Cette affaire des naturalisations a fait le feuilleton de l'été à Sarajevo, tandis que la situation générale de l'islam dans le pays demeure bien paradoxale. La “greffe islamiste” n'a pas pris dans les années de guerre, et la majorité de la population bosniaque demeure attachée à des valeurs de tolérance, mais les structures officielles de la communauté islamique poursuivent néanmoins une stratégie de “réislamisation” en profondeur de la société, tandis que des réseaux radicaux continuent à se développer.
Bouffée d'antisémitisme?
Avant que l'affaire des naturalisations n'éclate au grand jour, un autre scandale avait défrayé la chronique bosniaque. Début janvier 2005, le journal Saff, “bulletin de la jeunesse musulmane” de Bosnie-Herzégovine, dépendant officiellement du rijaset de la communauté islamique de Bosnie, publiait un long article sur le génocide des Juifs durant la Seconde Guerre Mondiale. L'auteur de ce texte, Fatmir Alispahic, cite l'ensemble des arguments des négationnistes occidentaux, en semblant les reprendre entièrement à son compte. Dans le même temps, une émission a aussi provoqué l'émoi: invité par la télévision Alfa, un jeune hafiz [1] a présenté l'hostilité entre juifs et musulmans comme une vérité éternelle, attestée même par le Coran.
Ni les structures officielles de la communauté islamique de Bosnie ni aucun autre représentant religieux n'a cru bon de réagir face à ces déclarations, en revanche dénoncées par les médias indépendants du pays, notamment le quotidien Oslobodjenije et les hebdomadaires Dani et Slobodna Bosna. Le Comité Helsinki pour les droits de la personne en Bosnie a également déposé une plainte pour incitation à la haine raciale.
Le quotidien Dnevni Avaz, premier tirage du pays, fortement lié au nationalisme bosniaque et au Parti d'action démocratique (SDA) de feu Alija Izetbegovic, a choisi d'ouvrir ses colonnes à l'auteur du texte controversé, Fatmir Alispahic, qui a dénoncé un complot visant à entraver sa liberté d'expression. De même, la très influente télévision Hayat, l'a invité à un débat contradictoire avec le président de la communauté juive de Bosnie-Herzégovine, Jakob Finci, essayant ainsi de s'en tenir à une position de “neutralité”.
Cette affaire révèle la position très ambiguë des institutions officielles de la communauté islamique et des nationalistes bosniaques du SDA, qui ne veulent pas apparaître publiquement comme étant liés aux réseaux radicaux mais qui, dans le même temps, sont incapables de se séparer véritablement de cette mouvance dont l'influence apparaît de plus en plus dans la vie politique et les débats en Bosnie-Herzégovine. L'affaire des naturalisations a néanmoins obligé les autorités de Sarajevo a prendre des mesures un peu plus fermes.
L'affaire des passeports
Dans les jours qui ont suivi les attentats du 7 juillet à Londres, la presse britannique soulevait la possibilité de liens entre les terroristes présumés et la Bosnie-Herzégovine: une des personnes arrêtée a longtemps séjourné à Brcko, dans le nord du pays, et disposait d'un passeport bosniaque.
Déjà, après les attentats du 11 septembre 2001, le gouvernement de Sarajevo avait dû lancer une première enquête sur la manière dont la citoyenneté bosniaque avait été généreusement attribuée à des ressortissants de pays musulmans d'Afrique et d'Asie durant la guerre et au lendemain de celle-ci. Les résultats enfin rendus publics de ces enquêtes ont révélé que, sur 740 personnes dont la nationalité a été contrôlée, les irrégularités sont quasiment systématiques: noms inventés, adresses fictives, documentation incomplète ou fausse, modification de données d'identité, émission de passeports sans les documents adéquats, etc.
Plus de 500 des 740 personnes dont le cas a été examiné ont obtenu leur passeport bosniaque dans le canton de Sarajevo, mais certaines résident dans d'autres régions de Bosnie: Zenica, Tuzla, Bihac, etc. Les intéressés sont originaires d'une trentaine de pays d'Afrique, du Moyen Orient et d'Asie différents.
On ne sait pas pourquoi ni comment ces personnes ont obtenu la citoyenneté bosniaque, ni quels ont exactement été les services rendus leur permettant de prétendre à ce document. Par contre, l'intérêt de l'opération saute aux yeux pour des réseaux terroristes: des personnes connues dans leur pays d'origine ainsi que par les polices internationales, éventuellement déchues de leur citoyenneté ou sous le coup de poursuites criminelles, ont pu obtenir, sous une autre identité, des documents d'identité parfaitement authentiques. Le passeport bosniaque permet également de se rendre sans visa en Croatie, pays qui n'est lui-même pas soumis aux procédures de visa par l'Union européenne...
Officiellement, cette accession à la citoyenneté bosniaque a été offerte aux personnes qui ont combattu pour la Bosnie-Herzégovine durant la guerre, ou qui étaient engagées dans des organisations d'aide humanitaire. L'enquête approfondie du journaliste Esad Hecimovic prouve que la réalité est plus gênante: sur les 740 personnes contrôlées, 90 avaient reçu la citoyenneté bosniaque dès 1992, soit avant la guerre ou au tout début de celle-ci [2]. Ce fait révèle l'existence d'un plan des autorités bosniaques pour accorder la citoyenneté bosniaque à des individus engagés dans la mouvance islamiste, en rupture de ban avec leur pays d'origine. Il ne fait plus de doute que les dirigeants du SDA d'Alija Izetbegovic ont cherché à faire venir en Bosnie-Herzégovine des islamistes étrangers avant même le début du conflit.
Un document essentiel serait constitué par le journal du cheikh Enver Saban, un des chefs (d'origine égyptienne) de la brigade El-Mudzahid, qui a combattu en Bosnie. Le cheikh Saban, auparavant responsable du Centre culturel islamique de Milan, a été tué en Bosnie centrale par des hommes du Conseil croate de défense (HVO), le 14 décembre 1995, le jour même de la signature finale des accords de paix de Dayton à Paris. Son journal décrirait les rencontres des chefs des moudjahidines avec les autorités bosniaques, notamment une réunion avec Alija Izetbegovic. Ce journal devrait contenir une trace de l'accord conclu sur l'octroi de la citoyenneté bosniaque aux combattants volontaires et aux missionnaires islamiques qui voulaient rester en Bosnie-Herzégovine, comme civils, après la guerre. Le journal, qui avait disparu, est récemment réapparu à Zagreb; le gouvernement bosniaque a essayé, sans succès, d'obtenir sa restitution.
Volontaires et fournisseurs d'armes
Qui étaient ces volontaires venus en Bosnie-Herzégovine? Leur venue s'est inscrite dans trois cadres, celui du jihad, celui de l'ighatha, l'activité de secours, et celui de la da'wa, la prédication islamique.
Dès les premiers moments de la guerre de Bosnie, des combattants sont arrivés sur cette terre d'un nouveau jihad, transitant le plus souvent par Zagreb. La mosquée de la capitale croate, bastion des islamistes bosniaques, avait lancé un appel au jihad, suscitant d'ailleurs des réactions embarrassées des autorités de la communauté islamique et de l'état-major de l'Armée bosniaque, lui-même plutôt marqué par la culture laïque des anciens officiers yougoslaves.
Cette présence étrangère s'organise rapidement, avec plusieurs camps d'entraînement en Bosnie centrale, notamment à Zenica (camp Al-Jihad, dans le quartier périphérique de Podbrezje), à Mehurici, à Zeljezno Polje (près de Zepce), à Tesanj et à Konjik. Le Saoudien Abu Abdul Aziz, vétéran du jihad d'Afghanistan, du Cachemire et des Philippines, prend la tête des Forces musulmanes (Muslimanske snage), déclarant ne pas dépendre de l'état-major bosniaque. En novembre 1992, ces Muslimanske snage fusionnent avec le 7e bataillon de Zenica pour former la 7e brigade musulmane de l'Armée bosniaque, réunissant combattants bosniaques volontaires et étrangers.
Cependant, des tensions ne tardent pas à se révéler entre combattants bosniaques et étrangers. Le commandant de la brigade appartient à l'ordre derviche des nakshbendi, et certaines pratiques soufies sont en rigueur comme la prière rituelle du zikr, au grand dam des salafistes étrangers, farouchement opposés à toute forme de soufisme.
En août 1993, les étrangers sont regroupés dans le bataillon spécifique El Mudzahid. Leur participation militaire a été d'une certaine importance, notamment dans les combats opposant les forces bosniaques et croates en 1993. Il semble d'ailleurs que les Serbes aient parfois facilité le passage d'unités de jihadistes, selon le principe qu'il est de bonne guerre de laisser ses ennemis s'entretuer entre eux, mais aussi pour mieux faire sentir aux Croates la réalité du “danger fondamentaliste”.
L'encadrement des volontaires étrangers était assuré par des vétérans de l'Afghanistan et d'autres terrains de jihad. Les combattants venaient de tout le monde musulman, avec une assez forte présence de jeunes gens issus des communautés musulmanes d'Europe occidentale. 4000 à 6000 combattants étrangers auraient pu combattre en Bosnie. Les autorités bosniaques ont tenu à manifester leur reconnaissance à ces combattants étrangers, le Président Izetbegovic visitant à deux reprises le bataillon El Mudzahid.
Tous les islamistes qui ont convergé en Bosnie-Herzégovine n'étaient pas des combattants. Durant la guerre, l'aide humanitaire en provenance du monde arabo-musulman a revêtu un visage multiforme. Les organisations humanitaires sunnites sont regroupées dans un Conseil islamique mondial pour la da'wa et le secours (al-maglis al-'alami li l-da'wa wa l-ighatha).
Les ministères des Affaires religieuses de plusieurs pays musulmans sont membres de ce conseil (Arabie saoudite, Emirats arabes unis, etc), ainsi que des organisations proches des mouvements islamistes.
Au sein du conseil, l'International Islamic Relief Organization préside, depuis Djeddah, la branche spécifique du secours humanitaire; elle s'est imposée, dès le début du conflit, comme l'un des principaux acteurs de l'aide humanitaire internationale en Bosnie. Cette organisation a été créée en 1988, durant le conflit afghan. Pour l'Arabie saoudite, principal bailleur de fonds, elle se doit de diffuser la conception sunnite wahhabite de l'islam, notamment pour contrer l'influence chi'ite iranienne. Un grand nombre d'autres organisations humanitaires musulmanes sont intervenues durant le conflit en Bosnie, parfois basées dans le monde occidental, comme l'organisation britannique Muslim Aid. Encore après la guerre, le mufti de Zenica, Halid Mehtic, a protégé les organisations humanitaires islamiques, leur permettant de prendre solidement pied en Bosnie centrale.
Toutes ces organisations se sont trouvées confrontées au problème de l'universalité de l'aide. L'aumône - le zakat - constitue une obligation de la foi musulmane, au même titre que le pèlerinage à La Mecque ou les cinq prières quotidiennes. Peut-on dès lors utiliser les fruits du zakat pour des non-musulmans? Dès 1992, une fatwa fut émise en Arabie saoudite permettant, à propos de la Bosnie et de la Somalie, d'étendre le bénéfice de l'aide aux non-musulmans, car “ils sont ceux dont le cœur peut être gagné”. Dans les faits, la pratique des organisations musulmanes fut très variable, beaucoup ne renonçant pas à réserver leur action aux seuls musulmans. Toutes ces organisations considérèrent par ailleurs comme allant de soi de lier secours et mission. La da'wa s'exerçait d'abord sur les employés locaux de ces organisations, et dans les camps de réfugiés, par exemple, ces organisations veillaient à l'observation du ramadan, célébrant des fêtes comme la rupture du jeûne par des distributions de cadeaux. Des exemplaires du Coran ou de petits fascicules en reprenant quelques versets furent généreusement distribués, ainsi que de la littérature islamique. Les autorités religieuses bosniaques n'étaient d'ailleurs pas en reste elles-mêmes d'insistance sur les obligations rituelles de l'islam. Edah Becirbegovic, président de l'association humanitaire bosniaque Merhamet, chargée de coordonner l'aide humanitaire dans les zones contrôlées par le gouvernement de Sarajevo et très proche du SDA, dénonça en termes virulents l'envoi de colis humanitaires contenant de la viande de porc par le HCR [3].
L'aide des pays musulmans fut également importante pour la Bosnie dans un domaine essentiel, celui de la fourniture d'armes, puisque la défense du pays était rendue extrêmement difficile par l'embargo sur les armes décrété par les Nations Unies.
Ce rôle est revenu à la Third World Relief Agency (TWRA), une structure “humanitaire” fondée en 1987 par deux Soudanais, Fatih al-Hassanain et son frère Sukarno. Fatih al-Hassanain avait fait ses études en Yougoslavie et s'était lié aux futurs fondateurs du SDA, dans le cadre d'un groupe de discussion islamique créé dans les années 1980 à Sarajevo, connu sous le nom de tabacki mesdzid. On trouve parmi les dirigeants de TWRA en Bosnie plusieurs compagnons de longue date du Président Izetbegovic, comme Hasan Cengic, l'animateur du groupe du tabacki mesdzid. Aujourd'hui principal imam de Gorazde, en Bosnie orientale, l'homme était durant la guerre mufti de Zagreb, un carrefour essentiel pour l'approvisionnement de la Bosnie en armes et en combattants. Son père, Halid Cengic, était quant à lui le responsable du principal centre logistique de l'Armée bosniaque, basé à Visoko. Le travail de la TWRA durant la guerre en Bosnie était coordonné par Irfan Ljevakovic, également un ancien du tabacki mesdzid, devenu par la suite chef de l'Agence d'information et de documentation (AID), une officine de renseignement à la solde du SDA.
Contrairement aux autres organisations humanitaires islamiques, TWRA ne fait pas allégeance à un Etat particulier, ce qui lui permet de recevoir des financements de toutes origines. De 1992 à 1995, plus de 350 millions de dollars ont transité par TWRA, majoritairement en provenance d'Arabie saoudite. Oussama Ben Laden pourrait avoir figuré par les généreux mécènes finançant l'organisation. Derrière la façade humanitaire, la vocation principale de TWRA était de fournir des armes à la Bosnie, sans oublier d'autres activités annexes, comme le financement du journal Liljan, organe officieux du SDA. Autre personnalité de poids du courant panislamique au sein du SDA, O. Behmen, était ambassadeur de Bosnie en Iran durant le conflit. Il a donc directement géré l'aide iranienne clandestine au pays.
L'extinction rapide des “émirats” islamistes
Tandis que de solides connexions demeurent établies entre les réseaux islamistes transnationaux et certains cercles influents des autorités bosniaques, beaucoup de volontaires qui ont afflué dans le pays y sont restéps après la guerre. Généralement, ils se sont mariés; dans certains cas, la poursuite de leur séjour en Bosnie-Herzégovine est la seule issue qui leur reste, car ils ne peuvent pas rentrer dans leur pays d'origine.
Leur présence s'inscrit fondamentalement dans le cadre de la poursuite de leur mission: convertir les Bosniaques, les ramener à une foi qu'ils auraient perdue ou pervertie. À ce sujet, le petit livre programme écrit par un des chefs de la brigade El Mudzahid est particulièrement révélateur. Le livre du cheikh Imad al-Marsi, d'origine égyptienne, Les croyances que nous devons corriger, a été publié en traduction bosniaque à Travnik à l'automne 1993. Cet opuscule s'attaque aux pratiques “païennes” ou “superstitieuses”, en tout cas non conformes à l'islam rigoriste que son auteur entend promouvoir: sont directement attaquées aussi bien des pratiques d'inspiration ou d'origine soufie, que d'autres qui relèvent d'un héritage culturel ottoman ou spécifiquement balkanique.
Les militants salafistes [4] vont entamer une vaste campagne de réislamisation de la Bosnie, qui passe par deux axes: une activité missionnaire auprès des personnes de tradition musulmane, mais qui se sont éloignées de la religion ou qui prennent trop de liberté avec les obligations et les interdits rituels et, en direction des pratiquants eux-mêmes, une campagne de “normalisation” de l'islam bosniaque.
Cette entreprise est menée à deux niveaux différents, mais fortement liés: elle est le fait d'activistes présents sur le terrain, notamment d'anciens combattants, qui s'installent dans les quartiers de certaines grandes villes, comme Zenica, ou dans des villages généralement situés en Bosnie centrale, où ils créent de micro-sociétés islamiques.
Ces petits “émirats”, dirigés par d'anciens combattants de la brigade El-Mudzahid, ne survécurent pas plus de quelques années. Dès 1999, les forces internationales présentes en Bosnie lancèrent des opérations contre ces villages, soupçonnés de conserver des stocks d'armes importants et de servir de cachettes à des terroristes recherchés. Avant même le choc du 11 septembre 2001, tous ces “émirats” avaient disparu, d'autant plus qu'ils étaient souvent installés dans des villages croates avant-guerre, “libérés” ou plutôt occupés par les combattants du jihad. Le départ des islamistes permit généralement aux Croates de revenir dans leurs villages.
Les débuts de la “guerre contre le terrorisme”, après les attentats du 11 septembre 2001, portèrent les derniers coups à ces “émirats”: les troupes américaines en Bosnie arrêtèrent en effet plusieurs militants islamistes, immédiatement transférés au camp de Guantanamo, où ils seraient encore pour la plupart détenus. Il s'agissait toujours de personnes d'origine étrangère, mais détentrices du passeport bosniaque [5]. Il est révélateur que les autorités bosniaques n'aient pas osé dénoncer cette violation évidente de leur souveraineté (l'arrestation extra-judiciaire de citoyens bosniaques sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine) : seules les organisations de défense des droits de la personne, ayant bien peu de sympathie pour les réseaux islamistes, se sont mobilisées pour dénoncer ces kidnappings. Les réseaux islamistes avaient eux-mêmes compris que l'heure de “l'héroïsme” était passée, et qu'il leur fallait se rallier à une plus grande discrétion et à un travail de longue haleine.
En ville, en effet, la présence des islamistes, bosniaques ou d'origine étrangère, demeure plus marquée: par leur mode de vie et leur style vestimentaire, ils continuent d'assurer la visibilité d'un islam minoritaire mais très militant.
L'autre niveau auquel se mène la campagne est celui des institutions officielles de la communauté islamique de Bosnie-Herzégovine. Un certain nombre d'imams et de muftis étaient déjà liés à des mouvances fondamentalistes avant la guerre, et le poids de ces courants n'a pas cessé de se renforcer, notamment dans les structures d'enseignement (medrese et Faculté de théologie islamique de Sarajevo). Les subsides et les bourses d'études provenant d'Arabie saoudite et de certains pays du Golfe jouent un grand rôle dans ce processus. Tous les muftis de Bosnie s'alignent aujourd'hui sur cette ligne de “réislamisation” radicale de la société bosniaque. Le dernier “dissident”, Muhamed efendi Lugavic, mufti de la région de Tuzla durant toutes les années de guerre, a été démis de ses fonctions et interdit d'enseignement en 2000. On accusait cette personnalité, très engagée dans le dialogue inter-religieux avec catholiques et orthodoxes, d'être un crypto-communiste, un “imam rouge”.
Le reis ul-ulema Mustafa Ceric, plus haute autorité de l'islam bosniaque, essaye de tenir le rôle d'une figure de compromis entre secteurs plus ou moins radicaux de l'islam bosniaque. Longtemps imam aux USA, cet intellectuel peut aussi apparaître comme le maître du double discours, tenant des propos tout à fait différents au sein de la communauté musulmane et face à des représentants étrangers ou des autres communautés confessionnelles de Bosnie.
La “réislamisation” en cours en Bosnie, mais aussi dans d'autres régions des Balkans, comme par exemple le Sandjak de Novi Pazar [6], présente différentes facettes. Il s'agit à la fois de susciter des conversions et des retours à la foi, d'imposer une version normalisée de l'islam sunnite, en s'opposant à toutes les pratiques traditionnelles de la religiosité populaire et toutes les formes de soufisme, et d'assurer la plus grande visibilité possible à l'islam dans la société, en combattant des comportements traditionnels, comme la consommation d'alcool.
Dans le grand débat identitaire qui ne cesse de secouer la société bosniaque, la communauté islamique tient un discours qui a la force de la simplicité: face aux Serbes orthodoxes et aux Croates catholiques, les musulmans bosniaques ne peuvent pas concevoir et assumer leur identité sans un vigoureux retour à la foi. Les partisans de la réislamisation s'attaquent à deux “illusions” de la période yougoslave: la définition d'une nationalité “musulmane”, définie sur des critères culturels et historiques et qui n'impliquait pas forcément une foi vécue, et la promotion d'une société bosniaque plurinationale et pluriculturelle.
Le modèle social désormais promu est celui d'une cohabitation bien réglée entre trois communautés confessionnelles, qui ont été intérêt à entretenir des relations cordiales, tout en affirmant et en cultivant bien chacune leur identité et leur spécificité.Dans le même temps, on propose aux musulmans bosniaques de dilater leur identité nationale dans l'identité globale de l'ensemble des fidèles de l'umma. De ce point de vue, la naturalisation d'islamistes venus de pays étrangers ne saurait poser problème. Les Bosniaques, au contraire, auraient tout à apprendre de ces “frères” venus d'Égypte ou du Moyen-Orient.
Manipulation de la misère
Les militants islamistes ont pourtant essuyé un échec indéniable durant la guerre. La “greffe islamiste” n'a pas pris. Les efforts militants visant à lier aide humanitaire et retour à l'orthopraxie musulmane [7] n'ont pas entraîné de modifications massives et durables des comportements.
Naturellement, la pratique religieuse est plus forte aujourd'hui qu'avant la guerre, ce qui s'explique aisément par l'ampleur des traumatismes subis. De même, l'islam a acquis une visibilité sociale qu'il n'avait bien sûr pas à l'époque de la Yougoslavie socialiste. Cependant, l'islam militant demeure le fait d'une minorité, et l'objectif des volontaires du jihad et de la da'wa de transformer la Bosnie en une société islamique conforme à leurs rêves n'a pas été atteint. Des organisations militantes, comme les Jeunesses musulmanes actives, sont toujours restées très marginales, malgré leur intense prosélytisme dans les Universités bosniaques.
Malgré cela, tandis que la Bosnie-Herzégovine ne sort pas d'une crise économique interminable et que le chômage touche officiellement 50% des actifs, les catégories sociales les plus fragiles constituent toujours des cibles de choix pour les missionnaires. Par exemple, les réfugiés des enclaves de Bosnie orientale de Zepa et Srebrenica sont fortement encadrés par ces réseaux. Des milliers de veuves et de femmes isolées de Srebrenica, généralement installées dans la région de Tuzla, reçoivent toujours des subsides, d'un montant d'une centaine d'euros mensuels, provenant directement d'ONG islamiques internationales. Ces femmes n'ont souvent aucune activité professionnelle, mais elles constituent le fer de lance involontaire de cette réislamisation, tout en représentant aussi une précieuse réserve de voix pour le SDA lors des élections.
À Tuzla, la féministe Mirjana Kramar dénonce en termes vifs cette “utilisation planifiée” de la misère humaine et sociale, qui associe scolarisation déficiente, marginalisation sociale et contrôle étroit par les missionnaires islamistes et les agents électoraux du SDA.
Islam et identité nationale
Très peu d'intellectuels musulmans bosniaques ont pris la mesure des conséquences de ces développements: c'est en réalité l'identité culturelle de la Bosnie-Herzégovine elle-même, et des musulmans bosniaques, qui est mise en question par cette volonté de plier les traditions de l'islam local à une nouvelle norme mondiale.
Cette politique se révèle aussi dans la pratique architecturale. Les très nombreuses mosquées construites ces dernières années en Bosnie-Herzégovine suivent toutes à un modèle venu du Golfe Persique, qui n'a rien à voir avec les traditions spécifiques des Balkans et de l'Empire ottoman [8]. Ce nouveau style s'explique par les financements qui permettent l'édification de ces nouvelles mosquées. Il y a plus grave: dans certains cas, des organisations islamistes n'ont pas hésité à apporter une “aide à la rénovation”, qui consistait à détruire des éléments du patrimoine architectural, estimés non conformes, par exemple en passant au badigeon les fresques qui ornaient souvent les mosquées ottomanes [9].
Le SDA a toujours cultivé de nombreuses ambiguïtés. Durant la guerre, le partie tenait deux discours, celui d'une Bosnie-Herzégovine unie et pluriculturelle d'une part, et celui de l'affirmation nationale des musulmans bosniaques d'autre part.
La définition de l'identité de ces musulmans est elle-même objet de contestation: peut-elle simplement se développer en référence à leur culture et à leur histoire ou passe-t-elle nécessairement par un retour actif à la foi musulmane?
Dans ce combat idéologique dont l'issue n'est toujours pas acquise, la communauté islamique tient des positions solides, et les volontaires étrangers ne sont pas un phénomène marginal. Au contraire, ils s'inscrivent au cœur du dispositif visant à réinsérer les musulmans bosniaques dans la communauté mondiale de l'umma.
Cela pourait à la fois conduire à une perte des spécificités culturelles et historiques de l'islam bosniaque et faire continuer à jouer au pays un rôle de sanctuaire et de porte d'entrée en Europe pour des réseaux islamistes transnationaux. Un tel développement semble cependant peu compatible avec les désirs d'adhésion européenne exprimés par les autorités et la grande majorité de la population de Bosnie-Herzégovine.
Jean-Arnault Dérens
Notes
1) Personne connaissant par cœur l'intégralité du Coran.
2) Lire Esad Hecimovic, “Le radicalisme islamique: une menace pour la Bosnie-Herzégovine”, in Courrier des Balkans, 12 août 2005, http://www.balkans.eu.org/article5700.html
3) Lire Jérome Bellion-Jourdan, “Les réseaux transnationaux islamiques en Bosnie”, in X.Bougarel et Nathalie Clayer (dir.), Le nouvel islam balkanique. Les musulmans, acteurs du post-communisme 1990-2000, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001.
4) Les salafistes prétendent revenir à “la foi des ancêtres”, en prônant une attitude fondamentaliste. Les wahhabites s'inscrivent dans la tradition tout à fait spécifique de l'école juridique en vigueur en Arabie saoudite. Sauf cas particuliers, le wahhabisme n'est pas présent en tant que tel en Bosnie-Herzégovine.
5) Lire “Bosnie: arrestations contestées d'islamistes”, in Le Courrier des Balkans, 22 janvier 2002, http://www.balkans.eu.org/article11.html
6) Lire "Le Sandjak de Novi Pazar, carrefour de l'islam radical dans les Balkans?", Religioscope, 3 septembre 2004, http://religion.info/french/articles/article_92.shtml
7) Dans certains cas, durant la guerre, la distribution d'aide humanitaire a été soumise à certaines pratiques: circoncision des enfants, port du voile par les femmes, fréquentation de la mosquée, etc.
8) Selon les données du Centre pour la culture islamique de Sarajevo, 550 mosquées avaient été construites ou reconstruites en septembre 2004, dont à peu près la moitié à l'endroit où se trouvait précédemment une autre mosquée détruite durant la guerre. Lire Drita Haziraj, “ Bosnie-Herzégovine: l'architecture religieuse perd sa spécificité”, in Le Courrier des Balkans, 19 avril 2005, http://www.balkans.eu.org/article5371.html
9) La grande mosquée de Travnik, classée monument historique, a cependant pu sauver ses fresques du XVIIIe siècle, aux motifs figuratifs, qui évoquent probablement la ville d'Istanbul, tout comme la grande mosquée de Tirana, et celle de Tetovo, en Macédoine.
Jean-Arnault Dérens, qui a déjà collaboré à plusieurs reprises à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans.
© 2005 Jean-Arnault Dérens.