Norédine Allam et Greg Blandin, les jeunes auteurs du Muslim'show, ont ouvert une nouvelle voie d'expression pour l'islam francophone avec ce premier album. Chaque page croque une scène sous le signe de l'humour, avec des situations parfois cocasses, d'autres farfelues et d'autres encore morales. La BD est un suivi du musulman dans les tribulations ordinaires de ce mois hors de l'ordinaire. L'ouverture de l'album sur les débats et conflits au sujet du début exact de ramadan est emblématique. La première page se termine par: «en 2012 ça tombera un vendredi 13!» «...répète un peu!» Ramadan, la fête qui unit soulignent les auteurs en forme de clin d'œil.
Certaines histoires sont tendres et empathiques. Une fille travaille dans un bureau et tous ses collègues viennent un à un lui souhaiter bonne chance pour ramadan, lui dire comme c'est bien et qu'ils devraient prendre exemple sur elle. Forte de ces témoignages d'estime, elle trouve finalement le courage: elle se couvre d'un hijab ce qui ne manque pas de provoquer l'ire de ses collègues. D'autres pages dénoncent la ségrégation, comme ces deux jeunes qui se font arrêter par la police en possession d'une boulette d'alu. Les policiers la sniffent en pensant que c'est de la marocaine. Après contrôle, il s'avère que c'était une datte (une tunisienne!) que l'un des jeunes planquait comme encas dans son pantalon.
L'album rassemble par contre quelques histoires impitoyables face aux incompréhensions et mauvaises interprétations des non musulmans. Il y a par exemple l'histoire de ce collègue de travail qui fait ramadan pour accompagner son compère et ressort complètement offusqué en voyant son ami au robinet de la salle de bain, le croyant en train de boire alors qu'il accomplissait simplement ses ablutions rituelles. Ces gags ne sont pas hors du commun, mais l'originalité de l'album réside dans le fait que les auteurs parviennent à faire rire de situations quotidiennes. On y parle de faim, d'envie, de visions de nourriture, de convoitises diverses, de mode, etc. des histoires traitant autant de problématiques rencontrées par des femmes que par des hommes de la communauté musulmane. Son succès est assuré par le fait que, sans être trop moral, l'humour ne passe jamais la ligne rouge de l'irrespect (religieux).
Comme le présente Oumma.com, ce recueil est «un album tous publics, qui s'adresse aux musulmans comme aux non-musulmans, et qui a trouvé la meilleure des armes pour lutter contre les préjugés et l'intolérance: le rire!». Il livre en effet une perspective musulmane simple de la réalité concrètement vécue. Il permet non seulement d'amuser les musulmans qui sauront se reconnaître ci ou là, mais également de sensibiliser les personnes qui ne connaissent pas les joies insoupçonnées de ce mois sacré.
L'arrivée d'un tel album (ainsi que de strips quotidiens sur le site précité) est un événement qui ne laisse pas l'observateur du religieux insensible. Serait-ce un signe de banalisation culturelle de l'Islam ou plutôt une forme de prosélytisme «light»?
Au fond, ni l'un ni l'autre, mais plutôt un produit de son temps. Cet ouvrage est premièrement un fruit logique des changements apparus dans le monde de la bande dessinée ces dernières années. Deuxièmement, cet album s'inscrit dans une nouvelle tendance post 11 septembre, à savoir la dérision musulmane.
Le religieux dans la bande dessinée
Après une crise du mode de la bande dessinée à la fin des années 1980 (Dargaud se trouve presque ruiné avec la perte de ses droits sur Astérix, magazines BD en faillites, etc.), de nouvelles maisons d'éditions émergent pour renouveler le genre de fond en comble. C'en est fini des simples histoires d'aventures en 45 pages ou des albums avec des dessins léchés, certes, mais sans trop de recherche scénaristique. Tous les genres sont revisités par un souffle nouveau, audacieux et surtout cherchant à percuter le lecteur contemporain. De nouveaux champs sont défrichés pour élargir le marché qui s'amenuise.
La maison d'édition L'Association est une des premières pousses. Cette petite structure parisienne alternative va, avec ses histoires en noir et blanc, intéresser un public intellectuel, normalement réticent à la bande dessinée. Elle introduit en francophonie le genre autobiographique, jusqu'alors cantonné à l'underground américain, permettant du coup à de nombreux nouveaux auteurs de s'exprimer comme Marjane Satrapi avec son fameux Persepolis. Une autre maison qui a incité au renouvellement de la BD est la fabrique Delcourt. Ancien rédacteur en chef de Pilote (le journal mythique de Dargaud, fondé par Goscinny) au chômage (puisque le journal est en faillite), Guy Delcourt se lance alors dans la traduction d'œuvres majeures américaines et le recrutement de jeunes auteurs jamais édités créatifs et ingénieux.
Avec ces nouvelles pousses éditoriales, un tabou est rompu. On ose alors aborder traiter de thèmes plus intellectuels dans la bande dessinée. Cela permettra notamment à Dargaud de se renouveler et de rebondir. Le culturel «world», l'homosexualité, la souffrance et les croyances font également partie du lot. Avec la maison Glénat, l'art séquentiel a même été un précurseur de la vague populaire pour le genre ésotérique à la Da Vinci Code, notamment avec le succès éditorial du Décalogue, qui conte l'histoire d'un mystérieux livre Nahik, supposé contenir les dernières volontés du prophète Mahomet avec une sourate restée secrète. Ces séries ont permis d'élargir l'intérêt pour le religieux et d'ouvrir la voie à la mise en album de bande dessinée des grands mythes fondateurs (Gilgamesh, Genèse...) et de traiter avec humour des sujets comme le religieux. Car un des traits majeurs de la bande dessinée est bien l'humour. Maintenant qu'il ose affronter le religieux avec des albums comme Dieu n'a pas réponse à tout (Dargaud), Dieu en personne (Delcourt), Le Voyage des Pères (Paquet), elle témoigne avec Le mois sacré du Ramadan (BDouin) qu'humour peut rimer avec finesse, bienveillance et intelligence.
La dérision musulmane post 11 septembre
Cette bande dessinée s'inscrit également dans un nouveau genre: la dérision musulmane. Fille des incompréhensions exacerbées par le contexte post 11 septembre, la dérision musulmane est une forme de communication à double détente qui vise autant les préjugés idéologiques (voire raciaux) projetés sur l'islam et les musulmans que les dérives bigotes et/ou radicales traversant l'espace musulman en Occident comme ailleurs.
L'humour musulman se développe d'abord aux Etats-Unis et au Canada, avec les productions anglo-saxonnes tournant en dérision les perceptions radicalisées sur les Musulmans: Allah made me funny ou le Axis of Evil Comedy Tour, ou encore les séries «multiethniques» comme The little mosque on the prairie. En France, la dérision musulmane arrive avec la série Islam School Welkoum, produite par Saphir News, qui narre la galère de trois musulmans français s'étant mis en tête de devenir de bons musulmans par un voyage au Maroc où ils tombent sur un imam tartuffe et un peu escroc qui ne fera que rajouter à l'ampleur de leur désarroi identitaire.
L'humour constitue ici une certaine forme de réponse inclusive fondée sur des stratégies de normalisation de l'identité musulmane. Le site A part ça tout va bien, producteur de la série Islam School, explique ainsi la cause qui motive ce qu'il appelle la «comédie islamique»: «à l'heure du repli communautaire d'un côté et de l'islamophobie de l'autre, nous voulons à travers des films de comédie faire le lien entre des mondes qui s'éloignent et qui pourtant devront apprendre à vivre ensemble._Rétablir le dialogue, détendre les esprits pour faire du "choc des civilisations" une farce plutôt qu'un drame, telle est l'ambition de tous les comédiens et artistes qui participent à ce site». Pour d'autres, l'humour qui permet de rire autant que soit que de ses voisins contient également des visées pédagogiques. En se moquant du musulman qui ne pratique que lors du ramadan, la maison des éditions du BDouin défent un art engagé à «promouvoir les valeurs de l'Islam à travers la culture et le divertissement et le savoir».
Avec le Muslim'show, l'humour musulman investit le champ du 9e art. Nouvelle stratégie de communication islamique? Certes, mais celle-ci n'est pas enfermée dans un carcan communautaire étroit. Non seulement elle vise le musulman comme le non musulman, mais elle parvient de surcroît à passer par les grands éditeurs, comme Dargaud, premier éditeur en France, car elle est étroitement liée à l'évolution du monde de la bande dessinée qui lui offre un terrain particulièrement favorable. Si le genre n'a pas signé un «contrat avec Dieu», pour reprendre un titre culte de la BD, il a fait un pacte avec son public qui doit s'élargir. L'album d'Allam et Blandin est donc un témoin de son époque. Elle naît d'un carrefour entre d'une part, une nouvelle stratégie de communication musulmane et d'autre part d'une évolution de la bande dessinée qui, en recherche continuelle de nouveaux marchés, a muri pour permettre aussi la diffusion en masse d'albums à contenu religieux.
Reste à savoir si cet album, finalement assez peu inventif sur le plan narratif et graphique, sinon par le thème traité, préfigure une nouvelle vague d'art, une stratégie forte d'expression des rites et croyances musulmanes ou restera une comète pleine d'humour venant signer quotidiennement ramadan de 2010. En attendant, l'humour de Muslim'show est bon à se mettre sous la dent en guise de datte.
Christophe Monnot
Muslim’show: le mois sacré du Ramadan, tome 1, par Allam et Blondin, BDouin éditions, distribution Dargaud, 2010.
Site de BDouin Editions: www.bdouin.com
Présentation sur le site Oumma.com: www.oumma.com/MUSLIM-SHOW-la-1ere-BD-musulmane