Compagnon de route de longue date des Frères, conseiller, voire «théoricien» de ces derniers, engagé dans leurs diverses expressions politiques. Rafik Habib était membre du parti al-Wasat, un parti à référence musulmane formé en 1996 par un groupe de Frères musulmans et légalisé 15 ans plus tard. Il joua un rôle déterminant dans la rédaction du programme politique des Frères en 2007 où il se distingue par son conservatisme, notamment en proposant que le processus législatif soit placé sous la supervision d'un haut conseil d'ulémas, une proposition qui suscita l'ire des libéraux, mais aussi les critiques d'une bonne partie des Frères. Cette nomination consacre un cheminement de long terme auprès de l'islam politique égyptien, redoublé d'une influence croissante sur leur vision politique.
La relation entre Rafik Habib et le leadership les Frères n'est donc pas qu'instrumentale. Sa nomination à la direction politique du parti n'est pas mue par le seul besoin pour les Frères de trouver le copte de service et donner à faible coût des gages de citoyenneté. Elle est bien l'expression d'une vision partagée.
Pour comprendre les ressors profonds de la nomination de Habib, il faut donc se pencher sur le fond de sa pensée. Il avait donné, en octobre 2010, un long entretien à l'Institut Religioscope, singulièrement éclairant sur le cheminement intellectuel et les ressorts de l'engagement politique et religieux d'un intellectuel copte pro-islamiste au positionnement pas si paradoxal que cela.
La réflexion de Rafik Habib porte avant tout sur le devenir de l'État postcolonial et la sortie de l'autoritarisme dans la région. Cette sortie est par ailleurs indissociable d'une prise en compte du facteur religieux et identitaire. L'argumentaire est le suivant: le monde arabe a besoin d'une modernité politique endogène. Pour ce faire, il faut mettre en adéquation les régimes politiques et les valeurs centrales des sociétés de la région où domine le religieux.
D'un point de vue politique, il faut alors soutenir les mouvements qui portent en eux ce projet d'ajustement entre la dynamique de l'État et la culture des sociétés qu'ils régulent. Il en va de la légitimité de l'État, mais aussi du salut des chrétiens d'Orient.
C'est sur cette base que Rafik Habib soutient les Frères musulmans: ceux-ci ont, selon lui, le triple avantage d'être dans l'identitaire et la modération, tout en jouissant d'une formidable capacité de mobilisation dans l'ensemble des pays de la région. Ils portent donc en eux la possibilité de réconciliation entre la construction de l'État moderne et les sociétés qu'il encadre, et donc de résoudre le problème lancinant de la légitimité de l'État postcolonial, qui, trop centralisateur et laïcisant, s'est coupé de ses populations.
Réponse à la question de la légitimité de l'État moderne, l'islamisme modéré des Frères est par ailleurs le meilleur gage de protection des chrétiens d'Orient, car en tant que mouvement de renaissance d'inspiration religieuse, il est le rempart par excellence contre la grande menace qui plane sur les chrétiens d'Orient et d'ailleurs: non pas l'islamisation de la région, mais la sécularisation-occidentalisation du monde.
Au-delà l'illégitimité originelle de l'État postcolonial ... le salut par la reconquista identitaire
Habib est culturaliste: il part du postulat que les systèmes politiques doivent refléter les valeurs dominantes des sociétés qu'ils régulent. Plus le système politique se fonde sur les valeurs de la société, plus il est légitime. Et plus il est légitime, moins il est obligé de fonder son pouvoir sur la coercition. Or l'erreur de l'État moderne postcolonial a été de vouloir construire une modernité politique en dissonance par rapport aux valeurs sociales dominantes. En conséquence, l'État postcolonial souffrait dès le départ d'une illégitimité originelle mal compensée par une logique autoritaire qui ne faisait qu'amplifier cette légitimité absente.
Du coup, pour sortir des impasses des États modernisateurs et autoritaires, Il faut donc mettre les fondements de l'État en conformité avec les valeurs centrales des sociétés, qui sont conservatrices et dominées par la religion. C'est-à-dire, en règle majoritaire, par l'islam. C'est pour cela qu'il croit dans l'islamisme. Car, plus que tout autre mouvement, l'islamisme «incarne l'identité de la société égyptienne et des peuples arabes et islamiques et est porteur d'un projet de revivification de l'identité civilisationnelle sous forme d'un projet social, politique, et culturel complet».
Reste à trouver une expression acceptable de l'islamisme, qui soit un minimum ouverte aux composantes non musulmanes de la société. Or, depuis la seconde moitié des années 1980, remarque Habib, le discours de l'islam politique se met au diapason de son époque. Sous les auspices du guide suprême de l'époque, Omar al-Tilmissani, puis de l'influence intellectuelle de compagnons de route des Frères comme Tariq al-Bishri, Mohamed Salim al-Awa, Mohamed 'Emara, Youssef al-Qaradawi ou Fahmi Huwaidi, le discours des Frères a réalisé des progrès substantiels dans des questions comme les minorités, les femmes ou la citoyenneté. Le progrès a été officialisé dans un communiqué à ce sujet publié en 1994: «l'appel à la population» - al-bayan li-l-nâs - fait figure de charte fondatrice de la nouvelle vision politique des Frères musulmans en Égypte et ailleurs.
Pour Rafik Habib, cette mutation substantielle du discours islamiste rend ce dernier attractif. Car elle «reformulait les grandes problématiques du politique dans un cadre cognitif contemporain, s'inspirant des conceptions politiques dominantes, notamment occidentales, mais en les déconstruisant en retenant ce qui convenait et en l'articulant au système de pensée de la civilisation islamique». En effet, «au moment où l'Occident commençait à parler d'État de droit, de démocratie, de droits de l'homme, il était important de produire de nouveaux concepts pour un discours politique en concordance avec son temps».
Mais, vu que «les fondements de la culture islamique sont différents de ceux de la culture occidentale», il faut alors procéder à un filtrage, qu'il appelle une «opération de civilisation» - 'amaliyya hadâriyya. La notion de droits de l'homme, fondée sur l'idée de droit en Occident, doit ainsi impérativement être passée au prisme des conceptions dominantes dans les sociétés «orientales», car, dans une société aux normes adossées à la notion de devoir, le thème des droits de l'homme entendu comme droits des personnes face aux collectifs devient alors cognitivement inaudible: «Car, dans la conception propre à la référence islamique, ce sont les droits de la communauté musulmane - al-Umma - qui priment, suivit par les droits des collectifs, puis les droits de la famille, puis les droits de l'individu.»
Soucieux d'étayer sa vision par une démarche politique, Habib rejoint, en 1996, le parti al-Wasat, première plateforme représentant le projet des Frères musulmans.
Créé par des Frères entrés en dissidence avec leur organisation peu après leur première tentative de création de parti, le Wasat cristallisait de manière complète et programmatique l'ouverture du discours des Frères réalisée depuis la seconde partie des années 1980 et avait de quoi rassurer un non musulman. La référence à l'islam dans le programme du parti était en effet inclusive et non programmatique. Elle renvoyait à la culture plus qu'à la religion et n'avait pas de contenu à proprement parler religieux qui serait discriminant pour un non-musulman. La sharia était pensée en termes de valeurs et non de normes juridiques, la démocratie se passait d'épithète et évitait les circonvolutions du genre «démocratie islamique» ou «démocratie en conformité avec les valeurs de la sharia».
Rafik Habib quitta le parti à la publication du troisième programme du parti en 2004, lorsqu'il se rendit compte qu'il commençait à évoluer dans une direction contraire au grand projet conservateur-identitaire auquel tient le penseur évangélique, le plaçant ainsi devant une contradiction de fond. Il lui reprochait de ne pas faire référence à la sharia, de ne pas mentionner le caractère islamique de la société, de se référer de manière trop exclusive à la question de l'État nation où l'identité nationale surplombe les identités islamique et arabe. Bref, de n'être plus assez islamique et de se mettre, ce faisant, dans une position intenable: défendre simultanément un modèle politique occidental et une société édifiée selon un modèle islamique.
Soucieux d'ancrage local, Rafik Habib croit pourtant en la démocratie. Mais il y croit sélectivement. Il pense que la démocratie est une source d'inspiration, mais qu'il faut se livrer, pour rendre la démocratie acceptable - et légitime -, à une sérieuse opération de tri. Car il n'y a pas de démocratie purement technique, selon lui. Toute institution, tout instrument est porteur et producteur de valeurs. Il faut donc prendre soin, lors de tout emprunt de concepts, d'instruments ou de techniques politiques occidentales, de se les réapproprier en leur donnant un sens islamique. C'est bien le problème du Wasat, qui «a cru que, dans le domaine politique, il était possible de reprendre les instruments et les méthodes occidentales telles quelles avec les valeurs qu'elles portent en elles». Or cela peut placer le projet politique en porte à faux vis-à-vis de la culture intuitive de la population.
Parce qu'il est culturaliste, Rafik Habib est un puriste. Il se méfie des syncrétismes, car le syncrétisme est susceptible d'engendrer dissonances cognitives et contradictions. De manière lucide, il voit bien que l'islamisme, tout obsédé d'identité qu'il puisse être par ailleurs, peut devenir à son insu un puissant vecteur d'acculturation si la logique politique - toujours plus innervée de l'intérieur d'une grammaire démocratique -en vient à s'imposer sur la logique religieuse. Il redoute particulièrement que l'acceptation progressive du cadre de l'État-nation n'en vienne à nier la seule véritable identité politique culturellement porteuse, la référence à la Umma. Conçu comme culturellement homogène, le monde arabo-musulman devrait donc logiquement être structuré politique dans un cadre unique. L'État se définit en termes identitaires, et l'identité en termes religieux. Le salut est alors logiquement dans l'État islamique, compris comme dépassement de l'État nation.
Sans qu'il y fasse référence, l'horizon du califat se profile au bout de cette ligne rhétorique, car toutes les entités politiques inférieures sont suspectes, à commencer par l'État nation qui, pour Habib, «est un danger pour le projet islamiste. Il est fondé sur des considérations matérielles - la nation, les frontières, la race - et non sur des considérations morales qui pensent la communion des valeurs avant de penser l'unité du territoire ou de l'ethnie souvent sources de rejet et d'exclusion. Or les populations arabo-musulmanes sont unies par des valeurs civilisationnelles qui dépassent le bornage des États nations et les clivages confessionnels. En cela, le projet islamique est donc ontologiquement contradictoire avec l'État nation, même s'il peut l'accepter dans un premier temps comme réalité politique de transition devant mener à terme à la réalisation de l'idéal ultime: l'État islamique.»
Deux raisons plus spécifiques le poussent alors à défendre l'État islamique: un souci de croyant en quête de protection pour le christianisme d'abord; une pensée démocratique et antiautoritaire ensuite.
L'État islamique, terre nourricière pour le christianisme d'Orient et d'ailleurs
La défense de l'islamisme, pour Rafik Habib, s'inscrit d'abord dans une position croyante. Il se soucie du destin des chrétiens d'Orient et du christianisme tout court. Pour lui, en tant que chrétien, le danger primordial est la sécularisation du monde, menée de manière volontaire par un Occident impérialiste tant militairement que culturellement. La solution pour les chrétiens d'Orient et d'ailleurs est un «modèle culturel religieux conservateur favorable à l'expression de la foi et sans compromis avec la culture occidentale sécularisante».
«Le modèle oriental religieux-conservateur dominant dans la région est le modèle comportemental, mental et normatif qui fournit concepts et principes également aux chrétiens: la famille, par exemple correspond - pour les uns et les autres - à une entité religieuse et non la rencontre dans un cadre légal de deux volontés.» Il n'existe donc pas, pour lui, de vision sécularisée de la famille dans l'ensemble du monde arabo-musulman; ce qui domine, c'est «un modèle égyptien arabo-islamique profondément articulé avec l'identité islamique, car celle-ci fournit les valeurs surplombantes - al-qiam al-uliyya - qui infusent tous les autres niveaux identitaires».
Or, les chrétiens ont besoin d'Orient, terre nourricière sans laquelle ils sont voué à l'anéantissement anthropologique, ancré dans - et protégé par - l'islam: «Le modèle que suit le chrétien est identique au modèle islamique. En conséquence, l'idée de protéger les chrétiens en les extrayant de cette identité orientale conservatrice religieuse qui fonde le modèle arabe-islamique pour les replacer dans une identité égyptienne purement laïque, cela revient à détruire leur mode de vie.»
C'est donc non seulement l'islam, mais bien l'islamisme qui est alors la planche de salut. Le raisonnement est le suivant et part de ce constat: le monde devient toujours plus laïc. La laïcité est d'émanation occidentale. Toutes les religions en sont victimes. Cette laïcité s'étend et le seul univers culturel qui résiste est le monde musulman, notamment grâce aux mouvements de rappel de la référence religieuse comme les Frères musulmans. Pour sauver les chrétiens d'Orient, et avec eux le christianisme dans son ensemble (car le christianisme d'Orient est le christianisme original), il faut donc défendre la spécificité du monde musulman pour s'assurer de son étanchéité face à l'univers culturel occidental sécularisant: «Le christianisme oriental est le christianisme originel. Le christianisme est parti de Palestine, et je ne peux m'imaginer que cette région, qui a donné naissance au christianisme puisse un jour s'en passer. S'il disparaissait ici, il aurait toutes les chances de s'effacer de la carte du globe. Ainsi, pour protéger le christianisme dans son ensemble, et pour protéger l'Église et les chrétiens d'Égypte, il faut que l'identité de ce pays reste islamique et non laïque.» Et pour cela, il convient donc, d'un point de vue chrétien, de s'allier avec les mouvements de renaissance identitaire - fussent-ils islamistes et, de préférence, aux plus influents d'entre eux, les Frères musulmans.
De la crise de légitimité de l'État à son islamisation comme forme de sortie de l'autoritarisme
La seconde raison pour laquelle Habib défend un modèle identitaire islamique du politique réside dans son souci de la légitimité de l'État et sa volonté de s'émanciper du modèle autoritaire dominant dans le monde musulman postcolonial. Pour lui, l'État contemporain souffre d'un problème de légitimité, fruit de son incomplétude d'un point de vue religieux. L'État contemporain est certes laïc, mais il n'a pu laïciser d'autres champs que le politique. Il n'a donc aucune capacité d'intervention dans la société: «L'État ne peut intervenir dans les affaires de famille, quelles que soient les lois en vigueur, chartes des droits de l'homme ou de la femme.»
Le système juridique souffre donc d'une illégitimité consubstantielle à la nature même de l'État, laïc, qui tente - mal - de réguler une société religieuse. Alors, pour résorber la tension entre État laïc et société religieuse, de deux choses l'une, soit on islamise l'État, soit on sécularise la société. La sécularisation de la société ayant échoué, reste l'islamisation de l'État, seul moyen pour résoudre la crise de l'illégitimité de l'État. Or, résoudre la crise de légitimité de l'État c'est aussi résoudre la question de l'autoritarisme. En effet, l'illégitimité produit de l'autoritarisme, car l'État laïc postcolonial, en raison de la dissonance entre la norme juridique de l'État et la norme socio-culturelle fondée sur le religieux, est contraint d'appliquer la première par la force. Réciproquement, «si l'État obéit à la religion, alors les gens vont obéir à l'État», disait-il. C'est donc la sharia qui peut restaurer l'harmonie des rapports entre État et société, vu qu'un État qui ne se construit pas sur le religieux sera de facto aliéné d'une population pieuse. Il faut donc mettre l'ordre étatique de la norme juridique en conformité avec l'ordre culturel et social qui repose avant tout sur les valeurs religieuses.
Dans l'esprit de Rafiq Habib, l'autonomisation de la logique politique et nationale par la sécularisation porte donc en germe moins les garanties d'une modernisation que le risque d'un sursaut autoritaire: «La conception islamique du pouvoir a l'avantage de se construire sur différentes sources de pouvoir alors que les projets laïcs sécularisants sont des projets qui tendent à confondre et fusionner sécurité nationale, sécularité de l'État produisant un effet de concentration des pouvoirs susceptible de produire un surplus d'autoritarisme.»
Le projet de renaissance islamique à laquelle il aspire doit donc dépasser et non seulement restructurer la réalité de l'État nation, source toujours possible, au pire, de l'autoritarisme de pouvoirs «totaux» tendant à la concentration et non à la dispersion des sources de pouvoir.
En ce sens, la vision de l'État de Habib est véritablement antiautoritaire, et libérale au sens moderne du terme. L'État n'est plus, comme dans le paradigme de la modernisation, une force structurante amenée à réformer la société par le haut, mais un corps émanant de cette société dont il défend les acquis sans vouloir en bouleverser les formes et les structures. L'État islamique, comme État faible, c'est la protection contre les abus de pouvoir que facilitent les idéologies laïques, car elles concentrent les pouvoirs là où l'État islamique tend à les dissocier.
Pour réaliser l'État islamique, il ne s'agit donc pas d'imposer un ordre religieux de manière autoritaire et par le haut à l'iranienne, que de restituer à la société son autonomie et ses institutions. L'État islamique, ou le «projet islamique», est donc un État-délégué, mandaté par le peuple et révocable par le peuple, peu puissant, peu interventionniste, qui encadre et stimule une société qui est, elle, en revanche forte et structurée autour de sources de pouvoir multiples. Le projet islamique passe ainsi avant tout par un renforcement maximal des pouvoirs locaux et de toutes les logiques de décentralisation: il se doit d'encourager le développement des syndicats et ordres professionnels ainsi que de toute autre forme de corps intermédiaires, il devrait annuler le décret de mise sous tutelle étatique de l'université d'al-Azhar et restituer au ministère des biens de mainmorte une partie de ses ressources.
Pour Habib, la réalisation de l'État islamique passera par une phase intermédiaire de sortie du despotisme, de déconstruction de l'autoritarisme et de démocratisation. L'État restera, pour quelques années encore, relativement laïc et inscrit dans le cadre de l'État-nation. Puis, progressivement, en rabattant progressivement l'État-nation postautoritaire sur les valeurs de la société, ce dernier va, lentement, se transformer en État islamique ayant dépassé le côté fragmentaire de l'État nation pour offrir un cadre unique épousant les seules vraies frontières qui comptent à ces yeux, à savoir l'espace géographique où dominent les normes et valeurs arabo-musulmanes.
De la reconquista identitaire à la restauration autoritaire
Pour Habib, c'est le rapport à l'identitaire qui est l'alpha et l'oméga de la bonne gouvernance en terre d'islam. Et les partis se revendiquant de l'héritage intellectuel des Frères musulmans sont les meilleurs mouvements de réveil identitaire dans la région. Mais les mouvements islamistes sont des mouvements politiques. Et le risque est que le politique n'en vienne à dominer le religieux et donc que ces mouvements ne se transforment malgré eux en agents involontaires de la sécularisation, comme l'AKP turc, «parti laïc créé par des islamistes».
Il redoute, comme pour l'AKP, ce qu'il qualifie «d'islamité partielle», soit «l'acceptation du sécularisme dans la sphère politique et son refus dans la sphère sociale». C'est son reproche principal adressé au Wasat égyptien dans sa version actuelle (c'est d'ailleurs largement fondé: voir sur le Wasat comme vecteur d'extraversion culturelle un compte rendu publié en 2002 par Religioscope), à des penseurs comme Hassan Tourabi, Rashed Ghanouchi.
Il faut donc se méfier des tendances modernisatrices démocratisantes au sein des Frères, car ce sont des tendances de sécularisation. Pour ce faire, il faut donc soutenir les conservateurs chez les Frères: sans surprise, Habib exaspère les opposants au sein de la confrérie. Ainsi, pour Ibrahim al-Zaafarani, ancien membre du conseil de la Shura des Frères, Habib est en réalité un agent du renfermement et de la radicalisation des Frères plaidant en faveur «d'opinions islamiques radicales, prônant le raidissement et l'isolement des Frères, l'éloignant de toute plateforme stratégique partagée avec les autres forces dans la société, redoutant que l'islam ne s'occidentalise, redoutant l'occidentalisation de l'islam» (al-Masry al-Youm, 31 juillet 2010).
D'autres, comme l'ancien cadre des Frères à Alexandrie, Haytham Abou Khalil, lui reprochent d'avoir perdu son sens de l'objectivité et de soutenir les positions du camp conservateur des Frères, de passer sous silence la manière douteuse dont s'étaient déroulées les dernières élections du Bureau de la guidance, de ne pas prendre en compte les voix critiques dans le mouvement et de favoriser une concentration des pouvoirs au sein du Bureau de la guidance (Bir Masr, 24 juillet 2010).
Entre Habib et le leadership conservateur des Frères, il y a donc plus qu'une dynamique d'instrumentalisation réciproque. S'il a été promu à cette position, c'est en raison de son influence profonde sur la vision politique des Frères, et du courant conservateur en particulier, dont il confirme les thèses.
La nomination de Rafik Habib à la vice-présidence du parti de la Justice et de la Liberté s'inscrit dans un contexte d'exacerbation des rapports de force entre Frères: mise au pas des voix critiques au sein des jeunesses des Frères depuis 2008 (apparition des blogueurs islamistes critiques), et à nouveau après la révolution (mise à l'écart des jeunes Frères engagés dans les coalitions de défense de la révolution), effacement politique du courant réformiste au sein des Frères à travers la démission de certains cadres (Ibrahim al-Zaafarani, Haytham Abou Khalil), mise en veilleuse des activités d'autres (Khaled Daoud, Amr Abou Khalil), ou encore ouverture d'un rapport de force face à des voix estimées dissidentes (Abdelmeneim Abou al-Foutouh), le tout sur fond de création d'un parti sous contrôle du leadership conservateur du Bureau de la guidance (le leadership du parti a été élu par le conseil de la Shura des Frères, dominé par les conservateurs).
La nomination de Rafik Habib n'est pas étrangère à ce contexte. Le penseur protestant copte, par souci identitaire, par purisme idéologique et parce qu'il est rétif au mélange avec les idéologies importées, soutient les idées du camp des conservateurs: il se méfie du Wasat dans sa nouvelle mouture, de l'ouverture conceptuelle trop affirmée sur la référence démocratique, se méfie de l'État-nation, bref, se situe, pour des raisons qui lui sont propres (un tropisme culturaliste bien affirmé) dans la ligne des conservateurs de la confrérie qui le suivent, eux, par adhésion à un projet idéologique. Sa nomination signe bel et bien la communion improbable - mais durable - entre un copte croyant et soucieux de l'avenir de sa communauté, et une vieille garde en quête d'intellectuels capables de théoriser en termes nouveaux leur positionnement identitaire et religio-centré plus que jamais remis en cause par une logique beaucoup plus politique, qui voudrait voir les Frères se normaliser en parti de gouvernement conservateur et pragmatique ayant troqué les grands slogans pour une Realpolitik gestionnaire à l'instar de l'AKP turc.
En clair, la nomination de Habib est autant un gage d'ouverture aux coptes qu'un bon coup politique des conservateurs pour parachever un scénario de restauration autoritaire qui les voit ré établir leur domination sur les différentes forces qui, de l'intérieur, voulaient une réforme en profondeur de l'organisation, prônant une organisation plus transparente, une séparation plus forte entre le parti et l'organisation, une acceptation plus franche de la notion de citoyenneté, etc.
La révolution avait donné l'espoir, notamment aux jeunes Frères mobilisés dans la rue durant le soulèvement et dont certains étaient très critiques par rapport au fonctionnement de leur organisation. Mais les modalités de la création du parti, ainsi que la nomination de Habib ont fermé les quelques semaines de parenthèse heureuse pour ceux qui, de l'intérieur des Frères, rêvaient que le souffle révolutionnaire en arrive à dépoussiérer quelque peu le fonctionnement de leur organisation.
Patrick Haenni
27.6.2011, 23h50: modification d’un adjectif dans le titre de l’article.