«Les vrais chrétiens choisissent la voie étroite, je ne pense pas que la Vieille Foi devienne un phénomène de masse dans la Russie d'aujourd'hui», a déclaré lors d'un entretien au journal Le Courrier de la Métropolie le Métropolite Cornélius. Et d'ajouter: «Cependant, l'Eglise véritable peut par sa parole et par son exemple avoir une influence positive sur la société.» Le chef de l'église traditionaliste, qui parlait à la veille du sommet des chefs religieux auquel il n'a pas participé, a par ailleurs égratigné - sans toutefois le nommer - le Patriarcat de Moscou: «Le papillonnage sur les pages des journaux et sur les écrans de télévision ne peut qu'affaiblir l'autorité de l'Eglise aux yeux de la population, la parole de l'Eglise doit être responsable et non pas photogénique», a-t-il souligné.
Les vieux croyants représentent environ 1% de la population totale de la Russie et possèdent, selon les dernières statistiques du ministère de la Justice, cinq diocèses et 200 paroisses, contre 131 diocèses et 16.195 paroisses pour l'Eglise officielle (il s'agit ici des vieux croyants dans la juridiction du Métropolite Corneille; comme on le verra plus loin, il existe également d'autres groupes de vieux croyants, NDLR).
Les vieux croyants descendent des raskolniki qui ont quitté l'église à la suite des réformes du patriarche Nikon.
C'est un «toilettage liturgique» mineur qui provoque au sein de l'Eglise russe un schisme qui perdure jusqu'à aujourd'hui.
En 1653, quelques jours avant le début du Grand Carême, le chef de l'Eglise orthodoxe russe fait distribuer dans toutes les paroisses une missive qui introduit six changements dans le rite: signe de croix avec trois doigts au lieu de deux, remplacement de grandes métanies (prosternation jusqu'à terre, NDLR) par de petites métanies (inclination, NDLR), célébration eucharistique avec cinq prosphores (pains utilisés pour la consécration eucharistique, NDLR) au lieu de sept, triple répétition de l'alléluia. Dans le Credo , le Saint Esprit «vraie source de vie» devient simplement «source de vie». Enfin, lors des grands sacrements: baptême, mariage, on ne fait plus le tour du lutrin dans le sens du soleil pour montrer qu'on va vers le Christ, soleil du monde, mais dans le sens opposé.
L'année suivante le patriarche Nikon réunit un concile pour entériner ces modifications et mettre les textes russes en conformité avec ceux des Grecs. En fait, il s'agit d'un acte politique: le prélat, qui avait l'oreille du tsar Alexis, avait une idée derrière la tète, dans le sens des thèses slavophiles il pensait que «Moscou avait vocation à devenir la troisième Rome» et se voyait dans la peau du patriarche œcuménique: dans ce contexte il était essentiel de gommer toutes les différences avec Byzance.
La rupture
Un certain nombre de laïcs et de prêtres, conduits par l'archiprêtre Avvakkoum et l'évêque Paul de Komolenskiy, refusent de se soumettre. «Nous n'accepteront pas ces innovations dictées par l'antéchrist», déclare au cours du concile de 1654 l'évêque Paul. Nikon, ivre de rage, lui arrache son manteau, et l'envoie dans un couvent.
Le concile de 1666 démet Nikon, qui redevient un simple moine et va finir ses jours dans le monastère de Théraponte. Toutefois, l'assemblée, à laquelle participent deux patriarches orientaux, non seulement approuve les réformes de l'ancien patriarche, mais jette l'anathème sur les vieux livres et les vieux rites. Les vieux croyants sont sommés solennellement de renoncer à leurs rites. Dans leur grande majorité, ils refusent. Ils deviennent alors des ennemis de l'église, des schismatiques.
L'église officielle, épaulée par le tsar tente d'imposer «la nouvelle foi» par la force. Les récalcitrants sont jetés en prison, bannis, torturés, on leur coupe les oreilles, le nez, on leur arrache la langue, leurs mains sont sectionnées. D'autres sont brûlés vifs ou se suicident par le feu pour échapper à leurs tortionnaires. Avakoum périra sur un bûcher. Deux à trois cent mille vieux croyants fuient dans les forêts et dans les déserts pour échapper aux persécutions. Ils essaiment sur l'immense territoire qui s'étend de la Sibérie orientale à l'Europe de l'ouest. Le célèbre tableau du peintre Sourikov, «La boiarineMorozov», illustre magnifiquement le calvaire des vieux croyants.
Certains quittent la Russie: on les retrouve en Roumanie, dans les Etats baltes, mais également par la suite sur d'autres continents: en Australie, aux Etats-Unis, au Brésil et en Argentine.
Parias dans leur propre pays
En 1685, la régente Sophie renforce la pression sur les vieux croyants sous l'influence du patriarche Joachim: elle publie un décret qui punit de mort les orthodoxes qui rejoignent l'église traditionaliste.
Le tsar Pierre le Grand autorise les vieux croyants à vivre dans les campagnes, mais les soumet à une double imposition et les exploite de façon honteuse. La ville de Saint-Petersbourg est construite par de vieux croyants recrutés pour la circonstance: nombre d'entre eux y laissent leur vie. Sous le règne de Catherine II, les vieux croyants connaissent une période paisible et peuvent pratiquer leur foi librement. Les persécutions reprennent avec le tsar Nicolas I.
Leur haine pour un régime qui les persécute fait des vieux-croyants des participants actifs à toutes les rébellions et soulèvements qu'a connus la Russie tsariste, à l'exception du coup d'état manqué des Décembristes.
La révolution de 1905 apporte enfin la paix aux vieux croyants: ils peuvent pratiquer leur foi sans craindre représailles et persécutions. Commence la grande période des traditionaliste. Ils investissent dans le capitalisme naissant et deviennent les moteurs du développement économique.
Cependant, en 1917, les vieux croyants, qui ne portent pas dans leur cœur la dynastie des Romanov ni l'Eglise officielle, accueillent favorablement la Révolution d'Octobre. Certains y participent activement. De nombreux dignitaires soviétiques étaient issus de familles vieilles ritualistes.
Agriculteurs, commerçants, entrepreneurs:
les vieux croyants ont fortement contribué au développement de la Russie
Les adeptes de la «vieille foi» ont joué un grand rôle non seulement dans l'industrie et le commerce mais également dans l'agriculture.«Quand vous passez dans un village perdu et que vous voyez des maisons bien construites, propres, des personnes sobres qui vaquent à leurs occupations, interrogez les habitants et écoutez leur réponse: vous êtes dans un village de vieux croyants, je pense que les autres seraient bien inspirés de suivre leur exemple», témoigne au début du XXe siècle I.V Semionov, membre de la Douma d'Empire.
Dans son essai La Russie sous l'avalanche, le grand romancier Alexandre Soljenitsyne est encore plus catégorique: selon lui, «le mal russe» n'est pas né avec le Temps des Troubles mais avec le grand Schisme et la réforme de l'Eglise accomplie par Pierre le Grand. En effet, ces deux événements ont provoqué une fracture dans l'inconscient collectif du peuple, ouvrant la voie à toutes les dérives tant religieuses que politiques
Les vieux croyants ont participé au défrichement et à la mise en valeur des terres vierges. Ils ont construit des villes et des villages en particulier dans les régions de la Moyenne Volga: districts de Briansk, Nijni Novgorod, Saratov.
Les partisans de l'Eglise traditionaliste ont pris une grande part dans le développement de la vie économique. Lorsqu'on se promène dans les deux cimetières vieux croyants de la capitale, Preobrajenskiy et Rogojskiy, on relit l'histoire de l'industrialisation et du commerce russe. Une part importante du capital national se trouvait aux mains de vieux croyants.
Les vieux croyants ont construit l'industrie textile de la Russie. Les grandes dynasties d'industriels et de commerçants (les Morozov, Konovalov, Goutchkov, Riaboutchinskiy) étaient les descendants de ces «parias» qui avaient fui pour échapper aux persécutions. Il y a un exemple amusant: les vieux croyants de la région de Saratov avaient développé une industrie du pain et les prix du pain à Paris ou à Londres dépendaient de l'approvisionnement russe.
De division en division
A la fin du XVIIe siècle, la question du clergé provoque un nouveau schisme, cette fois au sein de l'Eglise traditionaliste. Les évêques ont décimés et il n'y a plus personne pour ordonner les prêtres (selon la tradition orthodoxe, seul un évêque peut ordonner un prêtre). Dans ce contexte des communautés décident d'avoir recours à un subterfuge. Les vieux croyants se font ordonner dans l'Eglise officielle puis la quittent pour rejoindre l'Eglise dissidente. D'autres communautés préfèrent se passer complètement de membres du clergé. On les a appelé les «sans prêtres».
En 1800 le Saint Synode prend la décision de réunir les branches de l'Eglise. Les vieux croyants doivent se soumettre à la l'hiérarchie de l'Eglise officielle, mais peuvent suivre leurs rites. Certains acceptent ce compromis et deviennent des «coreligionnaires».
En 1840, leMétropolite Ambroise, appartenant à la juridiction de Constantinople, quitte son siège de Bosnie à la suite d'un conflit avec les Turcs et s'installe en Moldavie ou il passe chez les traditionalistes et fonde le groupe de Belo-Krinitsa.
Ces différences subsistent encore. A l'heure actuelle le monde «vieux ritualiste» est divisé en dix-sept «dénominations» d'importance très inégale. Les deux branches presbytériennes les plus importantes sont l'Eglise orthodoxe vieille ritualiste russe et l'Eglise orthodoxe vieille ritualiste.
En 1929, le Métropolite Serge, qui deviendra par la suite patriarche, souligne que «l'anathème n'a pas de caractère obligatoire». Cependant, il faudra attendre 1971 pour que les anathèmes soient finalement levés, grâce à l'action énergique d'un homme exceptionnel, Nicodème, général du KGB, métropolite de Leningrad et ferme partisan de l'œcuménisme.
Les vieux croyants face à la modernité
Les vieux croyants s'accrochent bec et ongles à leurs traditions: «nous sommes des néo-conservateurs». Ils n'ont pratiquement rien changé ni dans leur costume, ni dans leur mode de vie, ni dans le rite. Les hommes tous la barbus et certains ont les cheveux longs. Ils sont vêtus du costume de tradition russe: pantalon et chemise boutonnée sur le côté et une ceinture. Ils ne portent jamais de cravate, «car cette dernière coupe l'homme en deux au niveau du cœur, alors que la ceinture sépare les parties nobles de celles qui le sont moins.»
Les femmes ne portent pas de pantalons, mais des jupes longues et larges ou la robe traditionnelle avec la taille sous la poitrine (sarafan). Elles ont toujours la tète couverte avec un foulard. Les femmes mariées portent sous le fichu un bonnet povoinik qui retient tous leurs cheveux et les fait ressembler à des religieuses.
A l'église, les femmes sont à gauche les hommes à droite. Les vieux croyants ne badinent pas avec la morale ni avec la religion. Garçons et filles arrivent au mariage vierges, la contraception est interdite; les époux adultères sont privés pendant sept ans de communion.
Quant au rite il n'a pas changé depuis Avakoum. Les vieux croyants ne reconnaissent que le baptême par immersion, y compris pour les adultes. Les liturgies durent quatre heures, les carêmes sont obligatoires ainsi que le jeûne du mercredi et du vendredi
Les vieux croyants n'ont pas retrouvé la position et l'influence dont ils jouissaient avant la révolution. Ils demeurent très minoritaires. Toutefois, leur intransigeance et leur pureté dans ce pays rongé par la corruption commencent à tenter des intellectuels et de jeunes entrepreneurs: et on peut penser qu'en cas de nouvelle dérive de l'Eglise officielle, ils seraient en mesure d'en tirer avantage.
Nathalie Ouvaroff