Ces intellectuels, majoritairement "autodidactes", sont d'origines très diverses, depuis l'Inde (Asghar Ali Engineer) en passant par l'Indonésie (Nurcholish Madjid et Jalaluddin Rakhmat), jusqu'à la Suisse (Tariq Ramadan) ou l'Afrique du Sud (Ebrahim Moosa) et leur pensée prend place en Occident. Ils ont d'ailleurs en commun de se situer face à ce dernier, essentiellement au travers d'une contestation de la prérogative occidentale à l'universalité.
L'étude d'Alain Roussillon montre que cette émergence s'opère selon un triple processus. Elle répond d'abord au développement de diverses et nouvelles formes locales de l'être et agir musulman, tant au sein des sociétés musulmanes qu'en Europe et dans les Amériques. Cette réapparition traduit ensuite la manière dont se déploie la recherche d'une nouvelle universalité islamique face à la prépondérance de la modernité occidentale. Enfin, elle dépend de la mondialisation qui a profondément transformé les relations entre intellectuels et pouvoirs étatiques et les conditions qui déterminent les échanges et interactions dans les sociétés musulmanes.
Le discours de ces intellectuels présente une alternative à l'image trop souvent évoquée avec légèreté, d'un immobilisme civilisationnel consécutif à la dite "fermeture des portes de l'ijtihad" et qui affecterait la pensée religieuse musulmane. Alternative également à des islamistes perçus comme responsables d'une radicalisation de l'islam et de ses rapports avec l'Occident.
Afin de saisir les modalités de ce nouveau type d'intellectuels musulmans, Alain Roussillon propose une approche en trois parties.
La première s'attarde sur les caractéristique des scènes intellectuelle, politique et religieuse où leurs discours se développent, ainsi que sur les contextes de compétition autour des "biens de salut" engageant de nombreux acteurs. Roussillon met ici l'accent sur les modes et conditions de l'exercice d'une pensée qui se pose en rupture avec, à la fois, les Etats, les islamistes, les oulémas et les commentateurs plus ou moins autorisés en matière d'islam, tout en revendiquant agir et réinterpréter ce dernier de l'intérieur.
La deuxième partie de ce livre décrit l'action des acteurs, l'énonciation de leurs objectifs, les causes qu'ils identifient, les méthodes et critères préconisés afin de permettre une revivification et une modernisation de la pensée musulmane.
Dans son dernier chapitre, Roussillon détermine les conditions de réception de cet "effort personnel d'interprétation et de production des normes" (ijtihad) auquel les musulmans sont invités par ces "nouveaux intellectuels", la manière dont ces discours se distribuent dans les sociétés musulmanes et les échos qu'ils peuvent rencontrer, tant au sein du monde islamique que dans les pays occidentaux.
La scène "globalisée" sur laquelle les nouveaux intellectuels musulmans évoluent se caractérise par ce que Roussillon nomme les trois paradoxes apparents:
- Un discours, tendant à devenir dominant, qui établit une série de singularités (culturelle, idéologique, militaire, théologique, économique, sociale et politique) faisant de l'islam (au contraire de ses cousins monothéistes) un "anti-Occident", essentiellement inapte à la démocratie, la laïcité ou encore aux Droits de l'Homme.
- L'invocation du référent religieux comme principe explicatif global, c'est-à-dire l'idée qu'il existe un lien direct et causal entre un corpus de normes et la pratique des musulmans. Cet holisme, repris symétriquement par les commentateurs "néo-orientalistes" [1] en Occident et les islamistes, constituerait le support de l'exceptionnalité musulmane, alors même que l'ensemble des observations sociologiques témoigne au contraire d'une dissolution de cette "totalité holistique" [2].
- La mondialisation de l'islam et sa déterritorialisation qui entraînent une dissociation croissante entre religion et culture, tant dans les milieux émigrés en Occident qu'au sein des sociétés musulmanes elles-mêmes. La norme islamique tend ainsi à devenir une formulation abstraite indépendante des stratégies des groupes qui s'en revendiquent. Elle se charge de sens et de contenu selon les contextes socio-économiques, les déterminations locales dans lesquelles les hommes l'enracinent. Ce processus favorise des situations paradoxales où ce sont les islamistes les plus radicaux, se réclamant d'une fidélité religieuse absolue, qui se retrouvent les plus imbriqués dans les particularismes locaux.
Dans un mouvement à la fois interne à la vision du monde musulmane et libéré des orthodoxies politique et religieuses, les "nouveaux intellectuels musulmans" ont l'ambition de dépasser la dichotomie de deux positions rivales: le fondamentalisme séculariste, accusé de n'être qu'une imitation de l'Occident, et le fondamentalisme religieux, revenant à un enfermement anachronique dans l'imitation des "Pieux Ancêtres". Ils rejettent donc à la fois l'hypothèse d'une incompatibilité essentielle entre un Occident et un Orient voués à un destin de confrontation, et l'idée d'une compatibilité fondamentale conditionnée par un héritage abrahamique commun qui autoriserait les sociétés musulmans à accéder à la modernité sans médiation. Ce double refus est exprimé en ces termes par l'intellectuel iranien Abdolkarim Soroush:
"En parlant d'«intellectuel musulman moderne», je ne me réfère pas à ceux dont l'adhésion à l'islam ou à la modernité n'est que nominale. Les intellectuels dont je parle ne sont pas de ceux dont la compréhension de l'islam se réduit à quelques citations ou à quelques phrases. Ni ceux qui pensent la modernité en la réduisant à certain de ses aspects axiologiques, comme le consumérisme ou le seul développement matériel. Ceux dont je parle sont à la fois versés dans les études islamiques et comprennent la modernité dans son travail interne. L'intellectuel musulman moderne doit être de ceux qui comprennent les différences fondamentales entre islam et modernité, ce qui le met à même de jeter des ponts au-dessus du fossé qui les sépare. [...] En un sens, les intellectuels musulmans modernes sont une espèce hybride. Ils émergent dans l'espace liminal entre idées et pensées modernes et traditionalistes." [3] (p. 49)
Le débat et les options offertes pour une revivification de la pensée islamique par les "intellectuels musulmans modernes" trouvent leurs limites autour de deux notions essentielles: la globalité de l'islam et sa territorialisation, c'est-à-dire sa capacité à informer tous les aspects, tant individuels que collectifs, de la vie sociale ainsi que le lien entre islam et identités.
A partir des réponses apportées à ces deux questionnements, Alain Roussillon dégage deux approches qui structure la mouvance de ces intellectuels: un courant moderniste, héritier des premiers réformistes musulmans, qui ambitionne de s'approprier d'une modernité identifiée au rationalisme et à l'humanisme des Lumières, à l'image d'Asghar Ali Engineer ou du Suisse Tariq Ramadan. Un courant "post-moderniste" où se dessinent les figures d'Abdolkarim Soroush, de l'Egyptien Nasr Abu Zayd ou d'Ebrahim Moosa qui voient dans la post-modernité un "potentiel positif d'incertitude" aux vertus libératoires, permettant de chasser l'absolu au profit du conjoncturel, de souligner le caractère relatif de l'accès de l'homme à la Vérité.
Ce processus de questionnement de la tradition musulmane ne s'organise pas par le biais de systèmes ou de doctrines, mais plutôt par des "manières de voir et faire" dont Alain Roussillon diagnostique les faits saillants. L'auteur s'arrête d'abord sur le processus dit de "l'islamisation des savoirs" qui marque le premier moment du processus d'émergence des "nouveaux intellectuels". Il s'agit d'une revendication apparue dans les années 1970 et qui représenta, à partir des années 1980, une sorte de quête d'une idéologie de substitution au nationalisme qui commençait à s'essouffler face à la montée du fondamentalisme islamique. Cette "islamisation des savoirs", qui met en scène des acteurs tels que le Palestinien Ismaïl Râji al-Faruqi ou le Malais Syed Naquib bin Ali bin Abdallah bin Muslim al-Attas, se caractérise notamment par la recherche d'une "reconstruction des savoirs qui viendrait libérer la philosophie, l'épistémologie et les sciences de tout biais ou conception européocentristes ou orientalistes", en somme un exercice de neutralisation des aspects occidentaux de la science. Parmi les arguments invoqués par cette tendance se trouve le bilan d'une crise générale de la pensée et des savoirs occidentaux dont le péché originel est identifié dans le positivisme et le matérialisme, Janus dénué de fondements spirituels et annonciateur de catastrophes.
Alain Roussillon situe une sorte de transition entre l'"islamisation des savoirs" et le renouveau de l'exégèse coranique - où s'enracine l'impulsion première des nouveaux intellectuels musulmans - dans le projet de constitution d'un "occidentalisme", selon le mot de l'Egyptien Hassan Hanafi. La spécificité de la démarche de ce dernier, qui le distingue des partisans de l'"islamisation des savoirs", réside dans l'appréhension de l'Autre comme objet et non plus comme source. Si l'objectif final de Hanafi semble être la réactivation de la créativité dans la pensée musulmane, l'accent est mis sur "l'occidentalisation consciente et inconsciente des sociétés musulmanes":
"L'héritage occidental constitue l'une des principales composantes de notre conscience en tant que nation (wa'ina al-qawmi) et l'une des sources directes de connaissances de notre culture scientifique et nationale (wataniyya). L'Autre a été continuellement présent dans notre conscience en tant que nation et dans notre positionnement culturel, depuis les anciens Grecs jusqu'aux modernisateurs occidentaux. Aucune rupture n'est intervenue entre nous et cet Autre, sinon de la part du courant salafite, mais jusqu'à maintenant il n'a fait l'objet d'aucun mouvement de critique, sinon dans d'étroites limites, sur un mode rhétorique ou sur celui de la polémique, sans recourir à la méthode critique ni à la logique de la preuve." [4] (p. 71)
En effet, les nouveaux intellectuels musulmans ont en commun d'estimer que la modernité met en question les systèmes de représentation et "l'être au monde" des musulmans. Ce constat débouche sur la nécessité d'une nouvelle exégèse du Coran. Roussillon distingue ici trois orientations complémentaires qui s'efforcent d'historiciser les textes sans remettre en cause leur sacralité.
La première "stratégie", dont Nasr Abu Zayd représente l'idéal-type, consiste à considérer le Coran comme "un acte de communication". L'enjeu ici est de définir les cheminements de la Révélation depuis Dieu jusqu'aux hommes. La conception orthodoxe largement dominante enseigne qu'Allah, par l'intermédiaire de l'archange Gabriel, délivra son message directement en arabe au Prophète, lequel le transmit aux hommes sans intervention de sa part. Elargissant cette conception, Abu Zayd distingue trois instances, à savoir la parole de Dieu telle qu'en elle-même (kalâm Allah), sa énonciation fragmentée en langue arabe (al-Qur'an) et sa compilation sous forme de livre (Kitâb ou Mushaf). Cette position l'autorise à contextualiser linguistiquement et historiquement le texte coranique et à dissocier le sens coranique des significations que lui ont conféré les musulmans:
"La réalité concerne les circonstances sociopolitiques où s'accomplissent les actes de ceux à qui le texte s'adresse, et celles du premier récepteur du texte, le Prophète et Messager de Dieu. La culture, par ailleurs, est le monde des conceptions, enchâssée dans la langue, cette même langue dans laquelle le Coran est également enchâssé." [5] (p. 80)
La position d'un Abu Zayd, rejoint dans son "scepticisme positif" par le Tunisien Abdelmajid Charfi qui plaide pour un dépassement de la Shari'a, le mène non seulement à contester le monopole de l'interprétation du Coran revendiqué par les oulémas, mais aussi tend à réintroduire la légitimité du pluralisme religieux au bénéfice des autres religions. D'une manière prévisible, la position de Abu Zayd déclancha un scandale en Egypte et fut interprétée comme une apostasie.
La deuxième voie élaborée par ces intellectuels, où se dessine les figures du Soudanais Mahmoud Muhammad Taha, du Sud-Africain Farid Esak ou du Syrien Muhammad Sharour, consiste à "repenser l'expérience prophétique". Il s'agit d'introduire "une réflexion sur le processus de dogmatisation et sur la façon dont la normativité instituée par la Révélation informe les frontières de la communauté, les enjeux de l'appartenance et la relation entre "nous" et "les autres". Plus radical que ses co-exégètes dans ses conclusion, Mahmoud Taha propose la distinction entre les sourates mekkoises, universelles et pleinement prophétiques, et les pragmatiques sourates médinoises conditionnées par les impératifs de gestion de la communauté et représentant une sorte de régression. Ainsi que le formule Roussillon:
"En dissociant ces deux périodes considérées comme consubstantielles par l'exégèse musulmane classique en ce qu'elles révèlent et expriment l'intégralité du message divin - La Mecque pour les fondements de la foi, 'aqîda, et Médine pour les fondements de la loi, sharî'a -, ce n'est pas tant l'autorité normative du Prophète que M. Taha remet en cause que les termes mêmes de la normativité." (p. 89)
Cette position implique deux conclusions. D'abord que l'expérience médinoise n'incarne qu'une singularité et que la teneur du message divin n'est pas à chercher dans les dispositions juridiques révélées à Médine. Ensuite, que si la vérité de la Révélation est circonscrite dans les sourates mekkoises, l'âge d'or traditionnellement associé au VIIe siècle à Médine n'a pas encore vu le jour. Dans cette perspective, l'effort d'interprétation personnelle (ijtihâd) peut donc s'exercer même sur des questions au sujet desquelles il existe des textes explicites, s'il s'avère que ceux-ci contredisent "l'intentionnalité émancipatrice de la Révélation" ou sont incompatibles avec l'intérêt actuel des musulmans.
La troisième voie représente la position la plus exigeante. Elle réunit les intellectuels qui s'efforcent de "repenser le fait islamique", c'est-à-dire de discuter la tradition musulmane à la lumière des instruments cognitifs de la modernité sans adopter a priori de posture identitaire ou apologétique:
"La question posée n'est plus, ou plus seulement, celle de savoir comment lire ou relire le Coran, ou comment réactiver l'expérience prophétique, mais bien de savoir comment vivre, individuellement et collectivement, en tant que musulman dans un monde qui ne l'est pas ou a cessé de l'être - y compris, et peut-être surtout, dans des sociétés dont la majorité des membres s'affirment tels, et où les régimes en place se réclament le plus haut et le plus fort de l'islam -, un monde dont l'identité et les articulations cardinales en contexte de "globalisation" ne peuvent plus être pensées en termes religieux." (p. 101)
Chez le Français Mohammed Arkoun, cette démarche prend la forme transgressive d'une "déconstruction du rôle joué par les clercs musulmans dans le processus historique d'ossification-enfermement-stérilisation de la Révélation figée en Tradition et en orthodoxie". Arkoun, renonçant à poser une spécificité musulmane du savoir et de la religion, s'attache à dévoiler l'impensé, à faire accéder l'étude critique à la théologie et remonter jusqu'aux sources sacralisées de l'islam pour en souligner les aspects mythologiques et dégager d'autres formes de rationalité.
D'autres intellectuels, à l'image de A. Soroush, assument la même exigence qu'Arkoun mais en situant leur démarche à l'intérieur de l'univers musulman. Soroush ambitionne de réconcilier la religion avec les changements engendrés par la globalisation qui affectent les sociétés musulmanes et rendent impossible d'adhésion à un corpus rigide.
Le dernier chapitre du livre d'Alain Roussillon analyse les positions de ces nouveaux intellectuels vis-à-vis du politique. Ces auteurs "post-islamistes", selon l'expression consacrée par certains chercheurs [6], essaient de tracer les contours de ce que devrait être une modernité politique islamique capable de répondre aux défis posés par les modèles européens ou américains. Quelles sont les relations entre normativité religieuse et séculière (politique, juridique ou morale)? Comment définir la condition féminine dans le contexte d'une modernité spécifiquement musulmane? Quelle est la dialectique entre Droits de l'Homme et Droits de Dieu? Quelle alternative à l'islamisme? Ce sont autant de questions auxquelles se confrontent ces intellectuels et que décrit Roussillon en en montrant les synergies et obstacles.
Il est intéressant de s'attarder ici plus particulièrement sur l'articulation de ces intellectuels avec l'islamisme telle qu'analysée par Alain Roussillon:
"Un quart de siècle après la révolution islamique en Iran - ce qui fait que 65% des Iraniens n'ont vécu que sous ce régime -, il n'est pas anodin de constater que c'est de ce pays qu'émane la réflexion sans doute la plus radicale sur ce que pourrait être une modernité politique musulmane, conçue selon deux axes: [la] sortie de la problématique de l'Etat islamique [et la] préservation, voire renforcement, du caractère musulman de la société." (p. 134)
Les intellectuels "post-islamistes" [7] dénoncent prioritairement les échecs de la prétention du régime de Téhéran d'associer islam et politique, qui, à terme, discrédite le premier tout en empêchant l'exercice serein du second. Ces opposants dénoncent "l'expansion continue de la sphère religieuse dans tous les champs de la pratique sociale, ce qui ne peut aboutir qu'à la dilution de la religiosité elle-même [qui] finit par perdre son lieu et ses registres propres, comme en atteste, par exemple, la désertion des mosquées".
Parmi les discours des intellectuels iraniens, Roussillon identifie deux modes de sortie de la théocratie visant à préserver l'identité islamique: le premier est associé à la figure de Mohsen Kadivar, représentant du courant "néo-réformiste clérical" selon l'expression de Khosrokhavar, qui développe sa critique à partir des institutions religieuses officielles. Le cœur de son analyse se situe dans la contradiction qu'il perçoit irréductible entre un système républicain, qui suggère une forme de contrôle populaire, et le dogme du velayat-e faqih qui concentre le contrôle de la légitimité dans les mains d'un petit groupe. Afin de résoudre cette aporie, M. Kadivar, proche en cela de M. Shabestani et de A. Soroush, propose un scénario "technocratique" qui ressemble à une "société religieuse laïque" où l'art de gouverner ne retiendrait comme critère que la seule compétence, validée par une élection populaire. Les religieux seraient donc écartés de la sphère politique mais conserveraient un rôle de vérificateur de la "non-incompatibilité" des lois avec la Shari'a. Ainsi que le formule Alain Roussillon, la question centrale que pose ce débat réside dans
"La capacité des constructions théoriques proposées par ces intellectuels à contribuer effectivement à une redéfinition des rapport entre politique et religion en terre d'Islam, et à une démocratisation de la République islamique, qui pourrait servir de précédent et de modèle dans d'autres contextes [...] En inscrivant leur propos dans l'historicité interne, dans l'espace-temps et dans l'imaginaire de la révolution islamique, et plus largement de l'islam lui-même - y compris pour en contester les vérités les mieux établies -, ces intellectuels contribuent à une diversification et à un enrichissement des idiomes politiques musulmans, susceptibles de fournir les mots permettant à des intérêts jusque là voués au silence ou à la dissimulation de s'énoncer." (pp. 142-143)
Dans sa conclusion, Alain Roussillon revient plus longuement sur l'idée que nous assisterions, depuis les premiers écrits de Jamal al-Din al-Afghani, à l'émergence d'un "protestantisme musulman". Roussillon observe que plusieurs faits concourent à soutenir cette hypothèse. Il observe d'abord une "réintellectualisation" de l'islam rendue possible par le développement de nouveaux moyens de communication favorisant l'apparition de "micro-intellectuels" dont les opinions trouvent plus facilement un écho global. Ensuite, Roussillon précise que cette contestation du monopole des clercs quant à l'interprétation des textes pourrait être comparée au principe de la sola scriptura de la Réforme luthérienne. Enfin, l'auteur note que l'hypothèse protestante semble être encore confortée par l'indifférence des protagonistes envers les classifications de l'islam (sunnites et chiites, écoles juridiques, etc.), désintéressement qui contribue à l'effacement des intermédiaires entre Dieu et les croyants. Cependant, Alain Roussillon nuance ce constat en considérant la réalisation du deuxième principe luthérien, le sola fides. Celle-ci demeure en effet très problématique, en raison du fait que les musulmans ont historiquement tendu à privilégier la pratique sur la croyance personnelle dans la majorité des expressions de foi.
La métaphore protestante, écrit Roussillon "permet de rendre compte des termes dans lesquels se formule la contre-attaque des "clergés" musulmans [...] contre ceux qui prennent le risque d'appeler à une réforme de l'islam." En délégitimant les oulémas et les jurisconsultes qui ont toujours eu la responsabilité de l'interprétation et de la mise en pratique du message prophétique, et en préconisant le retour aux textes sans leur médiation, les islamistes alimenteraient, selon certains "clercs", la multiplication d'interprétations bricolées. S'il serait profondément injuste, précise l'auteur, d'imputer cette dérive aux nouveaux intellectuels musulmans, il n'en demeure pas moins que des connivences s'observent entre les deux milieux.
Cette très riche étude consacrée aux acteurs de la pensée islamique contemporaine a le mérite d'offrir un survol critique de l'ensemble de cette nouvelle mouvance et d'en dessiner les contours et les objectifs avec clarté. Le livre d'Alain Roussillon se présente aussi, et plus largement, comme un appel à un regard plus complexe et moins réducteur sur la pensée contemporaine musulmane. Ainsi que l'auteur le note très justement, la voie des nouveaux intellectuels, pris entre "le marteau islamiste et l'enclume des traditions établies", représente peut-être
"l'ultime chance de faire en sorte qu'échoue à s'imposer aux opinions occidentales le stéréotype d'un islam jihadiste par essence, fondamentalement hostile à la modernité et voué à sa destruction, ultime chance que ne s'installe durablement dans les consciences, de part et d'autres, le paradigme du «choc des civilisations»." (p. 181)
Olivier Moos
Notes
1) C’est-à-dire “le corps de spécialistes plus ou moins autorisés ou auto-proclamés qui se constituent pour rendre compte de l’émergence de l’islamisme” (p. 25).
2) Voir notamment: Patrick Haenni, “Ils n’en ont pas fini avec l’Orient: de quelques islamisations non islamistes”, in Revues des Mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 85-86, 1999. Abdelkhah Fariba, Etre moderne en Iran, Paris, Karthala, 1998. Farhad Khosrokhavar, “Le nouvel individu en Iran”, in Cahier d’Etudes sur la Méditerranée Orientale et le monde Turco-Iranien, n° 26, 1998.
3) Cité dans Farish Noor, New Voices of Islam, Leyde, ISIM, 2002, p. 20.
4) Hassan Hanafi, Introduction à l’occidentalisme (en arabe), Le Caire, Madbouli, 1991, p. 14.
5) Nasr Abu Zayd, Mafhûm al-nass, cité par Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004, p. 206.
6) Voir à ce sujet Olivier Roy et Patrick Haenni, “Le post-islamisme”, Revue des Mondes musulmans et de la Méditerranée, n° 85-86, 1999.
7) F. Khosrokhavar et O. Roy, Iran: comment sortir d’une révolution religieuse, Paris, Seuil, 1999, p. 15.
Alain Roussillon, La pensée islamique contemporaine. Acteurs et enjeux, Paris, Téraèdre, 2005.