Chercheuse en sciences sociales, Maryam Borghée, qui prépare actuellement une thèse, ne porte pas de voile, mais ne cache pas non plus son désaccord avec la loi française. Son livre le dit, dans une sévère conclusion, qui ne se prive pas d'épingler les stéréotypes et présupposés derrière la démarche de la Mission d'information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national (2009-2010).
Voile intégral en France: sociologie d'un paradoxe n'est pourtant pas un ouvrage de type engagé et militant, mais une étude sérieuse, attentive, documentée, avec la distance nécessaire par rapport à son objet, et surtout la volonté de comprendre sans poser des interprétations toutes faites. En bonne démarche de recherche, Maryam Borghée est d'abord allée à la rencontre du milieu qu'elle se proposait d'étudier. Elle a écouté, observé, puis analysé, en ne se limitant pas à rapporter les récits de vie entendus, mais en les replaçant dans leur contexte. Outre une solide documentation sur le thème, cet ouvrage contient le fruit de rencontres avec 65 à 70 femmes "portant le niqâb occasionnellement ou quotidiennement", dont "33 ont contribué, de façon significative" à l'élaboration de l'étude à travers des entretiens semi-directifs (p. 34). Les ressources de forums Internet ont également été mises à contribution.
Maryam Borghée parle de voile intégral ou "voile total", "à la fois un vêtement religieux et identitaire, un mode de vie et un idéal personnel" (p. 29). En revanche, la plupart du temps, pas politique, car ses adeptes aspirent souvent à se tenir à l'écart.
L'auteur commence par rappeler les fondements religieux de l'adoption du voile intégral: alors que les autorités religieuses musulmanes prônent généralement le caractère obligatoire du foulard (hijâb), il n'existe aucun consensus sur le voile intégral masquant le visage. Nous découvrons les arguments religieux utilisés pour soutenir cette pratique (pp. 49-56); parmi ses partisans se trouvent, entre autres, des oulémas saoudiens à l'influence transnationale.
Notons au passage que le terme de burqa, bien que fréquemment utilisé par référence à des images de femmes afghanes, n'est pas adéquat pour le contexte français: les femmes portant le voile intégral adoptent soit le niqâb, soit le sitâr, ce qui renvoie aux modèles des pays du Golfe. Les femmes interrogées par Maryam Borghée les utilisent comme des synonymes, bien qu'ils soient légèrement différents:
"Le niqâb est un morceau de tissu de couleur sombre qui recouvre l'ensemble du faciès à l'exception des yeux tandis que le sitâr, lui, ne laisse pas d'ouverture pour les yeux et se porte généralement avec des gants. Ils sont faits d'un morceau de tissu fin, rectangulaire, qui s'attache autour de la tête et se combine avec une 'abâya (robe à manches longues) ou un jilbâb (longue pèlerine constituée d'une seule pièce unique ou d'une cape accompagnée d'une jupe longue)." (p. 33)
Le livre de Maryam Borghée apporte des éclairages bienvenus sur plusieurs points, à commencer par les canaux de propagation du voile intégral. Spontanément, et à juste titre, le premier acteur qui vient à l'esprit est le salafisme: "Le clergé salafiste saoudien, doté d'un appareil idéologique et financier de plus en plus solide en Europe, soutient l'idée que le port du niqâb est une prescription religieuse obligatoire." (p. 57) Mais un autre vecteur de diffusion, moins souvent mentionné, est mis en évidence: le Jamâ'at Tablîgh, mouvement missionnaire originaire du sous-continent indien. "Le Tablîgh est présent dans les quartiers populaires et les mosquées où il mène un prosélytisme plus ou moins organisé." (pp. 59-60)
La recherche présentée dans ce livre révèle cependant que les porteuses de niqâb sont loin de toutes se trouver dans la mouvance du salafisme ou du Tablîgh. Maryam Borghée nous révèle l'existence d'un niqâb de "bricolage" islamique, qui peut certes passer par la fréquentation de groupes salafis ou du Tablîgh à certaines étapes, mais sans affiliation durable à ceux-ci. L'une de ses interlocutrices affirme ainsi n'appartenir à aucun groupe et explique: "Je prends plutôt le bien là où il se trouve, inch'Allah! Tablîgh pour la da'wa ["invitation à l'islam", prédication], salafi pour la pratique de la Sunna [tradition du Prophète], ikhwan [Frères musulmans] pour leur engagement, soufi pour leur spiritualité et même chi'â pour l'amour qu'ils portent à la famille du Prophète." (p. 63) Maryam Borghée nous révèle ici un type d'attitude probablement de plus en plus répandu, même si l'on ne s'attendait pas vraiment à l'inclusion du niqâb dans ces recompositions individualisées. A cet égard, le rôle d'Internet n'est pas négligeable: évoquant des Françaises converties, elle explique: "elles sélectionnent sur Internet des 'biens de salut' islamiques de sensibilités doctrinales diverses." ( p. 67)
Nous découvrons aussi une "pratique versatile" du niqâb: certaines le portent toujours, d'autres pour certaines circonstances ou occasionnellement, d'autres encore le retirent temporairement pour rendre visite à leur famille — sans parler des "aller-retour" de celles qui l'adoptent, l'abandonnent, le prennent à nouveau, ou d'interlocutrices qui renoncent au niqâb après quelque temps, parfois pour passer au simple voile, parfois pour ne porter plus aucun voile (pp. 73-74). Le milieu des porteuses de niqâb apparaît ainsi comme beaucoup plus fluide qu'on ne l'aurait pensé — ce qui va sans doute aussi de paire non seulement avec des circonstances d'itinéraires individuels, mais aussi avec le "bricolage" individuel évoqué plus haut.
Un chapitre est consacré aux converties: pour celles-ci, qui cherchent à bien pratiquer l'islam, mais se trouvent aussi confrontées à un mélange d'admiration et de méfiance et peuvent développer un "sentiment d'insuffisance" (p. 81), le niqâb permet d'affirmer de façon éclatante leur islamité, ce qui leur donne d'être perçues comme "dévotes érudites" par certains, mais comme "hautaines" par d'autres. Il peut même y avoir ce que l'auteur qualifie joliment de "rivalités pieuses", une "surenchère des preuves de sa piété" entre porteuses de niqâb (pp. 178-181)
Affirmation pas seulement par rapport aux musulmans, note Maryam Borghée, mais également face aux réactions "d'une famille et d'une société sceptiques, voire moqueuses face à leur conversion. Le niqâb est donc l'ultime réponse donnée à un entourage peu crédule pour réaffirmer publiquement sa nouvelle identité." (p. 85) Cependant, converties ou "réislamisées", une majorité des femmes rencontrées "déclare vouloir — et devoir — cacher leur voile intégral à leur famille car il leur est très pénible d'affronter leur jugement réprobateur" (pp. 154-155).
De façon générale, il faut dire qu'il n'est pas facile de porter le niqâb, surtout pour une femme se déplaçant seule dans la rue, non accompagnée de son mari, car les réactions négatives envers l'islam culminent face à ce choix vestimentaire.
Maryam Borghée a prêté attention à l'arrière-plan social et à la biographie de ses interlocutrices. Nombre d'entre elles ont connu une histoire personnelle et familiale difficile, parfois très dure. Il est difficile de ne pas voir dans le niqâb un refuge contre l'anomie et l'expression d'une recherche de "repères jugés fiables et pérennes, à travers un mariage, un habitat, une tenue vestimentaire 'fixe', une conduite codifiée, un quotidien régulé par des normes figées" (p. 124).
"Renouveau symbolique", le port du niqâb a alors "pour but d'induire une renaissance globale, sur le plan des valeurs religieuses et individuelles" (p. 186). Comme aboutissement de certains itinéraires chaotiques, il peut être perçu comme un moyen d'expier ses mauvaises actions tout en se redonnant le cadre qui manquait. Porter le voile intégral débouche en tout cas sur un sentiment de fierté, "il symbolise un anoblissement qui vient couronner publiquement un statut nouveau" (p. 196). Il y a une fascination du niqâb, véritable image inversée de la perception de celui-ci en Occident: Maryam Borghée a rencontré des femmes qui n'osent pas faire le pas, mais rêvent de porter le niqâb et l'essaient dans leur chambre, devant leur miroir... (p. 197)
Le lecteur découvre avec intérêt les portraits et confidences des porteuses de niqâb, que Maryam Borghée partage avec respect et sensibilité, mais sans renoncer pour autant à l'analyse. Elles semblent s'inscrire dans un "islam mondialisé", ce qui est notamment mis en évidence par ces choix matrimoniaux avec des conjoints appartenant souvent à un autre groupe ethnique ou national.
Au delà des débats, ce travail de terrain et de réflexion — qui est une "première" dans son genre, comme le souligne l'éditeur — apporte un dossier bienvenu et documenté pour approcher la réalité de ce voile intégral controversé, qui semble bien plus rarement lié à un projet politique qu'on ne l'imagine dans le grand public.
Entretien avec Maryam Borghée
Religioscope - Avez-vous rencontré durant cette enquête des difficultés particulières, dans un milieu sur lequel existent beaucoup de préjugés? La lecture de votre livre laisse l'impression que vos interlocutrices sont plutôt enclines à s'expliquer.
Maryam Borghée - Avant de les approcher en tête à tête, je les ai patiemment observées et écoutées, à la mosquée et lors d'évènements festifs qu'elles organisent. Il fallait créer un lien simple, par ma présence. Pas forcément un lien de confiance: la confiance est autre chose, je l'ai cultivée avec quelques-unes seulement. Une spontanéité dans le verbe m'a permis d'atténuer les résistances. Par la suite, j'ai pu les interroger sur leur histoire propre, le sens qu'elles attribuent au niqâb, leur rapport à la société et à la famille. J'ai vraiment commencé en toute simplicité, grâce à un échange humain et respectueux. Progressivement, mon statut a pris à leurs yeux une tournure "académique" pendant l'organisation d'entretiens semi-directifs.
Religioscope - Un élément qui frappe, dans votre livre, est que la décision d'adopter le niqâb ne semble pas liée, dans la plupart des cas, à la pression d'un milieu social, mais relève d'une démarche de type très individuel, d'ailleurs avec des fluctuations: adoption du niqâb, abandon du niqâb... Doit-on donc lire cette utilisation du foulard intégral dans la perspective d'un individualisme religieux? Comment s'articule-t-elle par rapport à des groupes musulmans?
Maryam Borghée - Dans le contexte d'une démocratie laïque, au sein d'une société hyper sécularisée, il n'est pas plausible de défendre encore longtemps le présupposé d'un endoctrinement extraordinaire et violent sur ces citoyennes. Ces Françaises sont naturellement soumises à une forme de pression sociale qui dicte chaque tendance. Comme l'ensemble des hommes et des femmes de tous les milieux (religieux ou non). Leur choix, vécu comme libre, s'impose au carrefour de leur volonté, d'une part, et de leur capacité d'action conditionnée par les exigences socio-économique et politique, d'autre part.
Les motifs sous-jacents de leurs démarches sont hybrides, ils surviennent d'une combinaison de facteurs objectifs liés à leur environnement culturel et matériel.
Religioscope - Comment le voile intégral apparaît-il dans l'espace français? Empiriquement, l'impression est qu'il n'y avait guère de voiles intégraux dans les années 1970, en France. L'apparition du voile intégral est-elle directement liée à l'apparition de pr&eaceacute;dicateurs et de groupes salafistes? A quel moment commence-t-on à voir le voile intégral se répandre en France?
Maryam Borghée - Il y une vingtaine d'année, c'est avec l'implantation du mouvement Tablîgh, qu'une dizaine de niqâb sont apparus en banlieue. Aussi le développement du salafisme exerce une influence diffuse mais décisive sur la teneur des pratiques religieuses. En termes de reconstructions dynamiques et de subjectivation, il s'agit de "nouveaux mouvements religieux", bien que leurs fondements dogmatiques et rituels s'inscrivent dans une tradition historique séculaire. D'ailleurs, une niqabiste sur deux n'a pas d'appartenance idéologique précise et fréquente ces cercles en dilettante. Le phénomène d'une religiosité composite aux accents autonomes est une des caractéristiques typiques des modernités.
Religioscope - Les témoignages des femmes que vous avez interrogées manifestent le désir d'un islam posé dans un cadre clair et l'expression d'une islamité totale à travers le port du niqâb, mais le lecteur est parfois tenté, en lisant les propos que vous avez cités, de se dire qu'il y a une part de "romantisme du niqâb".
Maryam Borghée - Parfaitement. Il se dégage une dimension "charnelle" dans leur rapport à ce tissu qu'elles imaginent être la quintessence de la beauté, et surtout le symbole sacré d'une féminité. Généralement, les niqabistes associent leur pratique religieuse à la vie conjugale dont elles attendent absolument tout. La formation d'un couple, l'établissement d'un foyer et la fondation d'une famille. Ces jeunes femmes ont un idéal très travaillé et imagé de la figure masculine, c'est pourquoi qu'il arrive que certaines divorcent jusqu'à trois fois. Le mariage n'est pas l'équivalent de l'union dans la religiosité chrétienne où il est encore une institution.
Oui, on peut parler de "romantisme du niqâb", car une de ses fonctions manifestes consiste à plaire en rivalisant ostensiblement sur le plan des vertus. La piété comme arme de séduction au sein d'une interaction codifiée : ces messieurs vont signifier leur sérieux en adoptant un regard chaste, une barbe et un qamis; tandis que ces dames vont littéralement se lover dans une droiture symbolique.
Maryam Borghée, Voile intégral en France – sociologie d’un paradoxe, Paris, Michalon, 2012, 254 p. (préface de Michel Wiewiorka).