Publié en 2010 en allemand, puis en 2011 en français, le livre de Jörg Stolz et Edmée Ballif, L'avenir des Réformés. Les Eglises face aux changements sociaux (Genève, Labor et Fides, 2011), offre une analyse d'ensemble du protestantisme en Suisse qui intéressera tous les observateurs du champ religieux non seulement en Suisse, mais également dans les autres pays européens.
Des réalités démographiques au débat sur l'avenir des réformés
Jusqu'au recensement de 1960, la majorité de la population suisse était protestante. Depuis 1970, migration des pays de l'Europe méridionale aidant, le catholicisme est devenu la première confession du pays. Il ne fait aucun doute que les transformations du paysage religieux liées aux migrations restent statistiquement défavorables aux réformés en Suisse. Mais ce n'est pas que la migration qui explique que, de 46,42% qu'ils étaient encore en 1979, les réformés ne formaient plus que 33,04% de la population au recensement 2000 et 30,9% au recensement 2010 (qui est en réalité un sondage portant uniquement sur un échantillon de la population de plus de 15 ans). Selon des projections de démographes présentées en 2007, en fonction de l'évolution de différentes variables, la population réformée en Suisse devrait se situer dans une fourchette entre 16 et 25% de la population d'ici l'an 2050 (Anne Goujon et al., "Temps nouveaux et croyances anciennes: projections de la future importance des religions en Autriche et en Suisse", Actes des colloques de l'AIDELF: Démographie et Culture, 2008, pp. 1197-1212, téléchargeable au format PDF).
A vrai dire, l'évolution n'est pas uniforme sur le territoire de la Confédération: en raison de migrations intérieures, notamment, le nombre de réformés est en croissance dans certains cantons, tandis qu'il décline dans d'autres. Dans le canton de Zurich (le plus peuplé de la Suisse), l'Eglise réformée a perdu en moyenne 3.600 membres par an au cours de la décennie écoulée. En raison d'une structure d'âge plus élevée, cette tendance à la baisse ne va pas se renverser: les pasteurs célèbrent plus d'obsèques que de baptêmes chaque année, et l'apport migratoire est trop faible pour compenser, sans parler des sorties d'Eglise. Avec 467.000 membres, elle demeure provisoirement encore le groupe religieux le plus important du canton: mais elle est passé de 60% de la population du canton en 1970 à moins de 35% aujourd'hui (Hans-Peter Bucher, "Demografie wirkt sich auf Zürcher Kirchen aus", statistik.info, 2012/05, Statistisches Amt des Kantons Zürich, téléchargeable au format PDF).
Un débat autour de l'avenir est ainsi lancé, qui ne porte pas que sur les statistiques. Deux pasteurs du canton de Vaud, Pierre Glardon et Eric Fuchs, ont ainsi publié en 2011 un livre, Turbulences: les réformés en crise (2e éd., Le Mont-sur-Lausanne, Ed. Ouverture, 2012), qu'un journaliste protestant résume ainsi: "Se redéfinir ou disparaître. Voilà comment Pierre Glardon et Eric Fuchs esquissent le virage que doivent négocier les réformés, à qui ils laissent quinze ans pour réagir." (Samuel Ramuz, "Les Eglises réformées en crise?", ProtestInfo, 3 février 2012). Quant à leur collègue Virgile Rochat, il a publié plus récemment un autre livre, Le temps presse! Réflexions pour sortir les Eglises de la crise, Genève, Labor et Fides, 2012), qui rejoint leur diagnostic, tout en suggérant d'autres issues ("L'Eglise protestante va s'écrouler si l'on ne fait rien",Le Temps, 2 mai 2012).
Eglises réformées et société suisse: état des lieux
Dans un tel contexte, une analyse sociologique détaillée de la situation du protestantisme en Suisse présente un intérêt qui dépasse les cercles de spécialistes, ne serait-ce que pour poser un constat informé et dépassionné. Et l'on ne sera pas étonné d'apprendre que le livre L'avenir des réformés est le fruit d'une recherche menée à la demande de la Fédération des Eglises protestantes de Suisse (FEPS), qui "s'interrogent sérieusement sur leur avenir" (p. 19). Cela a permis aux auteurs d'avoir accès également à des données et documents internes, outre l'examen d'études déjà existantes et une cinquantaine d'entretiens qualitatifs.
Leur propos est de mettre l'évolution des Eglises réformées en Suisse en relation avec les grandes tendances traversant la société. Que nous apprend donc le livre cosigné par Jörg Stolz (professeur en sociologie des religions et directeur de l'Observatoire des religions en Suisse à l'Université de Lausanne) et Edmée Ballif (chercheuse affiliée à l'Observatoire des religions en Suisse)?
Les deux auteurs commencent par poser le cadre. Organisée sur une base fédéraliste, à l'image de la structure politique du pays, la FEPS compte 26 Eglises membres: 24 Eglises cantonales, auxquelles il faut ajouter l'Eglise évangélique méthodiste et l'Eglise évangélique libre de Genève (la tradition luthérienne est quasi absente du territoire suisse, avec quelques communautés seulement). Née en 1920, elle fut l'aboutissement d'efforts entrepris déjà de longue date, stimulés par les développements de la coopération internationale entre Eglises. Mais elle reste un organe central relativement faible, qui rencontre des difficultés pour s'engager au nom de l'ensemble des réformés (p. 91). Les Eglises membres représentent numériquement des réalités très différentes: les auteurs notent que les trois plus grandes, à savoir les Eglises de Berne-Jura-Soleure, de Zurich et de Vaud, rassemblent à elles seules 57,7% de tous les réformés en Suisse.
Sur le plan démographique, les auteurs ne peuvent que confirmer une réalité flagrante: les Eglises réformées en Suisse compteront moins de membres, auront dans l'ensemble une moyenne d'âge plus élevée et disposeront par conséquent de moins de ressources dans les années à venir. Le nombre plus grand de services funèbres que de baptêmes est un indicateur frappant, mais l'on peut souligner la baisse de la demande pour des célébrations religieuses de mariage: de 66% en 1970 à 35% en 2005 dans les couples dont l'un des membres au moins est réformé. "Ce fait a aussi une importance du point de vue sociologique, parce que l'on peut supposer que les couples qui n'ont pas demandé un mariage religieux n'intégreront pas ou très peu leurs enfants dans le milieu social ecclésial." (p. 77)
Il est possible de répartir les membres des Eglises réformées en trois catégories. Tout d'abord, un noyau de pratiquants réguliers, environ 10%, dans lequel les classes d'âge les plus élevées sont surreprésentées. Ensuite, des pratiquants occasionnels (32%), qui n'assistent pas uniquement à des baptêmes, mariages ou funérailles, mais sont présents moins de deux fois par mois à un culte ou à une autre activité. Enfin, 59% ne franchissent les portes d'une église au mieux que lors de services religieux tels que des baptêmes, mariages ou funérailles (pp. 79-80).
Ces évolutions s'inscrivent dans de grandes tendances affectant la société contemporaine, en Suisse et plus largement dans le monde occidental: "La régression de la religiosité chrétienne traditionnelle n'est nullement propre à la Suisse. Elle s'observe également depuis les années 1950, avec une intensité plus ou moins marquée, dans la quasi-totalité des pays occidentaux 'post-industriels' [...]; font toutefois exception les Etats-Unis. L'évolution est plus ou moins rapide. Par comparaison avec d'autres pays, le niveau de religiosité en Suisse est relativement élevé et l'évolution assez lente. Mais partout, des mécanismes similaires paraissent produire des effets identiques." (pp. 88-89)
Quelques grands axes résument ces "tendances générales du changement social" (megatrends), dont le chapitre 2 propose un panorama (pp. 35 sq.), citant par exemple: l'affaiblissement de l'intégration des Eglises traditionnelles dans le système social (liens privilégiés avec l'Etat, rôle dans le domaine éducatif, influence politique...); les individus se retrouvent ainsi dans des environnements sécularisés, où les Eglises apparaissent comme un monde un peu à part, déconnecté de différents aspects de la vie sociale; l'individualisation est la conséquence de la libération des structures sociales traditionnelles (liberté de choix religieux, dissolution du milieu traditionnel, apparition de nouvelles valeurs); de nouveaux modes de vie se développent, par exemple de nouvelles modalités familiales; les Eglises se trouvent confrontées à des concurrences séculières de plus en plus fortes; la pluralisation religieuse est également accompagnée de la rapide augmentation des personnes sans confession (un cinquième de la population adulte suisse aujourd'hui).
Image et identité: le salut passe-t-il par le marketing?
Tout cela n'affecte pas seulement les réformés. Mais les auteurs s'attachent à l'étude des institutions réformées, de la vie des paroisses réformées, de défis et des possibles réponses.
Ils observent que les Eglises chrétiennes bénéficient aussi d'un certain crédit: ainsi, la population tend à accorder aux Eglises en général un rôle important pour l'assistance aux personnes seules, en difficulté, etc. "Il ne fait aucun doute que dans l'ensemble, la bonne image des Eglises tient pour une part à leur action de diaconie. On sait que les Eglises font quelque chose de bon pour la société, et on l'approuve, même si l'on n'est pas directement concerné." (p. 99) Mais certains déplorent que le profil protestant de ces initiatives soit parfois trop peu marqué et craignent que la professionnalisation ne conduise à une perte des racines chrétiennes (p. 108).
Les réactions sont en revanche plus mitigées quand les Eglises s'engagent dans certains débats de société: notamment du côté des &eaeacute;lecteurs de droite, tensions s'expriment par rapport aux prises de position politiques des Eglises.
Les Eglises réformées ont une visibilité plus faible que les catholiques dans l'espace public: elles n'ont pas beaucoup de stars, de figures très largement connues auxquelles le public identifie ensuite l'image réformée. Le problème est plus général: des figures telles que celle du pape sont par nature plus médiatique.
Une importante partie de l'ouvrage s'intéresse aux mesures des paroisses et des Eglises cantonales pour répondre aux défis qui se présentent à elles et saisir des occasions de reprendre l'initiative.
Pour contrer les menaces de déclin, les auteurs observent un sentiment unanime de devoir mieux profiler l'identité réformée. Cela n'est cependant pas si simple pour une Eglise qui répugne à "tracer des frontières" (p. 116). Sans oublier la nature d'une Eglise "multitudiniste", avec des pasteurs et fidèles aux orientations très variées. Toutes les Eglises cantonales entendent d'ailleurs maintenir ce caractère multitudiniste de l'Eglise.
Si toutes les Eglises réformées en Suisse réfléchissent à leur identité, les auteurs s'intéressent de plus près à deux autres aspects qui ne font, eux, pas nécessairement l'unanimité: le marketing et la mission.
En ce qui concerne la mission, il se dégage des propos des responsables "très nettement une idée commune: la mission ou l'évangélisation ne doivent pas être pratiquées comme le font les Eglises évangéliques libres. L'Eglise doit être missionnaire 'sans être importune', 'sans faire du prosélytisme' ou de l''évangélisation naïve', sans 'considérer la mission comme une profession de foi, à l'instar des Eglises libres'." (p. 130) Les auteurs se penchent de plus près sur les modes d'approche en direction de différents publics.
La plupart des Eglises cantonales tendent à vouloir revaloriser le culte, et plusieurs souhaitent le voir conserver une identité clairement réformée, ne serait-ce que pour offrir des points de repère. Confirmant les observations d'autres chercheurs, l'ouvrage signale que, "dans la quasi-totalité des Eglises cantonales, on constate que les cultes spéciaux ont souvent une bonne fréquentation." (p. 147)
Le "marketing ecclésiastique" est une expression qui, au premier abord, fait toujours un peu sursauter, même si ce concept est aujourd'hui largement appliqué à des initiatives sans but lucratif: il est justifié par la situation de marché (concurrence avec d'autres offres) et par le fait qu'il est supposé être au service de l'accomplissement de la mission de l'Eglise.
Les auteurs examinent plusieurs campagnes de publicité réformée, en reproduisant des documents. Ils observent que, dans plusieurs campagnes, la forme dominante est celle de questions posées au public: "Cette observation prête à des interprétations diverses. Il se peut bien que les réformés veuillent inciter les gens à se poser des questions 'de fond'. Mais, dans une interprétation moins flatteuse, on pourrait y voir un signe de l'embarras des réformés qui n'ont pas eux-mêmes de réponses à ces questions." (pp. 168-169)
En outre, dès qu'une campagne veut affirmer une identité réformée, elle se heurte, au sein de certaines Eglises, à des résistances face à ce qui pourrait apparaître comme de trop nettes démarcations: cela montre la difficulté, pour une institution religieuse accoutumée durant des siècles à une position de monopole ou dominante, ouverte et tolérante, à se positionner avec un message "offensif" sur un marché concurrentiel.
Les auteurs évoquent aussi les fusions de paroisses, la question des réaffectations de lieux de culte en surnombre à de nouveaux usages (même si la tradition réformée ne sacralise pas les bâtiments, ceux-ci ont une valeur symbolique qui en fait des bâtiments à part: une nouvelle valeur d'usage doit donc être compatible avec la valeur symbolique) — cela va des "églises ouvertes" aux églises comme bâtiments à vocation culturelle, ou encore à l'ouverture œcuménique.
Le rôle de la FEPS au service des Eglises cantonales
Un chapitre se penche sur l'avenir de la FEPS elle-même, en tant que structure fédérale. Le statut ecclésiologique et organisationnel de la FEPS n'est pas vraiment défini, notent les auteurs: or, les responsables de la FEPS entendent qu'elle ne soit pas simplement une association faîtière. En raison de la structure cantonale du protestantisme suisse, la FEPS ne peut donner que des recommandations. Elle n'est pas la "direction suprême" du protestantisme suisse, même si elle est parfois perçue ainsi par la presse ou des Eglises étrangères. Cependant, plusieurs responsables de la FEPS ont le sentiment que, en Suisse, le niveau cantonal perd de l'importance (p. 200). Malgré les attentes envers la FEPS, les tendances centrifuges sont une réalité.
"Les responsables de la FEPS sont tous favorables à une structure forte tendant vers le type 'Eglise réformée de Suisse'." (p. 205) Mais les tentatives de la FEPS de proposer d'autres modèles se heurtent à l'attachement des Eglises cantonales aux structures traditionnelles à base territoriale. Aucune Eglise cantonale ne remet en cause le bien-fondé d'une structure à l'échelle fédérale, mais en attribuant à celle-ci avant tout une fonction de représentation. Les aspirations à plus de coopération entre Eglises membres recueillent aussi des réactions favorables. En revanche, nombre de personnes se montrent résolument opposées à l'idée d'une Eglise réformée suisse, particulièrement parmi les plus grandes Eglises cantonales. A la fois des questions historiques et des considérations d'attachement à la structure fédérale du pays s'y opposent - outre des doutes quant aux possibilités de réalisation pratique. Les auteurs ne cachent pas avoir rencontré des réactions d'irritation et de méfiance envers la FEPS quant à ses efforts pour s'attribuer un nouveau rôle.
Sur cette question, le lecteur devine l'incertitude quant aux pronostics, qui ressort d'ailleurs de la conclusion du chapitre: "La FEPS et ses Eglises membres doivent [...] non seulement réagir aux tendances générales du changement social, mais encore résoudre leur problème de centralisation ou décentralisation. L'avenir des réformés dépendra pour une part décisive de la maîtrise de ces deux éléments." (p. 219)
L'avenir de l'institution réformée
L'étude se termine par un bilan et des recommandations, en partie aussi pour répondre au scepticisme qu'avait exprimé l'ancien président du Conseil de la FEPS, en confiant cette recherche aux deux auteurs, quant aux applications pratiques pouvant découler d'études sociologiques. Cette conclusion résume les constats — que nous avons en partie évoqués ci-dessus — et émet quelques recommandations, mais celles-ci restent à vrai dire très générales s'agissant des paroisses et Eglises cantonales: améliorer la coordination et la communication, développer des "stratégies globales cohérentes" (p. 224). Ce n'est que dans la partie concernant la FEPS elle-même qu'apparaissent des recommandations plus spécifiques et aisées à mettre en œuvre: par exemple l'utilisation d'une dénomination commune (telle que "les réformés"), une liste des caractéristiques essentielles des Eglises réformées, une devise commune à renouveler tous les quatre ans, des actions de marketing communes...
Les auteurs de Turbulences, pour leur part, estiment que la solution passe par une réaffirmation d'une identité réformée, entre les tentations d'un "fondamentalisme plus ou moins radical", d'une part, et les "tenants d'un post-libéralisme pouvant aller jusqu'à l'agnosticisme", d'autre part, alors que ces tendances occupent pour l'instant une grande partie du terrain. Et ils estiment qu'il ne reste qu'une quinzaine d'années pour agir, car ceux qui soutiennent fermement l'Eglise réformée appartiennent majoritairement à une classe d'âge (55-75 ans) qui aura disparu dans trente ans, la génération intermédiaire s'est distancée ou se distancie de l'institution (tandis qu'une partie de ses éléments les plus fervents ont rejoint des assemblées évangéliques), et la génération montante "semble pour l'instant peu intéressée par une appartenance religieuse institutionnalisée".
Le trait est peut-être un peu forcé pour les besoins de la cause, mais il décrit pourtant une réalité dont toute la mesure n'a peut-être pas encore été prise, en raison de la rapidité des changements et de la position avantageuse que conservent pour l'instant encore les institutions religieuses (relations avec la société civile, moyens financiers, biens immobiliers et infrastructures, même si le maintien de certaines d'entre elles devient difficile...). Une possibilité serait bien sûr que, même avec un nombre de fidèles réel devenu faible, l'institution conserve encore pendant un temps plus ou moins long un rôle social reconnu. Mais pour combien de temps?
Que ce soit sous l'angle sociologique ou sous celui de la préoccupation pastorale, les analyses de la situation des réformés en Suisse et des perspectives qui s'ouvrent à eux viennent donc au bon moment pour nourrir un débat dont l'intérêt dépasse les rangs des fidèles réformés.
Jean-François Mayer
Jörg Stolz et Edmée Ballif, L’avenir des Réformés. Les Eglises face aux changements sociaux (trad. de l’allemand par Laurent Auberson), Genève, Labor et Fides, 2011, 250 p.