Contrairement à ce que l'on pense souvent, le minaret n'a pas toujours et partout accompagné les mosquées. Geoffrey King, expert en art et archéologie islamique à la School of Oriental and African Studies, peut en témoigner. Il a effectué de nombreuses recherches sur les îles au large d'Abu Dhabi: les mosquées y étaient construites à l'ancienne mode arabe, sans minarets. Aujourd'hui, le minaret est omniprésent, etr toutes les mosquées d'Abu Dhabi (à l'exception de quelques survivances dans les îles) sont modernes et construites dans des styles "internationaux".
Mais les mosquées de la région présentaient jusqu'à une époque récente une toute autre forme. "Le minaret est un développement venu du Nord, de la Syrie", explique King au journaliste Jonathan Gornall. "Tous les lieux qui ont été influencés par la très ancienne tradition arabe n'en comportent pas", notamment l'Afrique orientale et Oman (Jonathan Gornall, "Survivors of our spiritual past", The National, 13 septembre 2009).
Le minaret dans l'histoire de l'islam: quelques repères
Aujourd'hui, pour beaucoup de musulmans, il semble difficile de concevoir la construction d'une mosquée sans minaret. Dans les années 1990, lors de la construction du Centre culturel islamique de Manhattan, le comité d'architectes était défavorable à l'inclusion d'un minaret. Mais plusieurs musulmans ainsi que des non musulmans firent pression pour l'inclusion de cet élément architectural: David Rockefeller fit ainsi un important don pour financer le minaret. Le minaret, qui ne peut être utilisé pour l'appel à la prière, coûta 1,5 million de dollars, et sa construction retarda l'achèvement de l'école et de la bibliothèque du centre: comme le commente Omar Khalidi, cela souligne l'importance que nombre de musulmans en sont venus à lui accorder comme symbole de leur religion (Omar Khalidi, "Import, Adapt, Innovate: Mosque Design in the United States", Saudi Aramco World, nov.-déc. 2001).
Or, l'islam des origines ne connaissait pas le minaret. En l'an 632 de l'ère chrétienne, à la mort de Muhammad, il n'existait pas un seul minaret dans le monde musulman. Cela explique que des milieux musulmans salafistes, qui se disent attachés au modèle de l'islam des origines, soient eux-mêmes défavorables aux minarets, perçus comme innovation.
Jonathan Bloom, historien de l'art musulman, avait publié en 1989 un livre en anglais, aujourd'hui épuisé et difficile à trouvert en dehors des bibliothèques, sur le minaret et son histoire, Minaret: Symbol of Islam (Oxford University Press, 1989). L'appel à la prière, rappelle-t-il, semble avoir été souvent fait depuis le toit des mosquées durant les premiers temps de l'islam, de petites structures y étant parfois érigées pour abriter le muezzin (qui déclame l'appel à la prière).
Ce n'est qu'au VIIIème siècle de l'ère chrétienne que les minarets commencèrent à apparaître, sans devenir pour autant tout de suite caractéristiques de la majorité des mosquées — et sans que le minaret soit automatiquement associé à l'appel à la prière. Les tours construites autour de la mosquée de Médine à cette époque devaient avant tout souligner l'importance et le prestige du lieu, semble-t-il.
Le minaret rencontra des résistances au cours de sa diffusion. Dans l'Egypte fatimide de la fin du Xème siècle, le minaret était considéré comme innovation impie — d'autant plus qu'il aurait permis au muezzin, grâce à sa position dominante, de jeter un regard dans l'intimité des cours intérieures des maisons. Déjà avant la dynastie fatimide, en Egypte, l'appel à la prière se faisait dans la cour de la mosquée.
Ailleurs, cependant, le minaret commençait à devenir symbole de l'islam: dans l'Espagne sous domination musulmane au milieu du IXème siècle, témoigne St Euloge (+ 859), des tours d'églises sont rasées, alors qu'elles n'avaient pas suscité d'opposition de la part des musulmans auparavant — probablement parce que, précédemment, la tour n'évoquait pas une association avec l'islam pour les musulmans de la péninsule ibérique, sinon les réactions auraient été plus précoces, souligne Bloom.
Au XIIIème siècle, sous différentes formes, le minaret était largement devenu symbole de l'islam. Pas partout, cependant: outre les cas déjà cités au début de cet article, Bloom évoque la relative rareté des minarets pour l'appel à la prière au Cachemire, au Bengale ou à Java.
Quiconque s'intéresse à l'architecture islamique et a l'occasion de passer par Kuala Lumpur ferait bien d'y visiter le remarquable Musée des arts islamiques de Malaisie: il y trouvera des témoignages de la variété des expressions artistiques de l'islam et de la diversité des formes architecturales musulmanes, jusqu'à ces extraordinaires mosquées chinoises à l'allure de pagode, sans minaret souvent, mais dans lesquelles un petit pavillon d'un ou deux étages, de style chinois, pouvait en tenir lieu.
Bloom note cependant, à l'époque contemporaine, une tendance du minaret à devenir réellement panislamique, effaçant les anciennes variantes telles que celles d'Abu Dhabi, évoquées plus haut; en même temps se manifeste une tendance à la standardisation du minaret, au détriment de la variété des modèles et des variations régionales. Reste à voir cependant si l'inspiration des architectes contemporains constructeurs de mosquées ne va pas faire surgir de nouvelles déclinaisons du minaret. C'est une question plus générale qui se pose pour les mosquées d'Europe: développeront-elles des caractéristiques propres, des signes d'inculturation — avec ou sans minaret?
"Les minarets de la discorde": le débat autour des minarets en Suisse
La question du minaret a surgi récemment en Suisse — où il n'existe que quatre minarets, aucun utilisé pour l'appel à la prière — de façon inattendue, et va susciter de vifs débats politiques au cours des prochaines semaines. En effet, grâce à cette procédure politique suisse qu'est l'initiative populaire (si 100.000 citoyens au moins signent une "initiative" pour demander l'inclusion d'une nouvelle disposition dans la Constitution fédérale, ce projet doit être soumis au vote populaire), le peuple suisse sera appelé à voter le 29 novembre 2009 pour déterminer si le paragraphe suivant doit être introduit dans l'article 72 de la Constitution fédérale: "La construction de minarets est interdite."
Un tel débat à l'intersection de la politique et des religions ne pouvait manquer de retenir l'attention de l'Institut Religioscope, dont le siège se trouve en Suisse. L'Institut Religioscope a donc fait appel à plusieurs experts pour éclairer cette discussion et les questions qu'elle souulève. Le résultat est un livre de 110 pages, sous la direction de Patrick Haenni et Stéphane Lathion, Les Minarets de la Discorde (Gollion, Infolio, 2009). Ce volume vient de paraître.
Eclairages sur un débat suisse et européen: tel est le sous-titre de l'ouvrage. En effet, outre les informations et réflexions sur la situation suisse, l'approche choisie intègre ces thèmes dans un cadre plus large. Il n'est guère besoin de rappeler ici que, dans plusieurs pays, les projets de construction de mosquées se heurtent à des oppositions. A travers de tels projets, en effet, l'islam devient visible, mais les musulmans manifestent aussi leur intention de s'enraciner durablement dans l'espace européen. Les réactions ne se réduisent cependant pas à une inquiétude face à l'immigration: les projets de construction d'un temple bouddhiste ou hindou peuvent susciter des oppositions de voisins, mais rarement une levée de boucliers. Il existe une spécificité des réactions face à des implantations musulmanes, qui a certes des racines dans l'histoire, mais s'alimente aussi à des craintes que nourrissent quotidiennement les images que nous transmettent les médias sur les turbulences qui agitent différentes régions du monde musulman.
Les auteurs ont tenté de prendre ces craintes au sérieux et d'apporter des éléments de réponse à de multiples interrogations, en évitant autant que possible la polémique. Outre les articles, quatre portraits présentent des adversaires et des partisans de l'initiative, afin d'illustrer ce qui motive les uns et les autres.
Au départ de l'initiative populaire contre la construction de minarets en Suisse, des réactions locales contre des projets de construction de minarets symboliques (c'est-à-dire peu élevés, non accessibles et non destinés à l'appel à la prière, selon leurs constructeurs) ont uni des personnes inquiètes de cette affirmation de l'islam dans l'espace public. Cela a créé des liens suprarégionaux et a conduit ceux qui s'étaient ainsi rassemblés dans une commune opposition à ces projets à envisager une initiative sur le plan national. L'initiative a été lancée en mai 2007, et 115.000 signatures avaient été recueillies lorsqu'elle fut déposé à la Chancellerie fédérale en juillet 2008.
Derrière l'initiative figurent notamment certains membres et parlementaires de l'Union démocratique du centre (UDC), important parti conservateur, souverainiste et populiste (qui est en pourcentage de voix le premier parti politique de la Suisse), et de l'Union démocratique fédérale (UDF), petite formation politique conservatrice chrétienne (d'inspiration surtout évangélique), à laquelle Religioscope avait d'ailleurs consacré une étude en 2007.
En revanche, le gouvernement fédéral, la majorité du Parlement, les autres formations politiques suisses et les Eglises (y compris les associations faîtières évangéliques) rejettent l'initiative. Bien que cela ne garantisse pas son échec — car il existe des cas où la population suisse a voté à contre-courant des consignes des grandes formations politiques et institutions — il paraît cependant difficile que l'initiative passe, à en croire la plupart des sondages. En même temps, les discussions dans la population montrent que des préoccupations à l'égard de l'islam sont répandues et que les thèmes liés à l'initiative contre la construction de minarets ne laissent pas indifférents nombre de citoyens.
Mais pourquoi s'en prendre au minaret? C'est bien sûr en tant que symbole, et le minaret en arrive à cristalliser toutes les préoccupations qui se manifestent autour de l'islam ou des musulmans. Ce déplacement du débat vers le symbolique retient bien sûr l'attention de certains contributeurs de l'ouvrage. Les auteurs de l'initiative estiment que le minaret n'est pas un symbole religieux, rappellent qu'il n'est pas indispensable à une mosquée, et voient dans cet édifice un signe du pouvoir de l'islam et de sa volonté de domination: en érigeant des minarets, les musulmans manifesteraient d'une certaine façon leur volonté de prendre progressivement le contrôle de l'espace dans lequel ils se sont installés. Derrière le minaret, et les raisons variées pour lesquelles certains citoyens suisses voteront en faveur de l'initiative contre la construction de minarets, c'est la question de l'islam en général et de son statut dans une société occidentale qui se pose en réalité.
Après avoir rappelé la genèse et les enjeux de la construction de minarets en Suisse (J.-F. Mayer), le livre laisse la parole à Rachid Benzine pour présenter en quelques pages le minaret dans l'histoire de l'islam, tout en refusant de se laisser entraîner dans une discussion sur la légitimité religieuse du minaret: car la vraie question "est de savoir comment se pérennisera une présence musulmane désormais enracinée dans un pays non musulman" (p. 30). Stéphane Lathion poursuit sur "le passage à l'Ouest de l'architecture islamique", dont il présente quelques exemples, accompagnés d'instructives photographies.
Un important chapitre signé par Patrick Haenni et Samir Amghar saisissent l'initiative contre les minarets comme occasion de poser "de bonnes questions sur le devenir de l'islam en Europe, les mobilisations qui s'y effectuent en son nom et son rapport à l'Occident" (p. 66). Ce chapitre analyse le dilemme des stratégies islamiques en Occident et des dynamiques sociales marquées par l'occidentalisation, y compris en matière démographique ou sous l'angle des tendances à l'inidividualisation. Il s'agit pour les auteurs de distinguer entre ces niveaux souvent confondus que sont la démographie, la religiosité, le ghetto et le projet politique, alors qu'il s'agit de dynamiques largement indépendantes.
Spécialiste du droit des religions, Erwin Tanner consacre pour sa part un chapitre à l'initiative examinée sous l'angle juridique. Il s'interroge sur la tentative d'introduire dans la Constitution fédérale une "norme atypique, de nature très spécifique", visant un type particulier de bâtiment et représentant un article d'exception (p. 71). Il s'interroge aussi sur l'harmonisation avec le droit constitutionnel et le droit international existants. La question de la réciprocité, qui se trouve parfois invoquée, est également abordée par Tanner, toujours sous l'angle strict du droit.
L'une des motivations de ceux qui voteront pour l'initiative contre la construction de minarets est en effet la conscience des difficultés que connaissent des communautés chrétiennes pour ouvrir des lieux de culte ou même mener une vie religieuse normale dans des pays musulmans — l'exemple extrême de l'interdiction de tout lieu de culte non musulman en Arabie saoudite vient à l'esprit. Les responsables du volume ne pouvaient donc manquer de traiter cette question et ont demandé à Laure Guirguis d'éclairer les lecteurs sur la construction d'églises en terre d'islam. Il en ressort une image contrastée, avec de fortes variations d'un pays à l'autre, mais aussi la conscience que les situations dans les différents pays évoqués ne dépendent pas que des textes légaux: plusieurs facteurs jouent un rôle, dont "la nature plus ou moins autoritaire du régime, l'adoption ou pas d'un discours officiel religieux islamique, l'existence d'une opposition islamiste radicale et la stratégie adoptée à son égard, la stabilité économique et sociale du pays, et enfin, le nombre et les caractéristiques des communautés chrétiennes présentes sur le territoire" (p. 90).
Olivier Moos, auteur d'une thèse qui sera soutenue au mois d'octobre sur les discours critiques au sujet de l'islam, consacre précisément à la "nouvelle critique de l'islam" sa contribution. Le sujet est important, car ce discours se trouve en interaction avec les points de vue soutenus par les partisans de l'interdiction des minarets en Suisse. Une redéfinition de la menace en Occident voit l'islam succéder dans ce rôle à l'Union soviétique. Dans cette interprétation, l'islam tend à être considéré comme "le seul critère qui explique les motivations et les pratiques sociales ou politiques des musulmans" (p. 94). Cela offre une grille d'analyse universelle partout où se trouvent et agissent des musulmans. Il est intéressant de noter que cette "approche du fait musulman [...] transcende les clivages politiques et idéologiques traditionnels." (p. 97)
Outre les portraits déjà mentionnés, des encadrés parsèment le livre pour expliquer ce qu'est une initiative populaire, résumer en quelques chiffres la présence musulmane en Suisse et expliquer — sous la plume du chercheur et journaliste égyptien Husam Tammam — comment les médias du monde arabe réagissent au débat suisse.
Comme le suggère la conclusion, toute la démarche du livre consiste à ne pas se laisser entraîner vers un débat sur l'essence de l'islam, mais à prêter plutôt attention aux sociétés réelles. L'Institut Religioscope espère apporter ainsi une contribution utile, honnête et dépassionnée à un débat politique qui risque de se révéler parfois vif et émotionnel.
Jean-François Mayer
Patrick Haenni et Stéphane Lathion (dir.), Les Minarets de la Discorde. Eclairages sur un débat suisse et européen, Gollion / Paris, Infolio, 2009, 110 p.
Cet article accompagne et développe une chronique, plus courte, diffusée le 27 septembre 2009 sur les ondes de la Radio suisse romande (La 1ère), dans le cadre de l’émission Hautes Fréquences. Toutes les deux semaines, Jean-François Mayer y présente une information et réflexion brève sur une question liée à la religion dans le monde contemporain.