On doit à Christine Chaillot, animatrice du "Dialogue entre Orthodoxes", plusieurs ouvrages en anglais et en français, principalement consacrés aux Eglises orientales (non byzantines) de tradition théologique "préchalcédonienne". Syriaques de l'Inde et du Proche-Orient, coptes, orthodoxes éthiopiens ont trouvé leur place dans cette série de volumes. Nous aurons l'occasion de revenir sur certains de ces titres. Mais son dernier ouvrage est d'une autre nature: sous sa direction vient en effet d'être publiée une Histoire de l'Eglise orthodoxe en Europe occidentale au 20e siècle.
Plus exactement, il faudrait parler d'éléments pour une histoire de l'Eglise orthodoxe en Europe occidentale – ce qui est déjà beaucoup, en raison de l'absence de tout autre ouvrage récent du même genre, de plus en français. Long de quelque 170 pages, ce volume offre des chapitres sur l'Eglise orthodoxe en France, dans les Iles britanniques, en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Italie, en Espagne, au Portugal, en Belgique et au Luxembourg, aux Pays-Bas, au Danemark, en Norvège, en Suède et en Finlande.
Chaque chapitre a un autre auteur: certains sont essentiellement descriptifs et énumératifs, d'autres offrent également une analyse et une réflexion, notamment l'excellente contribution de l'évêque (et chercheur érudit) Kallistos (Ware) sur les Iles britanniques. Christine Chaillot explique dans son introduction que l'un des objectifs de ce volume était une présentation historique objective: pour autant que l'on puisse juger, à une ou deux exceptions près, les auteurs semblent s'être attachés à respecter ce principe. A noter que les auteurs sont tous orthodoxes eux-mêmes: ce livre est donc l'expression d'une démarche venant du milieu orthodoxe, dans un Occident où l'Eglise orthodoxe s'interroge sur sa place et son avenir, plus que d'une curiosité historique et sociologique de chercheurs sans affiliation religieuse à la communauté étudiée.
Il est vrai que les recherches – qu'elles soient le fait d'orthodoxes ou de non-orthodoxes – sont peu nombreuses sur ce sujet. Dans certains pays, rien n'existe. Dans d'autres, l'on peut surtout faire état de quelques travaux historiques, par exemple sur l'émigration russe ou grecque dans un pays. Les sociologues de la religion ont pour l'instant manifesté peu d'intérêt pour l'étude de l'orthodoxie en Europe. L'un des intérêts de nouveau volume, outre les données concrètes qu'il nous fournit sur l'histoire et la situation actuelle des orthodoxes en Europe, est d'offrir, à la fin de plusieurs chapitres nationaux, une bibliographie de livres et articles.
L'article le plus long porte sur la Finlande, ce qui paraît légitime, en raison de la nature particulière de l'Eglise orthodoxe de ce pays: elle est la seule en Europe occidentale à jouir d'un statut d'autonomie. En outre, dans les relations avec l'Etat, elle se trouve placée à un niveau semblable à celui de l'Eglise luthérienne, comme seconde Eglise nationale. De plus, en dehors de quelques paroisses dépendant du Patriarcat de Moscou, elle ne connaît pas le morcellement en différentes juridictions qui caractérise les autres pays de l'Europe occidentale. Enfin, l'histoire de l'Eglise orthodoxe finlandaise est peu connue des lecteurs qui ne comprennent pas le finnois. L'auteur de ce chapitre d'une vingtaine de pages, Teuvo Laitila, a fait œuvre d'historien, en brossant un tableau historique qui n'ignore pas les difficultés de l'Eglise finlandaise. A noter que l'Eglise orthodoxe de Finlande, qui compte environ 60.000 membres (en grande majorité d'origine finlandaise), perdait 500 à 600 fidèles de 1945 jusqu'à 1960 (grand nombre de mariages mixtes), mais que cette tendance s'est inversée et qu'elle enregistre un nombre croissant de convertis, surtout depuis les années 1980.
Nous ne résumerons pas ici les quatorze chapitres du livre, mais nous nous attacherons plutôt à en tirer quelques observations générales de nature à intéresser les lecteurs de Religioscope.
Tout d'abord, quelques chiffres pour situer l'importance des orthodoxes dans le paysage ouest-européen. L'on est loin de disposer pour chaque pays de statistiques précises. En France, le nombre d'orthodoxes a peut-être dépassé les 300.000 (estimation très approximatives), avec 150 à 200 paroisses. Dans les Iles britanniques, l'estimation est de 250.000 à 300.000, avec 217 paroisses, surtout en Angleterre (faible nombre au Pays de Galles, en Ecosse et en Irlande). En Allemagne, 1.200.000 (dont 400.000 Grecs et 350.000 Serbes), probablement plus de 300 paroisses. En Suisse, plus de 130.000 orthodoxes, avec une cinquantaine de paroisses. En Belgique, 70.000 à 80.000 orthodoxes (plus un millier au Luxembourg), une quarantaine de lieux de culte. Il y aurait 20.000 orthodoxes aux Pays-Bas, 50.000 à 60.000 en Suède. Dans le cas de l'Italie, le Hiéromoine Ambroise (Cassinasco) préfère renoncer à donner un chiffre, en soulignant l'absence de statistiques et les données très variables selon les sources, qui aboutissent souvent à exagérer le nombre d'orthodoxes.
Certains auteurs, notamment Mgr Kallistos, rappellent qu'il convient de mettre ces chiffres en perspective. Les orthodoxes de souche ou ceux qui se disent orthodoxes dans les statistiques sont loin d'être toujours pratiquants. Il rappelle que, en Angleterre, moins de 10% des orthodoxes vont chaque dimanche à l'église (même si les participants sont bien plus nombreux lors de grandes fêtes comme Pâques) et que cela correspond vraisemblablement à la situation dans la plupart des pays de l'Europe occidentale. Il reste à voir jusqu'à quel point le développement de l'organisation des nouvelles diasporas pourra changer les choses, et aussi quelles seront les réactions des nouvelles générations qui auront grandi en Europe.
L'Eglise orthodoxe reste en effet largement liée dans la plupart des pays aux migrations, et l'on peut dire que cette dynamique a connu un nouvel essor inattendu avec la disparition du "rideau de fer" et l'arrivée d'un nombre croissant d'immigrants venus des pays post-communistes: dans des paroisses (notamment russes) où les descendants des immigrés de l'époque révolutionnaire perdaient de leur importance numérique, la tendance s'est inversée avec l'arrivée des nouveaux immigrants russes. Au cours de la décennie écoulée, on a également vu le développement rapide de nouveaux acteurs dans le paysage orthodoxe de l'Europe occidentale, par exemple l'active multiplication de communautés roumaines dans plusieurs pays.
L'histoire des implantations des différentes Eglises orthodoxes nationales varie évidemment selon les pays. De plus, dans des pays tels que l'Espagne ou – plus encore – le Portugal, l'Eglise orthodoxe sous quelque forme que ce soit n'est présente que depuis une époque récente. Il n'est donc pas étonnant que les formes que prend cette présence soient encore appelées à changer. Dans tous les pays européens, tant les autres communautés religieuses que les Etats souhaitent se retrouver face à un interlocuteur orthodoxe commun et uni, et pas face à une variét
é de juridictions, souligne Noël Ruffieux dans le chapitre sur l'Eglise orthodoxe en Suisse. Dans certains pays, comme la France, il existe une assemblée des évêques orthodoxes, mais ce n'est pas le cas partout.
L'une des questions cruciales pour l'avenir de l'orthodoxie en Europe occidentale est celui de son "inculturation". Cela conduit à prêter attention à la fois à l'adoption des langues locales et à la place des convertis.
Les convertis à l'orthodoxie constituent dans la plupart des cas une petite minorité: ceux des auteurs qui se risquent à une estimation pour leur suggèrent des chiffres dans une fourchette qui va généralement de 1% à 3%. Mais le rôle des convertis ne se mesure pas simplement aux statistiques: au Royaume-Uni, plus de 40% du clergé est formé de convertis. En France, le clergé de souche occidentale est certainement et nettement supérieur au pourcentage de convertis, même si le P. Jean Roberti (auteur du chapitre sur ce pays) ne fournit pas de pourcentage. Aux Pays-Bas, la brève description des monastères orthodoxes montre que tous ont été fondés par des convertis.
En ce qui concerne l'usage de langues occidentales, la situation varie considérablement selon les lieux. Ainsi, la lecture du chapitre consacré par Joost van Rossum aux Pays-Bas donne l'impression d'un nombre relativement important de paroisses utilisant le néerlandais (à côté de paroisses "ethniques" grecques et serbes célébrant dans leurs langues respectives). En France, "la francophonie orthodoxe se développe et des Eglises fondamentalement 'ethniques' (roumaine, serbe) ont leurs propres communautés francophones", rapporte le P. Jean Roberti. Dans les Iles britanniques, de façon insolite, des paroisses de langue anglaise ont vu le jour dans différentes villes depuis les années 1950, mais, sur une quarantaine de lieux de culte dans la ville de Londres, il n'en existe aucun où la liturgie soit célébrée exclusivement ou de façon prédominante en langue anglaise chaque dimanche.
Avec l'arrivée de nouveaux immigrants se pose la question de la place future de l'Eglise orthodoxe en Occident: pastorale des immigrés ou mission plus large? "Jusqu'où pouvons-nous organiser une présence orthodoxe qui ne soit pas seulement orientale, mais aussi occidentale [...]?" s'interroge Mgr Kallistos. A l'heure où l'Eglise orthodoxe en Europe occidentale va de plus en plus devoir s'interroger sur ce qu'elle veut être, le volume nouvellement publié sous la direction de Christine Chaillot contribue à une meilleure connaissance de cette réalité parfois difficile à circonscrire.
L’ouvrage n’est pas diffusé en librairie, à l’exception de quelques dépôts dans des librairies spécialisées. Mais la directrice du volume nous informe qu’il peut être commandé par correspondance auprès de la librairie de l’Institut Saint-Serge (Paris).