère plus de 1% de chrétiens, le christianisme a connu un succès considérable en Corée, où il rassemble un tiers de la population. Andrew Kim (Korea University) note qu'on découvre en Corée des éléments de pentecôtisme dans toutes les Églises, et pas seulement dans les groupes pentecôtistes: une "pentecôtalisation" du christianisme s'est produite en Corée. Selon ce chercheur, ces dimensions pentecôtistes présentent des liens avec le chamanisme et constitueraient l'un des facteurs de succès du christianisme en Corée. Le chamanisme est un substrat de toute vie religieuse en Corée, christianisme inclus. Les promesses pentecôtistes d'apporter également une réponse aux problèmes de ce monde-ci, comme dans le message de la méga-église de Yonggi Cho (salut, santé et prospérité comme les trois bénédictions du Christ) s'articuleraient également par rapport à un héritage chamanique – de même, d'ailleurs, que des phénomènes spirituels tels que le parler en langues, familiers en contexte chamanique. En comparaison de pays occidentaux, par exemple, le parler en langues serait beaucoup plus répandu en Corée.
Mais pourquoi le faible écho du christianisme au Japon, malgré la présence d'un arrière-plan chamanique? De l'avis de Kim, cela s'expliquerait par l'imbrication du chamanisme japonais avec le shintoïsme, religion nationale qui a derrière elle une histoire de conflit avec le christianisme, à la différence d'un chamanisme coréen plus diffus. L'"encadrement" du chamanisme au Japon ne lui aurait pas permis de jouer le même rôle.
Cette thèse a causé de vifs débats parmi les participants, rapporte Alena Govorounova. Outre des interrogations sur des aspects spécifiques, comme la possibilité également d'influences chrétiennes sur le developpement du chamanisme en Corée, plusieurs chercheurs ont mis en cause le caractère unique que l'approche de Kim semble attribuer au christianisme coréen, en soulignant l'impact du pentecôtisme dans de nombreuses autres régions (y compris dans des Eglises chrétiennes non pentecôtistes).
Mark Mullins (Sophia University) ne conteste pas que le chamanisme soit une forme d'expression religieuse spiritualiste pouvant paver la voie au pentecôtisme (indépendamment du rejet de principe du chamanisme à proprement parler par les croyants pentecôtistes). Mais il ne se montre pas convaincu par le facteur chamanique pour expliquer la différence de réception du christianisme en Corée et au Japon: l'influence chamanique n'est pas moindre dans ce dernier pays. Le chamanisme a pu affecter certains modes d'expression du christianisme en Corée, mais vouloir expliquer la croissance du pentecôtisme coréen par chamanisme n'emporte pas sa conviction.
Selon Mullins, plusieurs facteurs expliqueraient le faible impact du pentecôtisme (comme du christianisme en général) au Japon:. La plupart des mouvements pentecôtistes seraient arrivés à un moment où de nouveaux mouvements religieux indigènes avaient déjà saturé le marché d'une religiosité fondée sur l'expérience (y compris guérison, croyance aux esprits et exorcisme): ils ne laissaient pas un "vide spirituel" à remplir. Le caractère étranger du pentecôtisme était un handicap (perception négative des religions étrangères). L'orientation exclusiviste du pentecôtisme contredisait l'inclination japonais à combiner des apports de différentes traditions. Le pentecôtisme est aujourd'hui le secteur en croissance la plus rapide au sein du christianisme japonais, mais il n'en reste pas moins statistiquement insingifiant et marginal.
Par contraste, en Corée, la croissance du christianisme a été équivalente à celle des nouvelles religions dans le Japon de l'après-guerre, sur un identique arrière-plan d'urbanisation et de modernisation. En Corée, sortant de la colonisation japonaise, le christianisme n'était pas perçu comme une menace étrangère et bien plutôt associé à une libération, puisqu'il venait de pays qui avaient étéeacute; les adversaires du Japon. L'idéologie anticoloniale a pu être associée à une identité chrétienne.
Pas plus que le schéma explicatif de KIm, celui de Mullins n'a emporté la convinction de tous les participants: Iida Takafumi (Otani University) a ainsi souligné que le Japon d'après-guerre offrait bel et bien des conditions favorables au christianisme, avec l'effondrement de l'idéologie du Shinto d'État et une ouverture à la culture américaine; le christianisme enregistra d'ailleurs une brève période de croissance à ce moment. Mais celle-ci fut éphémère. Il y eut des tentatives d'inculturer le christianisme, même si elles ne produisirent que peu de résultats.
La lecture du long dossier dont nous avons résumé quelques points ci-dessus illustre la difficulté que rencontrent les analyses à identifier les causes du succès ou du déclin de courants religieux. Chaque facteur évoqué a sa part de validité et éclaire les phénomènes étudiés: mais, une fois soumises à une approche comparative, les causalités deviennent plus incertaines. La démarche légitime des chercheurs les conduit à élaborer des théories explicatives: elles sont bienvenues pour stimuler notre réflexion, mais ce débat comparatif nippo-coréen envoie un salutaire appel à la prudence et un rappel de la multiplicité des facteurs pouvant contribuer à l'essor d'un courant religieux ou à son déclin, défiant les modèles auxquels nous aimerions pouvoir les ramener dans notre effort de comprendre.