Chaque année, le 28 juillet, le baptême de la Rous kiévienne - l'ancêtre de l'actuelle Russie - est célébré avec faste par l'Église orthodoxe russe ainsi que les Églises autonomes d'Ukraine et de Biélorussie. En Ukraine, ce jour est même devenu férié depuis quelques années. Le patriarche Kiril se rend chaque année à Kiev, où les célébrations ont lieu dans les monastères de la Laure, restés fidèles à Moscou. Cette année, toutefois, ce voyage a pris une signification particulière, alors que l'Église ukrainienne du patriarcat de Moscou s'apprête à fêter le vingtième anniversaire de son statut d'autonomie.
Ce statut n'a été concédé à l'Église ukrainienne qu'en 1992, après l'éclatement de l'URSS, alors que l'orthodoxie ukrainienne se morcelait en factions rivales. L'Église autonome dépendant du patriarcat de Moscou resterait la principale obédience. &AgraAgrave; l'occasion de son concile, elle a même affiché des chiffres témoignant de son dynamisme: elle compterait aujourd'hui 12.000 paroisses contre 5.500 il y a vingt ans, 45 diocèses et 72 évêques, contre 19 diocèses et 20 évêques en 1992. Cependant, la mauvaise santé du métropolite Volodymyr - souffrant de la maladie de Parkinson - ouvre la question de sa succession. De surcroît, cette Église serait tentée de desserrer les liens qui la relient à Moscou tandis qu'au contraire, le patriarche Kiril entend renforcer son autorité hiérarchique sur toutes les Églises rattachées à Moscou.
L'Église du patriarcat de Moscou doit toujours faire face, en Ukraine, à la concurrence des autres factions orthodoxes, en premier lieu l'Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev, qui affiche également un évident dynamisme.
L'évêque Ilarion, secrétaire du Saint-Synode et vicaire du patriarche Filaret de Kiev, reconnaît que son Église ne peut «aligner» que quelque 4.500 paroisses - «mais, selon la loi ukrainienne, il suffit de dix personnes pour enregistrer une paroisse», s'empresse-t-il d'ajouter. «Les chiffres avancés par l'Église du patriarcat de Moscou ne sont pas significatifs». Il cite une récente étude, qui indique que 30% des orthodoxes ukrainiens se rattacheraient au patriarcat de Kiev, 22% au patriarcat de Moscou, et 25% se définiraient simplement comme «orthodoxes sans allégeance particulière». En effet, la complexité ecclésiastique est telle en Ukraine qu'il ne faut pas oublier les différentes branches de l'Église orthodoxe ukrainienne autocéphale (EOAU), qui a désormais éclaté en factions rivales (comme celle qui s'intitule l'EOAU-«canonique», filiation de l'Église orthodoxe polonaise)...
Ces données révèlent aussi, de manière fort intéressante, l'indécision des fidèles, sommés depuis vingt ans de choisir à quel patriarcat va leur fidélité. Le temps des luttes héroïques pour obtenir le contrôle d'une église ou d'un monastère semble révolu, à l'image d'un pays qui a, en partie, refermé le temps des grands déchirements identitaires. Tout comme beaucoup d'Ukrainiens parlent aujourd'hui quotidiennement l'ukrainien et le russe - voire surtout les dialectes intermédiaires entre ces deux langues - beaucoup de fidèles refusent de se positionner dans ce conflit qui dure depuis l'indépendance du pays, se contentant d'affirmer leur orthodoxie.
L'Église du patriarcat de Kiev, qui se veut toujours la garante de l'identité nationale et de la langue ukrainienne, compte désormais des paroisses russophones, notamment à Kiev, ainsi que dans le sud et l'est du pays... Par ailleurs, la question des droits de propriété sur les bâtiments cultuels est aujourd'hui gelée, et nul ne semble avoir envie de la rouvrir à court terme.
À côté des catholiques latins (un million de fidèles) et des gréco-catholiques (5 millions), la «scène orthodoxe ukrainienne» s'est resserrée au cours de la dernière décennie. Les différentes branches de l'EOAU, surtout présentes dans les diasporas ukrainiennes, ne conservent de bastions significatifs que dans l'ouest du pays (Lviv, Ivano-Frankivsk, etc).La partie se joue désormais entre les Églises des deux patriarcats, Moscou contre Kiev. On peut, faute de chiffres absolument fiables, supposer qu'elles sont de taille à peu près équivalente, avec une géographie ecclésiastique toujours bien marquée: le patriarcat de Moscou demeure largement dominant dans l'est et le sud du pays,celui de Kiev dans les régions centrales et occidentales - où il subit toutefois la concurrence des différentes branches de l'EOAU.
L'évêque Ilarion reçoit dans un petit bureau du monastère de Saint-Alexei, à quelques pas de l'immense complexe monastique de la Laure de Kiev. La position est stratégique: alors que le patriarcat de Kiev, grâce à ses bonnes relations avec les autorités politiques du temps de la présidence de Leonid Kravtchouk (1991-1994), a fait main basse sur la plupart des prestigieuses églises du centre de Kiev (Sainte-Sophie, Saint-Michel-au-Dôme-d'or, Saint-Michel-de-Vydoubitch, etc.), la Laure est restée fidèle à Moscou...
Dans la compétition entre les deux Églises, le patriarcat de Kiev souffre d'un handicap incontestable: sa non-reconnaissance par la communion des Églises orthodoxes. L'évêque Ilarion souligne cette situation paradoxale de l'une des principales Églises orthodoxes du monde: dans un pays de 50 millions d'habitants, on peut en effet supposer que l'Église du patriarcat de Kiev compte plus de fidèles que nombre d'Églises orthodoxes autocéphales canoniquement reconnues à travers le monde...
«Notre position est encore faible», reconnaît l'évêque Ilarion, «mais le temps joue pour nous: il est logique que l'Ukraine dispose de sa propre Église autocéphale. Dans l'histoire de l'orthodoxie, la reconnaissance d'une nouvelle Église a toujours été un long processus, et il n'y a aucun exemple où une Église-mère ait accepté une séparation de bon cœur et sans contestation. Nous n'attendons rien de Moscou, mais nous sommes convaincus que nous finirons par être reconnus».
Pour pallier son manque de reconnaissance, le patriarcat de Kiev cultive depuis longtemps des relations étroites avec d'autres Églises non reconnues, comme celle du Monténégro. En octobre 2010, le patriarche Filaret de Kiev a effectué une visite à Cetinje, à l'invitation du métropolite Mihailo. L'Église monténégrine - «reconstituée» en 1994 par sécession de l'Église serbe - ne compte, au mieux, que quelques dizaines de milliers de fidèles, mais le patriarche Filaret a expliqué que, si les deux Églises «étaient différentes par la taille, elles suivaient le même chemin difficile pour l'indépendance, contestée à l'Église ukrainienne par Moscou, et à l'Église monténégrine par Belgrade».
Le métropolite monténégrin Mihailo ajoute que les Églises et les États ne se classaient pas en fonction de leur taille. «Nous sommes orthodoxes, nous appartenons au monde orthodoxe, et le temps viendra où les puissants qui ne veulent pas nous reconnaître aujourd'hui nous prieront de les reconnaître» [1].
L'évêque Ilarion estime que la reconnaissance du patriarcat de Kiev par l'Église monténégrine autocéphale représente un «atout précieux», car «cette Église a déjà joui de l'autocéphalie dans le passé, contrairement à la nôtre».
La question de l'autocéphalie monténégrine est pourtant âprement contestée: cette Église entretenait des relations avec le Saint-Synode russe dès le XVIIIe siècle, quand l'Église serbe avait elle-même perdu ses structures administratives, après la suppression du patriarcat de Pec, en 1766, mais son autocéphalie n'a jamais été reconnue par le patriarcat œcuménique. L'expérience historique de l'autocéphalie, revendiquée par l'Église monténégrine, est donc contestée par Belgrade, tandis que Constantinople observe une prudente réserve sur le sujet. Depuis l'indépendance du petit pays, la réunification des deux Églises est fortement à l'ordre du jour, mais elle pourrait se faire sous la forme d'une autonomie monténégrine concédée par Belgrade - précisément sur le modèle de l'Église ukrainienne du patriarcat de Moscou. Ce modèle est aujourd'hui ouvertement revendiqué, tandis que Moscou est de plus en plus présente dans les conflits ecclésiologiques balkaniques. Une telle solution marginaliserait encore plus, au final, l'actuelle Église monténégrine autocéphale.
Un «cordon de sécurité» pour isoler l'Église du patriarcat de Kiev
Sur le plan intérieur, la situation du patriarcat de Kiev est également plus fragile depuis l'élection de Viktor Ianoukovitch, le chef du Parti des régions, à la présidence de la République, en février 2010. Cette victoire du candidat «pro-russe» est venue solder les déchirements au sein du camp identitaire ukrainien, qui avait pris le pouvoir à l'occasion de la «révolution orange» de 2004. Le long conflit entre Ioulia Timochenko et l'ancien Président Viktor Iouchtchenko a pavé le chemin de la victoire de Viktor Ianoukovitch. «Ce dernier, s'insurge l'évêque Ilarion, refuse toujours de nous recevoir, n'entretenant de relations qu'avec l'Église du patriarcat de Moscou»: l'affirmation peut facilement être contestée, le patriarche Filaret participant régulièrement à des manifestations officielles.
Les «fondamentaux» de la géopolitique ecclésiale de l'Ukraine n'ont certes pas changé- l'est du pays soutient le Parti des Régions et reste fidèle au patriarcat de Moscou, tandis que l'ouest vote pour les différents courants issus de la «révolution orange» et affiche son attachement aux Églises ukrainiennes qui prétendent à l'autocéphalie - mais un apaisement est évident, même si le procès et l'incarcération, début août, de Ioulia Timochenko, ont ravivé ces antagonismes. Le patriarche Filaret, conjointement avec les dirigeants de l'Église catholique romaine et de l'Église baptiste, un appel à la libération de l'opposante ¡.
En réalité, les problèmes du patriarcat de Kiev ont, en partie, quitté le terrain politique, national et identitaire, en même temps que le «camp orange» se morcelait. Il serait désormais illusoire de postuler des liens trop étroits entre les orientations politiques et la fidélité à tel ou tel patriarcat. Par contre, la non-reconnaissance du patriarcat de Kiev demeure un lourd handicap pour celui-ci, alors que toutes les tentatives de médiation menées par le patriarcat œcuménique de Constantinople, et que le dialogue est aujourd'hui au point mort entre les différentes Églises orthodoxes.
Constantinople, en effet, essaie tant bien que mal de normaliser ses relations avec Moscou. Pour cette raison, le patriarcat œcuménique ne peut pas entretenir les moindres relations officielles avec le patriarcat de Kiev. Il en va de même pour le Vatican, pour qui les relations avec la Russie représentent un enjeu bien plus important que les déchirements de l'orthodoxie ukrainienne. «Nous avons souvent de bonnes relations avec les gréco-catholiques ou les catholiques latins au niveau des paroisses», reconnaît l'évêque Ilarion. «Par contre, nous n'avons aucune relation officielle avec les hiérarchies, ni avec le nonce apostolique de Kiev». Le veto de Moscou a tracé un efficace «cordon sanitaire» autour de l'Église du patriarcat de Kiev.
En esquissant l'avenir, l'évêque Ilarion affirme son attachement à la perspective d'une orthodoxie ukrainienne réunifiée. Cette unification, selon lui, ne pourrait se faire qu'autour du patriarcat de Kiev, mais il lance néanmoins une ouverture: à côté d'une Église ukrainienne autocéphale et pleinement reconnue, il y aurait place pour des paroisses et des diocèses dépendant de Moscou, qui assumerait donc leur identité «d'Église russe en Ukraine». Cette approche revient à remettre l'ethnophylétysme au cœur de la définition ecclésiologique. Elle suppose surtout que la question identitaire et nationale soit définitivement tranchée.
L'Ukraine actuelle, lassée des combats des années 1990 et 2000, semble pourtant plus éloignée que jamais de choix aussi tranchés. Et, tout comme le «pro-russe» Président Ianoukovitch affirme son attachement à la perspective européenne du pays, quitte à prendre quelques distances avec la Russie, l'Église du patriarcat de Moscou semble aussi tentée par une plus grande autonomie, ce qui explique les tentatives de «reprise en main» lors du concile de juillet et de la visite du patriarche Kiril. De telles évolutions pourraient marginaliser les réponses nationalistes des deux dernières décennies. De ce point de vue, les clés de l'avenir se trouvent plus que jamais à Moscou: le patriarche Kiril s'orientera-t-il véritablement dans le sens d'une recentralisation «vaticanesque» - comme l'accusent ses détracteurs - ou bien l'Église russe saura-t-elle laisser la bride moins tendue à ses Églises autonomes?
Jean-Arnault Dérens et Laurent Geslin
Notes
[1] «Orthodoxie: «visite historique» du patriarche Filaret de Kiev au Monténégro», Le Courrier des Balkans, 27 octobre 2010.
[2] «Three religious groups ask court to cancel Tymoshenko’s arrest», Kyiv Post, 8 août 2011.