Les siens, ce ne sont pas seulement ses femmes et ses enfants (Ben Ammi et polygame; il est le père de 13 enfants et l'époux de quatre femmes en Israël), mais aussi ses disciples de Chicago. Aujourd'hui, la diaspora des Hébreux noirs s'est étendue à plusieurs grandes villes américaines, dont Los Angeles et Washington, à quelques communautés parsemées en Europe et au Bénin, où les Hébreux noirs ont érigé une véritable ville sur le modèle du kibboutz. Mais en 1969, ils ne sont encore que quelques dizaines de familles.
Statut des Hébreux noirs en Israël
Ayant reçu un accueil mitigé par l'Etat d'Israël qui a d'abord tenté, sans succès, de les renvoyer "chez eux", les Hébreux noirs immigrés en Israël ne bénéficient toujours pas de la nationalité israélienne, mais du statut de résidant permanents. Nourris d'un grand amour pour "leur pays", ils ne se sont pas laissé décourager: les nouveaux arrivants s'installent pour six mois, ou quelques années, jusqu'à l'expiration de leur visa, repartent pour revenir quelques mois plus tard. Cette absence de citoyenneté israélienne pose un problème aux enfants de la troisième génération, qui sans être américains, n'en sont par pour autant israéliens, et se retrouvent donc sans nationalité.
Les Hébreux noirs arrivés en 1969 ont bénéficié du statut de résidant temporaire jusqu'en 1972. En 1972, on les a priés de quitter le pays, mais la grande majorité est restée. En 1990, les Hébreux noirs ont d'abord reçu le statut de touristes, avec un visa B/1 leur permettant de travailler dans le pays; au bout d'un an, ils ont obtenu celui de résidents temporaires (A/5) pour une période de cinq ans. A la fin de cette période, en 1995, leur statut a été prolongé de trois ans. En 1997, on leur a laissé espérer qu'ils obtiendraient enfin la citoyenneté, en vain.
En 2003, ils ont finalement reçu le statut de résidents permanents. Ce statut permet, au bout de quatre ans, de faire une demande en règle de citoyenneté israélienne. Ces quatre années seront révolues en août 2007, moment où les membres de la communauté adresseront, ensemble, des demandes individuelles de citoyenneté: "Nous ne voyons aucun obstacle, et je compte bien être la première à déposer ma candidature", affirme la porte-parole Mildred Howard.
Pour plus de détails, nous avons pris contact avec la porte-parole du ministère de l'Intérieur, Sabine Haddad, qui affirme qu'aucune décision officielle n'a été prise concernant la communauté des Hébreux noirs. Ceux-ci peuvent bien sûr faire une demande de naturalisation; chaque cas sera considéré individuellement. Quant au statut de résident permanent, il ne conduit pas automatiquement à la citoyenneté, comme le croient certains, précise-t-elle. Elle souligne d'ailleurs que les Hébreux qui s'engagent aujourd'hui dans Tsahal (l'armée israélienne)le font en tant que résidents permanents. Le problème est-il qu'ils ne sont pas considérés comme juifs? "Pas du tout", répond Sabine Haddad, "vous savez bien qu'il n'est pas nécessaire d'être Juif pour être israélien." L'optimisme des Hébreux noirs est-il, cette fois, fondé? Réponse l'an prochain.
Kfar Hashalom
Nous sommes accueillis à l'entrée de Kfar hashalom par Yaffa Bat-Gavriel, la "secrétaire du village", comme elle se définit. Parlant un excellent hébreu teinté d'accent américain, Yaffa raconte avoir immigré en Israël en 1996. Grande, d'un beau maintien, elle a 48 ans, mais en fait 30. Mariée et sans enfants, elle est devenue l'un des porte-parole de la communauté.
En face de Kfar hashalom, de l'autre côté de la rue, se trouve l'école Akhva où vont les écoliers de la communauté. Des enfants calmes et souriants en sortent justement, en file indienne. Ils sont en uniformes bleus (jupes pour les filles, pantalons pour les garçons) et ont la tête couverte en blanc: large calotte pour les garçons et petit fichu pour les filles.
Yaffa nous conduit à travers le Kfar hashalom, où les modestes habitations ont pour la plupart été agrandies de façon artisanale. Conçu pour abriter un peu plus de quarante familles, le village en héberge aujourd'hui 150, et il est fréquent que deux familles cohabitent sous le même toit. Les gens se croisent et se saluent invariablement d'un chaleureux "shalom", comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis longtemps. Les femmes portent des habits aux couleurs vives de style africain: Yaffa nous explique que la communauté importe des tissus d'Afrique et que chaque famille confectionne ses propres vêtements.
Nous arrivons à la "Guest House", où l'on reçoit les visiteurs. Dans la pénombre fraîche de la pièce, on nous sert un jus de fruit naturel.
Des descendants de la tribu de Juda
Relatant l'épopée des Hébreux noirs, Yaffa regrette que le grand rabbinat d'Israël ne les considère pas comme juifs. Rien ne prouve en effet qu'ils descendent de la tribu de Juda et leurs pratiques "juives" sont jugées farfelues. Par ailleurs, Les Hébreux noirs étant dans l'incapacité de prouver la judéité d'au moins un grand-parent, comme l'exige la Loi du retour, l'Etat ne leur octroie pas la carte d'identité israélienne tant désirée.
"Ils ont accordé la nationalité israélienne à des milliers de Russes qui n'ont rien de juif, mais à nous, ils nous la refusent! Et les Ethiopiens israéliens peuvent-ils vraiment prouver leur ascendance juive mieux que nous? Je n'en suis pas sûre!"
Les Israéliens d'origine éthiopienne ont, pour une grande part, suivi un processus de conversion au judaïsme, lui fais-je remarquer. Yaffa s'insurge: "Nous convertir? Mais à quoi? Nous sommes déjà juifs! Nous observons les règles de pureté familiale selon les instructions de la Torah: les femmes respectent un délai de quarante jours après la naissance d'un garçon et de 80 jours après celle d'une fille avant d'avoir des rapports avec leurs maris (NDLR ces règles ont été réadaptées par les décisionnaires rabbiniques). Et les garçons sont circoncis le huitième jour. Quant au problème de la Cacherout (aliments purs selon les règles alimentaires juives, NDLR), il ne se pose même pas chez nous puisque nous sommes revenus aux instructions alimentaires initiales données à l'Homme, telles qu'elles apparaissent dans la Genèse: nous ne consommons que des végétaux, ni de lait, ni de viande. Et nous nous habillons avec décence, ainsi que l'exige l'orthodoxie. Hommes et femmes ont la tête couverte. Connaissez-vous beaucoup d'Israéliens qui en font autant?"
Yaffa raconte: "Dans ma famille, depuis des générations, nous savons que nous sommes hébreux et que notre place est ici, en terre d'Israël. Parmi les Noirs américains, toute une communauté, dispersée aux Etats-Unis, a la même conviction. Ils sont près de 20 000 aux Etats-Unis à suivre les principes de vie de cette communauté, mais tous ne désirent pas 'monter en Israël'. Cette terre est notre pays d'origine. Dieu nous a exilés en Afrique de l'Ouest parce que nous n'avons pas respecté ses commandements. Mais nous étions des étrangers en Afrique. Puis il y a eu l'esclavage: nous avons été déportés aux Etats-Unis. Etant hébreux, nous étions différents des autres esclaves. Aujourd'hui, nous voulons revenir en Israël."
Toujours est-il qu'il n'y a pas de synagogue dans le village. Si les Hébreux noirs suivent scrupuleusement les commandements de la Torah, ils émettent des réserves quant à la Loi juive développée ultérieurement. En revanche, d'autres règles, extérieures au judaïsme, viennent réguler leur mode de vie. L'une d'entre elles consiste à ne porter que des vêtements et des chaussures en coton. Les autres règles, alimentaires pour la plupart, sont relatives à l'hygiène et à la santé et ont été imposées par le guide spirituel de la communauté. Les Hébreux noirs suivent en outre leurs propres festivités religieuses, auxquelles s'ajoutent la plupart des fêtes juives (Pessah, Shavouot, Yom Kippour et Souccoth), mais pas toutes (ils ne fêtent pas Pourim). Rosh hashana se fête au printemps et non en automne. "Comme dans la Torah", précise Yaffa. L'une des fêtes propres à la communauté est la commémoration de la vision de Ben Ammi; une autre de leurs festivités se nomme "Yom lemokiri": chacun offre des présents et des marques de respect à ses voisins. "Cette fête a lieu en février, mais ce n'est pas Pourim", souligne en souriant Yaffa.
Par ailleurs, l'héritage spirituel des Hébreux est également imprégné de l'histoire des Noirs américains, et en particulier de l'enseignement de Martin Luther King. A l'entrée de l'Ecole des Prophètes, institut supérieur du village qui dispense un enseignement spirituel, on peut admirer une photo de Ben Ammi Ben Israël en compagnie du leader noir pacifique. Le village ne s'appelle pas "Kfar hashalom" (village de la paix) pour rien: tous les efforts sont déployés pour faire régner la paix entre les habitants. "Et ce n'est pas toujours facile", fait remarquer Yaffa: "quand deux familles cohabitent à l'étroit sous le même toit, des problèmes peuvent surgir. C'est pourquoi une assistante sociale rend visite aux familles toutes les semaines, à titre préventif. " Pour ne pas arranger les choses, la polygamie est acceptée, vu qu'elle était pratiquée aux temps bibliques. Mais Ben Ammi souligne avec un sourire gêné qu'elle n'a plus cours aujourd'hui (sauf dans son cas!) vu que la loi israélienne l'interdit.
En raison de leurs pratiques à part et de l'imposante aura de leur guide spirituel, les Hébreux noirs sont souvent considérés comme une secte. On leur reproche leur isolement: "C'est tout à fait injuste", estime Yaffa. "Nous avons créé notre propre école et nos propres dispensaires médicaux parce que n'étant pas israéliens, nous ne pouvions pas bénéficier des services publics. L'isolement n'a jamais été un choix. D'ailleurs, aujourd'hui, beaucoup de nos jeunes gens travaillent en dehors du village et certains vont à l'armée."
Pratiques alimentaires et hygiène de vie
Ce qui caractérise les Hébreux noirs, ce sont des règles de vie très strictes, aussi bien sur le plan spirituel et religieux, que sur le plan de l'alimentation et de la santé, étroitement liés chez eux.
"Prévention" - ce mot pourrait être la devise des Hébreux noirs. Notre guide Yaffa nous invite à entrer dans "la clinique" du village, une clinique essentiellement préventive, qui se trouve à deux kilomètres en voiture. Ambiance: les rideaux blancs dansent sur de la musique apaisante. C'est un enregistrement des musiciens de la communauté. Le carrelage noir brille, l'air circule. Nous nous assoupissons dans des canapés profonds...
Ar
rive le "docteur" (ils sont trois en tout), un jeune homme qui semble avoir 20 ans (il en a 34), habillé tout en blanc avec une immense kippa (blanche aussi) sur la tête. Il nous expose l'approche médicale de cette clinique "holistique", une approche globale de la personne du malade, qui évite de se focaliser uniquement sur la maladie. Une propreté méticuleuse est requise, notamment de l'intestin, considéré comme le centre du corps. Le facteur nettoyant essentiel est l'eau, pure ou en infusions. De nombreux maux sont soignés par des lavages d'estomac. L'ail et l'huile d'olive sont abondamment utilisés. Pour les problèmes médicaux sérieux (rares), les Hébreux se rendent à l'hôpital. Ce jeune médecin, qui a suivi l'enseignement de l'Ecole des prophètes du village, considère qu'une hygiène parfaite, consistant à libérer consciencieusement le corps de ses toxines, est la clé de la vie éternelle, non dans l'au-delà, mais dans ce monde. On le croirait presque en contemplant son visage juvénile...
Suit la visite de la maternité, qui elle se trouve à l'intérieur du village, à quelque pas de l'Ecole des prophètes: elle est composée d'une salle équipée pour l'accouchement (naturel bien sûr) et de deux autres jolies pièces aux couleurs fraîches. Ici, il n'y a pas de place pour notre jeune docteur: les femmes sont accouchées par d'autres femmes. Les accouchées ne restent pas moins de deux semaines à la maternité. Pendant cette période, les femmes du village se relaient pour leurs préparer des repas. Ce séjour permet à la nouvelle maman de se consacrer entièrement au nourrisson pendant les premiers jours de sa vie.
La prévention médicale passe aussi par le sport. Le village a une salle de sport équipée d'instruments de musculation. "Ben Ammi nous recommande trois séances de sport hebdomadaires, à raison de 45 minutes par séance," précise Yaffa.
Et bien sûr, l'alimentation joue un rôle clé; la communauté suit des règles alimentaires très strictes: fruits, légumes et légumineuses, céréales complètes uniquement, sucre brun et miel; les Hébreux sont rigoureusement végétaliens. Des journées de jeûne sont instaurées dans l'année, et le sabbat, "conformément à une pratique hébraïque ancienne", explique Mildred. Ils ne boivent que de l'eau ou des jus de fruits naturels. Si certaines de leurs coutumes alimentaires peuvent sembler farfelues (comme l'interdiction de consommer du sel et de la margarine trois fois par semaine, les dimanches, mardis et jeudis), le fait est que les Hébreux noirs jouissent d'une excellente santé, bien meilleure que la moyenne nationale.
Yaffa avoue toutefois qu'une carence en vitamine B12 (présente dans la viande) peut apparaître, et est apparue dans le passé, si l'on ne prend pas soin de consommer de la levure de bière, qui en est riche. Aujourd'hui, la levure de bière est incorporée au régime de la communauté. Celle-ci fait aussi grand usage des graines de sésame, riches en calcium. Quatre fois par an, la communauté observe des semaines sans cuisson, en intermittence avec des semaines sans sucre ni miel.
Participation à la vie économique et politique du pays
Le village, bâti sur le modèle du kibboutz, assure sa subsistance grâce à ses restaurants végétaliens, la confection et la vente de vêtements en coton aux couleurs vives et ses groupes de musique (ils ont sorti quelques CD). Eddie Butler Ammiram Ben Yishay, qui a représenté Israël à l'Eurovision en 2006, est un exemple de ce que cette communauté recèle de talents musicaux.
Mais c'est leur fabrique de produits végétaliens, à base de tofu, qui fournit la plus grande partie de leurs revenus. Cette usine produit notamment du lait et des fromages de soja. Yaffa nous amène au réfectoire des enfants, où nous pouvons déguster une glace vanille-chocolat au soja.
Les revenus étant toutefois maigres, de nombreux Hébreux travaillent en dehors du village, à Dimona, Beer Sheva et Tel-Aviv, où ils exercent des emplois simples. En outre, certains sillonnent le pays pour récolter des dons. Depuis peu, ils ont aussi reçu l'autorisation de développer leur agriculture (biologique), autorisation longtemps attendue qui devrait leur permettre de se développer prodigieusement, les produits de l'agriculture biologique étant de plus en plus prisés en Israël comme en Occident.
Sur la terre vierge de la région de Dimona, non loin du Kfar hashalom, Yaffa désigne avec satisfaction l'emplacement d'un village à venir, extension du village existant, aujourd'hui surpeuplé. La situation des Hébreux noirs semble s'améliorer peu à peu. Il ne leur manque plus que la citoyenneté tant attendue.
Nathalie Szerman
Reportage réalisé par Nathalie Szerman avec André Darmon pour ISRAEL MAGAZINE (août 2006).
Nathalie Szerman est une journaliste franco-israélienne.
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