L'une des caractéristiques de la démarche de Poulat – et elle ressort particulièrement dans le livre dont il sera question ici – est l'attention prêtée aux biographies, aux hommes et aux femmes qui ont été les acteurs (notamment les acteurs intellectuels) de cette histoire religieuse. (A vrai dire, toutes les figures qui forment les chapitres de ce volume sont masculines, mais il n'y faut pas voir un choix délibéré, plutôt sans doute le reflet d'une réalité.)
"L'histoire religieuse a toujours été, pour la biographie, un domaine privilégié." (p. 18) Poulat biographe? Pas vraiment, en tout cas pas au sens du genre biographique au sens strict, qui suit un personnage du berceau à la mort. Multiples sont en effet les façons de traiter une biographie. Pour Emile Poulat, il y a une fascination et une volonté de compréhension face aux êtres humains qu'il rencontre, par ses lectures ou personnellement. Mais à travers ces esquisses biographiques court une préoccupation qui, nous dit-il, traverse tous ses travaux et en fait l'unité: "la foi chrétienne bousculée dans son assise par la pensée moderne et l'institution catholique confrontée à l'essor irrésistible d'une culture nouvelle, pour qui Dieu n'est plus désormais qu'une «hypothèse inutile»." (p. 24) Pour une telle entreprise d'observation, la France, dans ses tensions (héritage catholique et activisme laïc), offre assurément un terrain pertinent.
En plus de 300 pages, le volume contient 29 itinéraires. Le traitement des personnages n'est pas unitaire. Pour quelques-uns, nous ne sommes pas loin d'une véritable notice biographique. Pour la plupart, quelques étapes d'une vie sont la toile de fond sur laquelle Poulat va développer son analyse et sa réflexion. Certains ont manifestement été publiés antérieurement, sous forme d'articles ou de contribution à des volumes, ce qui explique cette disparité de forme. Pour être lus avec profit, la majorité des chapitres supposent une certaine connaissance des débats qui ont agité le catholicisme français au XXe siècle: ce livre n'a pas vocation à être une introduction pour le grand public.
Catholicisme français, écrivions-nous: c'est en effet le terrain français auquel s'attache Poulat, comme le signale d'ailleurs le sous-titre: Trois générations de catholiques en France. Cette galerie de portraits va de Pie X à Pie XII, trois générations équivalant ici à trois pontificats. Bien entendu, plusieurs des biographies dépassent ce cadre temporel pour se rapprocher de nous.
Certains de ces hommes sont connus, en tout cas du public cultivé: Maurice Blondel, Jacques Maritain. D'autres sont des noms que la plupart d'entre nous ignorent.
Poulat est notamment réputé pour ses travaux sur la crise moderniste: celle-ci joua en effet un rôle déterminant pour toute une série de figures. Pour plus d'un personnage, le contact avec le milieu et la recherche universitaires joua un rôle de déclencheur, de révélateur. On ne s'étonnera pas, à côté d'autres chapitres sur d'importantes figures modernistes françaises, de le voir consacrer 25 pages à Alfred Loisy (1857-1940), prêtre et enseignant de théologie, frappé de l'excommunication majeure en 1908 et devenu professeur d'histoire des religions au Collège de France. Mais il reste chez lui jusqu'à la fin une préoccupation religieuse qui n'est pas simplement l'attirance exigée par son métier d'historien des religions. Dans un monde sur lequel s'accumulaient les menaces, il s'inquiète de ce qu'il perçoit comme l'épuisement spirituel d'un catholicisme, au lieu de pouvoir apporter au monde le renouvellement dont il aurait besoin, mais il conserve pourtant l'espoir jusqu'à la fin. Sur sa pierre tombale, l'épitaphe dont il est l'auteur le présente comme "prêtre" et "professeur au Collègue de France", "retiré du ministère et de l'enseignement".
Les impulsions qui traversent les débats religieux du XXe siècle ne sont pas seulement le fruit de débats sur la foi et son contenu. Il y a aussi les apports (et coups de boutoir) de courants qui émergent en dehors du christianisme, mais pas sans effets sur celui-ci. Un chapitre d'une demi-douzaine de pages nous fait ainsi découvrir Paul Jury (1878-1953), qui "a appartenu à la première génération française de la psychanalyse, après une enfance difficile et un peu moins de trente années passées dans la Compagnie de Jésus" (p. 157). Tout en restant prêtre jusqu'à sa mort, il s'intéresse à Freud et "se met à décroire", constatant en 1933: "Je suis, semble-t-il, athée. En tout cas, j'écarte absolument Dieu tel qu'on le conçoit couramment." (p. 159). La psychanalyse est voie de libération. En même temps, sur le plan politique, Jury est monarchiste. Cette figure sauvée de l'oubli grâce à un fils spirituel et légataire consciencieux permet à Poulat d'évoquer "la violence du choc qu'a représenté dans l'Eglise et pour l'Eglise la découverte de la psychanalyse" (p. 161).
Ainsi, par touches successives et à travers chacun des personnages, Poulat éclaire-t-il plusieurs de ces débats qui ont fait "la question religieuse" au cours du siècle écoulé – débats sans lesquels on ne peut comprendre ceux dans lesquels nous nous trouvons aujourd'hui.
A noter parmi les qualités qui recommandent l'approche de Poulat: il ne se limite pas aux figures d'une famille théologique ou idéologique. Il nous fait découvrir ou redécouvrir des hommes qui adoptèrent des positions opposées, mais à tous il accorde la même attention bienveillante, s'efforçant de nous montrer ce que leur expérience peut nous dire sur "la question religieuse au XXe siècle". Et sans oublier que beaucoup d'hommes sont plus complexes que les catégories dans lesquelles on cherche parfois à les enfermer...
La troisième et dernière partie est ainsi divisée en deux sections: "A droite, vent debout" et "A gauche, ciel variable": cinq figures rangées à droite, huit à gauche.
Dans la première catégorie, des figures prévisibles, comme l'abbé François Ducaud-Bourget (1897-1984, en trois brèves pages), ancien chapelain de l'Ordre de Malte et homme de lettres, qui se retrouve à la fin de sa vie l'un des animateurs de la résistance catholique traditionaliste française. Ou – moins largement connu, mais important – le Lyonnais Henri Rambaud, que Poulat (qui l'a connu assez tardivement) évoque sur un ton plus personnel, écho de l'amitié et de l'estime intellectuelle qui naquit entre les deux hommes. Et encore – cela surprendra plus de lecteurs – le Dr Paul Carton (1857-1947), que Poulat connut à la fin de sa vie, et dont les ouvrages continuent d'être diffusés notamment dans le milieu catholique traditionaliste, monarchiste, qui pensait avoir redécouvert les "lois de la vie saine" et les secrets d'une vie heureuse, auteur aussi de La
Science occulte et les Sciences occultes (1935) – à travers cette figure, Poulat rappelle l'existence d'un occultisme chrétien et évoque aussi les tentatives de concevoir et promouvoir une "médecine catholique".
"A gauche", Poulat décrit par exemple un Jean Boulier (1894-1980), auteur d'un autobiographie J'étais un prêtre rouge (1977), l'un des fondateurs de la JOC (Jeunesse ouvrière chrétienne) après une période d'intérêt pour le maurrassisme, "attiré par le mouvement historique du communisme", mais pas intéressé par le marxisme, car "aux antipodes d'un doctrinaire, d'un dogmatique ou d'un idéologue" (p. 254). Ou encore un Michel Cépède (1908-1988), confronté au lycée à des étudiants maurrassiens, qu'il jugea adeptes d'une philosophie politique "incompatible avec l'Evangile" (p. 270): Cépède devint pour sa part socialiste tout en restant catholique. Ce portrait est pour Poulat l'occasion de souligner l'intérêt qu'il y aurait à s'intéresser à l'apport catholique à la militance socialiste, apport qui – à travers des figures comme celle de Cépède – n'est pas passé par des organisations de "chrétiens de gauche", mais a été un choix conscient et individuel de personnes voyant une harmonie "entre leur foi chrétienne et leur idéal social" (p. 273).
Occasion d'évoquer aussi un nom familier aux sociologues de la religion: celui d'Henri Desroche (1914-1994), dominicain, qui quitta son ordre en 1950 (après un livre publié en 1949, Signification du marxisme, condamné par Rome), fut élu en 1958 à l'Ecole des Hautes Etudes pour y enseigner la sociologie de la coopération, fut l'initiateur du Groupe de sociologie des religions (1954) et des Archives de sociologie des religions (1956, renommées par la suite Archives de sciences sociales des religions), Poulat évoque un "maître original", un "homme inclassable"; on le "prenait pour un 'philomarxiste': il n'était qu'un 'marxologue', soucieux de connaître et de comprendre la pensée de Marx" (p. 294). Et "sociologue de l'espérance", passionné tant par les communautés que par les messianismes et millénarismes, auxquels il consacra plusieurs livres, dont le dictionnaire Dieux d'hommes (1969).
Poulat a choisi de clore le volume non par une conclusion, mais par un chapitre sur le défunt président Français Mitterrand, dont "la longue relation d'incertitude avec l'Eglise catholique et son enseignement théologique" représente "sans doute l'attitude religieuse la plus commune en France" (p. 313). Mais aussi – et les quelques pages du chapitre en donnent quelques exemples – avec une véritable culture religieuse: différence importante avec les générations postérieures, plongées complètement dans "l'ère post-chrétienne" (pour reprendre le titre d'un ouvrage antérieur de Poulat). Et donc un autre contexte culturel, d'autres interrogations intellectuelles – mais que l'on ne comprendra qu'à la condition de s'être d'abord penché ur l'étape précédente, celle qu'illustrent ces portraits rassemblés par Emile Poulat.
Emile Poulat, La question religieuse et ses turbulences au XXe siècle. Trois générations de catholiques en France, Paris, Berg International, 2005 (328 p.).