Ce n'est pas la première fois que la Vierge apparait aux yeux des Egyptiens. Des «visites» de moindre ampleur (mais à l'impact durable) avaient déjà eu lieu en 1968 dans l'église de Zeitoun, au Caire, puis dans un monastère en 1979, puis en Haute Egypte, à Edfu, en 1982, et ensuite de manière récurrente dès les années 1980 dans les régions à forte concentration copte en Haute Egypte, en 1988, puis à nouveau en 1997 et en 1998. Aucune de ces apparitions n'a pourtant connu le retentissement médiatique des apparitions de ces derniers mois.
L'affaire a commencé la nuit du 10 décembre 2009. Des dizaines de milliers d'Egyptiens envahissent les rues du Caire, suite à des rumeurs insistantes d'apparitions de la Vierge dans plusieurs quartiers du Grand Caire. Les vidéos postées sur YouTube montrent le phénomène dans l'église de la Vierge Marie, dans le quartier populaire de Waraq, au sud ouest du Caire. Des apparitions du même ordre se produisent simultanément à Minia et à Asiout ainsi que dans divers autres endroits du sud égyptien. Fait marquant: ces manifestations ne se limitent pas aux chrétiens d'Egypte, les coptes, mais impliquent également un certain nombre de musulmans.
C'est devant l'église de la Vierge dans le quartier de Choubra, au centre du Caire, qu'apparait la Vierge de la façon la plus traçable: des milliers de personnes s'y rassemblèrent cette nuit-là, encadrées de près par les forces de la Sécurité centrale. De leur côté, les vendeurs de fèves et autres loueurs de balançoires donnèrent vite au rassemblement un air de fête foraine.
Dans d'autres hauts lieux coptes, comme l'église de Butuman Bay dans le quartier de Zeitoun ou à l'église de la Vierge de Choubra al-Kheima, d'autres manifestants se réunirent aussi par milliers, en attente d'autres apparitions et en s'échangeant via Bluetooth des films montrant de la lumière dans le ciel interprétée comme étant le signe de l'apparition de la Vierge.
C'est avant tout la «Vierge de la Lumière» qui s'est manifestée en ces temps d'effervescence auprès des croyants égyptiens tant musulmans que chrétiens: debout, revêtue d'habits blancs, d'une ceinture bleue et d'un foulard vert sur la tête, accompagnée d'une colombe de lumière, ou plus simplement sous la forme d'une colombe blanche lévitant au-dessus des coupoles des différentes églises où elle fut vue.
Cette description est celle de la mémoire tant populaire qu'officielle. C'est en ces termes que l'a décrite le père Theodosios en rapportant les apparitions qui ont eu lieu à l'église de Warraq dans la circonscription de Giza à l'ouest du Caire le 11 décembre 2009. Il donna d'ailleurs une description par le menu: une couronne sur la tête, surmontée des croix de la coupole de l'Eglise dont jaillissent des flux de lumière, une colombe de lumière volant durant la nuit de manière irrégulière et une étoile lumineuse devenant tout à coup visible puis disparaissant en provoquant les cris de la foule enthousiaste. La scène se déroula, toujours selon le père Theodosios, devant 3.000 personnes à une heure du matin et constitue «un grand bienfait - baraka - pour l'Eglise et le peuple égyptien».
Les apparitions interprétées
En majorité chrétiens, ces différents rassemblements comptaient pourtant une part non négligeables de musulmans dans leurs rangs. Cette réunion des communautés survenait peu après les attaques contre des chrétiens à Naga' Hamadi en Haute Egypte. Elle suscita donc une forte mobilisation de discours nationalistes tant du côté des Eglises que de l'Etat. Cet événement, irréductible à ses seules instrumentalisations politiques s'inscrit dans la trajectoire profondément politique des apparitions de la Vierge dans l'histoire récente de l'Egypte, et en particulier de son apparition en août 1968.
Dans les rangs petit peuple : la Vierge comme sauveur pour tous
Dans les témoignages récoltés, la Vierge fait avant tout figure de sauveur en tant de crise, tant pour les musulmans que pour les chrétiens. Un mécanicien musulman proche de l'église de la Vierge Marie à Warraq considère ainsi la vierge comme un potentiel sauveur qui a fourni, par son histoire, des gages d'arabité : «je voudrais tant qu'une personne parmi les Justes vienne nous soutenir dans notre douleur. Les gens sont épuisés. Et d'ailleurs, Marie a vécu en Palestine et son pays était pour elle une priorité. Elle est donc irréprochable».
D'ailleurs, chez les coptes, on la présente souvent comme «la mère des humbles» (Oum al-Ghalâba), à laquelle il est possible de présenter ses doléances, un peu sur le mode du rôle social que joue pour les musulmans Sayyeda Zeinab, la petite-fille du Prophète, porteuse elle aussi de cette baraka dont les pauvres plus que d'autres ont besoin et dont, dit-on le regard se laisse encore entrevoir du fond de son tombeau.
L'Eglise copte entre fraternité islamo-chrétienne et rivalités interconfessionnelles
Du point de vue officiel, le communiqué publié par la revue de l'Eglise copte orthodoxe al-Karaza interpréta les apparitions comme la preuve de l'amour de la Vierge pour l'Egypte et pour le pape Chenouda III, apportant à ce dernier une marque de soutien alors qu'il se trouve sérieusement malade.
Le pape Chenouda III, primat de l'Eglise copte orthodoxe a affirmé lors de l'un de ses sermons hebdomadaires que les visites de la vierge en Egypte étaient avant tout motivée par son amour pour le pays qu'elle a connu pour l'avoir visité lors de l'enfance du Christ: «quand le pays lui manque, de temps à autre, alors elle s'y rend pour une visite». Il ne manque pas de rappeler au passage que «nos frères musulmans l'ont même vue avant les chrétiens», qu'ils «reconnaissent son héroïsme» et la «révèrent et l'aiment autant sinon plus que certains protestants chrétiens». (Le communiqué publié dans al-Karaza souligna que la Vierge était venue non seulement pour réconforter le primat à l'heure de sa maladie, mais aussi «pour soutenir l'Eglise orthodoxe face à la pénétration protestante» dans le milieu copte égyptien.)
Chenouda continua en rappelant qu'il existe un Au-delà fait de lumière, à l'image de la Vierge Marie, aussi appelée «la Mère de la Lumière», et que cette lumière «se déploie sur toute âme humaine».
Pour le pape, développant son discours dans un imaginaire consensuel (à l'exception de la critique contre les protestants), la Vierge est donc universelle, accessible à toute personne qui veut bien croire à son existence : visible aux gens simples, elle ne l'est pas aux esprits torturés, elle se rendra en retour invisible à ceux qui ne croient pas en elle.
La référence à la Vierge devenait donc à la fois gage d'ancrage du christianisme dans le récit national égyptien et répertoire religieux partagé mobilisé alors que l'Egypte sort tout juste de troubles confessionnels particulièrement violents. (Un soldat et six chrétiens ont perdu la vie suite à des échauffourées avec des musulmans après la célébration de la messe copte le 7 anvier dans le village de Naga' Hamady en Haute-Egypte; ces meurtres ont déclenché une série de manifestations coptes dans le pays, certaines appelant à l'occasion à la chute du président Moubarak.)
L'Etat, la Vierge et l'unité nationale
Ce sont sans surprise les politiques qui ont le plus forcé sur la dimension nationaliste des apparitions. Ainsi, pour le ministre de l'Intérieur, Habib al-Adly, qui s'exprimait à ce propos sur l'une des chaines de la télévision d'Etat, les apparitions de la Vierge en plein coeur du Caire au vu et au su de tous, chrétiens et musulmans, indique bien à qui pourrait en douter que «il n'y a pas de place en Egypte pour les tensions religieuses et les conflits à base confessionnelle».
Ces citations ne sont d'ailleurs pas sans rappeler la visite que, à l'époque, Jamal Abdel Nasser avait rendue à l'église de la Vierge Marie dans le quartier de Zeitoun au Nord du Caire, visite à l'occasion de laquelle il affirma avoir vu, lui et sa famille, la Vierge apparaître sur l'une des coupoles de l'Eglise.
Youssef Ramez
Traduction et adaptation en français par Patrick Haenni, Institut Religioscope.