Après l'indépendance politique, l'autocéphalie de l'Église. Ou, pour être plus précis, la transformation de l'Éparchie d'Abkhazie en une Église orthodoxe autocéphale. Un projet à long terme. En septembre 1993, après treize mois d'une guerre née des questions interethniques propres à l'URSS, la minuscule république des bords de la mer Noire prenait de facto son indépendance vis-à-vis de la Géorgie. Souvent, à Tbilissi, les Géorgiens accusent les Abkhazes de n'avoir été qu'un jouet dans les mains des forces nationalistes russes. La fronde qui anime aujourd'hui la majorité de l'éparchie de l'Abkhazie semble au contraire montrer qu'il s'agit bien d'indépendance, fût-elle une aspiration irréaliste.
Tout a commencé, si l'on peut dire, fin mars, lorsque le chef de l'éparchie abkhaze, le père Bissarion Aplia, a nommé un clerc russe, Efrem Vinogradov, à la tête du monastère de Novy Afon (Nouvel Athos), cœur de l'Église abkhaze, situé à une quinzaine de kilomètres à l'ouest de la capitale abkhaze, Soukhoumi. L'ensemble a été construit voilà deux siècles par des prêtres russes venus du Mont Athos en Grèce. Cette fronde serait née notamment du fait que le père Vinogradov ait célébré la liturgie en slavon, ne connaissant pas l'abkhaze, une langue caucasienne. Nous touchons là au cœur du problème, d'abord politique et identitaire. Il est piquant de noter que c'est ce monastère qui est l'épicentre de la rébellion, alors qu'il est en restauration depuis des années grâce à l'argent de la puissante mairie de Moscou, laquelle a été jusque l'an passé dans les mains de Iouri Loujkov, un des hommes qui s'est toujours illustré par son désir de restaurer ce que fut l'empire soviétique.
Mieux, après avoir arraché son indépendance politique à la Géorgie, et n'avoir été reconnue par la Russie, puis quatre autres Etats seulement, suite à la guerre russo-géorgienne de l'été 2008, la république caucasienne veut s'émanciper de Moscou. L'affaire est délicate, car l'Abkhazie dépend lourdement du grand voisin, tant pour sa sécurité et son budget que pour son économie. Dans le même temps, la fronde qui agite la communauté orthodoxe abkhaze vise à ne plus dépendre du patriarcat russe.
Ce mouvement «nationaliste» ou«indépendantiste» a un sens politique admis sans vergogne. Lorsqu'on demande aux «jeunes» qui l'animent s'ils estiment que l'Église russe est une institution qui est politisée et fait le jeu du Kremlin en Abkhazie, le père Andreï Ampar le reconnaît sans hésiter. Ces «jeunes» ont suivi le père Bissarion en 2009 lorsqu'il a proclamé l'autonomie de l'Éparchie d'Abkhazie vis-à-vis du Patriarcat de Géorgie, dont elle dépend selon les règles de l'église orthodoxe. Mais ce n'est pas pour se jeter dans les bras de la grande sœur russe. Ce qu'ils reprochent au père Bissarion, et aux quelques autres qui le suivent, c'est de vouloir entretenir des liens de quasi soumission avec le patriarcat russe.
Selon le père Dorofeï Dbar cela «vient du fait que le père Bissarion fait partie de cette génération qui a toujours dû demander à Moscou ce qu'il fallait faire. Il n'a aucune idée de la façon dont il faut mener notre Église». L'idée qui guide le jeune prêtre Dorofeï, qui a fait son séminaire à Moscou, est celle de la sauvegarde de l'identité abkhaze: «Ce qui est important en soi, c'est que les gens d'Abkhazie viennent de plus en plus nombreux à l'église. Et pour cela, il faut que nous puissions remplir cette mission dans notre langue, dans leur langue. Nous ne voulons pas l'indépendance de notre Église juste pour être indépendants.»
Un peu plus tôt, le 15 mai, à l'occasion d'une seconde assemblée populaire ecclésiastique en quelques semaines, les premières depuis 1917, rassemblements qui se sont déroulées à Novy Afon, les chefs de file de cette rébellion, Andreï Ampar et Dorofeï Dbar, avaient franchi le Rubicon et instauré un véritable schisme dans l'Éparchie abkhaze. A cette occasion, alors que 1.500 clercs et simples fidèles se seraient réunis ce jour là, le père Dorofeï est devenu le chef d'une «Sainte Métropole d'Abkhazie» créée ad hoc.
Il est intéressant de noter qu'à cette assemblée, outre les clercs et les fidèles, des personnalités civiles toutes animés d'un fort sentiment nationaliste ont affiché leur soutien, comme l'historien Stanislav Lakoba. Et c'est bien l'inquiétude suscitée par l'influence de la Russie, y compris dans le champ religieux, qui les a poussés à prendre la parole sous les fresques bleues de l'église du Nouvel Athos. Sur le terrain politique, rien que dans la dernière année, les tensions entre Soukhoumi et Moscou ont été nombreuses: délimitation de la frontière commune et revendication de 160 km_ de territoire abkhaze par la Russie, polémique à propos des manuels d'histoires de la république caucasienne, où est par exemple questionné le caractère «volontaire» du protectorat établi russe instauré en 1810, question de l'acquisition du droit de propriété pour des citoyens russes en Abkhazie.
Obtenir l'autocéphalie est une question épineuse. «D'ailleurs, ce n'est pas l'autocéphalie que nous demandons exactement pour le moment. Il nous faut d'abord établir un synode. Ensuite, oui, nous voulons l'autocéphalie. Cela prendra beaucoup de temps. Mais si les Géorgiens, les Russes, les Serbes ont leur église, pourquoi pas nous? Mais n'oublions pas que le but est de servir le peuple abkhaze. C'est pourquoi je parle toujours d'Église orthodoxe en Abkhazie, et non pas d'Abkhazie», nous a précisé le père Dorofeï Dbar.
Le problème clé de ces «indépendantistes» est relatif à la façon d'obtenir cette autocéphalie. Ils se heurtent aux principes canoniques des églises orthodoxes. La règle voudrait que l'Éparchie abkhaze reçoive son autonomie de la part de celle dont elle dépend officiellement. A savoir, le Patriarcat de Géorgie. C'est inenvisageable. Jamais l'Église orthodoxe autocéphale géorgienne n'acceptera de s'amputer d'une partie de son «territoire», elle qui veut à tout prix incarner la nation géorgienne, Abkhazie incluse. D'ailleurs, Ilia II, le catholicos patriarche géorgien, a récemment enrichi son titre, y adjoignant celui de «Métropolite de Pitsounda et Soukhoum-Abkhazeti». C'est donc un vrai casse-tête canonique pour ces «jeunes». En outre, le groupe n'a pas d'évêque: il commémore liturgiquement le Patriarche de Moscou.
Moscou ne veut pas reconnaître cette église comme le Kremlin a reconnu l'Etat abkhaze. «Les lois de l'Église ne permettent pas à un congrès clérico-laïc d'ériger de nouvelles métropoles, et encore moins des Églises autocéphales», a prévenu l'archiprêtre Nikolaï Balachov, chef adjoint du Département des relations extérieures du Patriarcat russe. Moscou craint de créer un précédent notamment avec l'Église orthodoxe autocéphale (autoproclamée) ukrainienne, une Église non-canonique. Elle est isolée car son autocéphalie n'est pas reconnue par les autres Églises formant la «Communion orthodoxe».
Pour l'heure, le chef de la «Sainte Métropole d'Abkhazie» a écrit aux représentants des églises orthodoxes du monde pour leur demander leur avis et les inviter à chercher une solution au problème des «indépendantistes» religieux abkhazes. Lors de l'assemblée du 15 mai, ces derniers ont aussi appelé à la mise en place d'une commission inter-orthodoxe présidée par un représentant du Patriarcat œcuménique de Constantinople pour décider du statut d'église de l'éparchie d'Abkhazie.
Régis Genté
15 mai 2011: Assemblée populaire ecclésiastique
http://asarkia.info/asarkia/index11.php?ELEMENT_ID=65
Voici un film de 6 mn réalisé par l'ONG «Telestudio Asarka», à Soukhoumi, à propos de l'Assemblée populaire ecclésiastique du 15 mai 2011.
Il s'ouvre sur l'arrivée des participants dans la cour du monastère du Nouvel Athos. Bientôt, nous les retrouvons à l'intérieur de l'église. «Nous voulions que le rassemblement se passe à l'intérieur de l'édifice, pour montrer que ce n'était pas une manifestation mais une assemblée populaire ecclésiastique», nous a expliqué le père Dorofeï Dbar. Les plans à l'intérieur de l'église montrent des drapeaux nationaux abkhazes, rayés de blanc et de vert.
Le père Dbar est le premier à prendre la parole. Il s'exprime d'abord en langue abkhaze. Le reste de l'assemblée se déroulera en russe. Ensuite, le père David prend soin de dire que les critiques entendues avant cette assemblée sont infondées, que ce «rassemblement n'est «pas non-canonique comme il a été dit» et qu'il n'est en rien «contre l'église orthodoxe russe».
Après lui, nous voyons s'exprimer trois personnalités de la société civile abkhaze(dans l'ordre le Poète et prosateur Denis Tchatchkhalia, l'historien et homme politique Stanislav Lakoba, le député et activiste des droits de l'homme Batal Kobakhia. Les trois peuvent être qualifiés de nationalistes abkhazes. Dans sa courte allocution, M. Lakoba dit par exemple que le chemin que prennent les «jeunes» (les prêtres de l'Éparchie abkhaze qui conduisent le mouvement) est le même que celui qu'a choisi Vladislav Ardzinba, le vénéré leader du mouvement séparatiste et nationaliste abkhaze et premier Président de la république une fois de facto indépendante (après 1993).
Dorofeï Dbar reprend la parole pour dire toute la détermination des animateurs du mouvement demandant l'autocéphalie de l'Eglise abkhaze. Il s'agit d'une «question de vie ou de mort», lance-t-il. S'ensuit le vote pour l'élection du père Dorofeï à la tête de la «Sainte Métropole d'Abkhazie» créée à l'occasion de cette assemblée. Dans un discours final, le prêtre rappelle que le chemin pour donner un statut et un évêque à l'Eglise abkhaze sera long et difficile.