Jocelyne Dakhlia est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, spécialiste d'anthropologie historique du Maghreb et de l'Islam méditerranéen. Elle a notamment publié L'oubli de la cité, Paris, La Découverte, 1990; Le divan des rois: le politique et le religieux dans l'islam, Paris, Aubier, 1998; L'Empire des passions. L'arbitraire politique en Islam, Paris, Aubier, 2005.
Dans un essai thématiquement très dense, Jocelyne Dakhlia s'interroge sur les raisons de l'échec des tentatives de réhabilitation de notre regard sur l'Islam, et ce malgré une inflation inédite des publications consacrées à cette religion. L'auteur propose une lecture sur le long terme où l'histoire et la sociologie concourent à désamorcer les actuelles crispations culturelles qui se focalisent sur le monde islamique. Le but de l'auteur est de déconstruire une approche des cultures comme autant de pièces sur un échiquier, de blocs cohérents, afin de souligner leurs natures composites et hybrides. J. Dakhlia plaide pour une réduction de l'altérité musulmane en rétablissant l'ampleur négligée de la familiarité historique entre les deux rives de la Méditerranée.
Cette remarquable étude fait ressurgir une image à la fois plus complexe de la Méditerranée et plus riche des relations entre l'Europe et le monde arabe. Cassant l'idée de frontières étanches, ces Islamicités révèlent l'importance des échanges, de la circulation des hommes, des pratiques et des idées, nuançant pertinemment la seule logique conflictuelle. A travers l'ensemble des facteurs qui alimentent cette dernière, l'auteur dépasse la question du radicalisme islamique, dont la composante terroriste a été l'élément le plus spectaculaire. Son impact sur la perception occidentale de l'Islam a bien sûr été capital mais ce phénomène n'en demeure pas moins confiné à la fin du XXe siècle et ne témoigne pas des effets d'un mouvement de longue durée. C'est pourquoi Jocelyne Dakhlia met plutôt l'accent sur un facteur moins théâtral mais plus signifiant: les conséquences du débat identitaire dans l'Union Européenne. En effet, la récente l'accélération du processus de construction a entraîné un repli, en partie inconscient, sur des catégories culturelles dites "européennes" ou "occidentales". Ce repli impose une redéfinition stricte de frontières et surtout la promotion d'un discours identitaire qui entre en compétition avec les seuls arguments politiques et économiques. L'exemple de la candidature de la Turquie en est une illustration éloquente. Face à ce pays où la confession musulmane est majoritaire, le discours a glissé progressivement du politique vers l'identitaire, se focalisant sur une "identité religieuse" qui résumerait toute les autres formes de la culture et en synthétiserait les fondements. Confrontée à cette tendance, l'auteur souligne les priorités et corrige cette vision culturaliste:
"A la base, c'est une conception holiste, monolithique, du monde islamique qu'il faut remettre en question. Imaginerait-on, par transposition, que la "Chrétienté" puisse désigner aujourd'hui un ensemble territorial et culturel unique, voir un ensemble politique? L'Occident lui-même est-il un bloc? Le "jihad" pentecôtiste, l'expansion militante de l'évangélisme aujourd'hui, en raison d'un fort prosélytisme missionnaire, sa diffusion si spectaculaire dans des régions aussi différentes que l'Afrique centrale, l'Europe de l'Est ou l'Asie n'induise aucunement, par contraste, le spectre d'une chrétienté conquérante et agressive, exploitant les problèmes sociaux et les désarrois politiques à coup de dollars. C'est à l'Islam qu'est réservé cette vision si cohésive d'une culture insécable, alliant d'une manière consubstantielle religion et politique, fondée sur un intangible principe de continuité, tant territorial qu'historique" (p. 10)
Analysant d'abord le contexte français, représentatif des pays européens en la matière, Jocelyne Dakhlia s'arrête sur le traitement singulier réservé à l'extrémisme musulman et les circonstances du débat. Alors que peu d'universitaires spécialistes de l'Islam se sont engagés dans le débat public, nous assistons à un "retour" des intellectuels. En témoigne la surprenante multiplication des intervenants -politologues, journalistes ou encore acteurs sociaux- s'exprimant sur l'objet "Islam". Le 11 septembre 2001 a été un détonateur qui incita nombre d'auteurs à exposer, souvent de manière péremptoire, le danger que l'Islam ferait naturellement encourir à la laïcité et la démocratie. A l'instar d'autres chercheurs spécialistes du monde arabe, Jocelyne Dakhlia dénonce les conséquences fâcheuses des approximations et raccourcis qui caractérisent trop d'ouvrages destinés au grand publique: "il faut constater, écrit Dakhlia, que pour la première fois dans l'histoire, il y a en France et en Europe un "islam business" éditorial qui implique une prime à la simplification"(p. 18) Ce marché privilégie les biographies, le vécu et les récits identitaires dont l'abondance éclipse partiellement le point de vue plus nuancé des spécialistes, d'ailleurs peu ou prou soupçonnés d'un discours a priori apologétique.
La France et l'Europe connaissent ce que Dakhlia nomme un "déni séculaire de la présence de l'Islam", dont la crise politique actuelle en est un des aboutissements:
"Nous sortons en effet de siècles de quasi imperceptibilité de l'islam sur le territoire français, de siècles de présence larvée, ou réprimée, ou secrète, mais dans tous les cas oblitérée, oubliée. L'aspiration récente des musulmans de France à sortir de ce régime d'occultation, de cet état de relégation sur le plan de la pratique religieuse a donc fait tomber la fiction de cette absence, et il contraint la société française, et plus largement l'Europe, à s'interroger à nouveaux frais son rapport interne à l'islam." (p. 25)
Selon l'auteur, il existe un "angle mort" qui s'est perpétué, un oubli des diverses connexions historiques entre les deux rives de la Méditerranée. Ce déni apparaît dans des œuvres telle que La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, de Fernand Braudel, ou au cœur de productions plus récente, à l'image du livre de Bernard Lewis, Que s'est-il passé? Dans ce dernier ouvrage, qui connut un très large succès éditorial, les emprunts des sociétés musulmanes à l'Europe sont nécessairement interprétés comme une prémonition de leur future dépendance technologique. La prégnance de l'idée d'un déclin inéluctable des sociétés musulmanes depuis la prise de Bagdad par les Mongoles est si forte qu'elle semble expliquer à la fois les dépendances à l'égard de l'Occident, le "retard", l'inaptitude à développer des régimes démocratiques ou encore la dite fermeture des "portes de ijtihâd". Ce processus d'occultation se nourrit de ces schèmes explicatifs et ne se retrouve pas seulement dans les écrits de dilettantes, mais parfois également sous les plumes les plus prestigieuses. A titre d'exemple, l'auteur cite Claude Lévi-Strauss dont les pages consacrées à un Islam faisant table rase des civilisations précédentes influence encore grandement les perceptions négatives de cette religion.
Afin de nuancer ces lieux communs, Jocelyne Dakhlia développe son essai selon deux axes. Le premier entend démontrer l'importance de la présence musulmane en France depuis les périodes médiévales et son imbrication constitutive à l'identité européenne; le second met en lumière le caractère endogène de la composante musulmane dans l'histoire française et européenne. L'un des aspects stimulants de ce travail est notamment la critique conjuguée des présupposés culturalistes, posant l'Islam comme une donnée essentiellement hétérogène à l'Europe, et des figures historiques consensuelles, tels que la dispute théologique médiévale, le modèle Andalous, ou encore "l'âge d'or" de la civilisation musulmane. Ces figures positives, bien que partant d'une intention louable, n'en reproduisent pas moins la perspective "d'une rivalité des cultures, d'une pesée des rapports respectifs des uns et des autres, des valeurs et des accomplissements, position intenable car elle découpe l'histoire en séquences, tronçonne des épisodes, isole des apogées." (p. 43)
Afin de sortir de ce stérile duel entre emprunts et apports, soumission et domination, Jocelyne Dakhlia dégage une approche qui remet en lumière l'ancienne imbrication des sociétés méditerranéennes et libère les termes de "contact" ou d'"impact" de leur logique mécanique. Elle rappelle également que l'existence même du dialogue interculturel présuppose un langage commun et des affinités qui associent les acteurs. Or, dans une Méditerranée de circulation et de brassage, un "mélange ordinaire" s'est développé de longue date, au travers d'échanges commerciaux à peu près constants, des colonies de mercenaires, de la réduction en captivité ou en esclavage qui conduisait des centaines de milliers de chrétiens ou de musulmans sur l'autre rive. Dakhlia met en évidence la familiarité qui existait entre les rives latine et islamique de la Méditerranée, et soulève prudemment l'hypothèse d'une "communauté de culture":
"[...] l'interconnaissance, mais surtout l'intrication des sociétés chrétiennes et musulmanes dans ce contexte était infiniment plus poussée à l'époque moderne qu'on ne l'envisage aujourd'hui, où nous avons trop souvent l'illusion que l'instauration de la colonisation a été le coup d'envoi des processus de contact. Mieux encore, nous imaginons communément qu'une présence massive de l'islam ou de musulmans n'a concerné la France que depuis les courants d'immigrations du XXe siècle. Il n'en est rien. [...] De la même façon que les chrétiens captifs au Maghreb étaient fréquemment employés à de petits métiers ou à des tâches domestiques, en ville ou aux champs, les captifs musulmans, galériens inclus, effectuaient des travaux de nature similaire et constituaient déjà, à des degrés divers, un élément familier du paysage urbain, y compris dans le nettoyage des rues ou la fréquentation des débits de boisson." (p. 51)
Cette situation de proximité se retrouve, à une échelle différente, pendant la période coloniale. Tout en mettant en garde le lecteur contre la tendance de certains travaux récents à implicitement réhabiliter le fait colonial, Jocelyne Dakhlia explique toutefois que la cohabitation entre les communautés culturelles avait ceci de positif qu'elle donnait à chacun l'occasion de savoir à quoi ressemblait l'autre. Malgré les clichés et la confrontation, "la présence tangible de l'autre constituait un facteur de contrôle et un frein à la prolifération de fantasmes". (p. 110)
Une autre conséquence du tabou historique de la présence musulmane en Europe se retrouve au sein de problématiques plus localisées, tel que le débat consacré à l'intégration et au communautarisme:
"Peut-on, Français, se revendiquer à la fois d'ici et de là-bas? C'est la notion même d'un "ici" et d'un "là-bas" qui fait problème, tant les expériences individuelles, familiales, tant l'histoire, en un mot, lient d'un trait continu ces territoires géographiquement distincts, bien en amont des fusions postcoloniales et de l'immigration, et de l'acculturation coloniale elle-même. La France et les sociétés qui l'entourent sont en coalescence, non seulement de manière récente, par les migrations contemporaines, mais dans l'histoire, où elles se sont constituées l'une par l'autre." (p. 123)
Le très riche ouvrage de Jocelyne Dakhlia se clos sur un appel à "dé-spécifier l'islam", à affranchir notre regard des concrétions sédimentaires que l'Europe a laissé s'agglomérer et sur lesquelles prolifèrent des perspectives faussées. Le terrorisme réveillant la vieille hantise du "complots panislamiques" qui habitait les Anglais du XIXe siècle, le motif de la "rue arabe", expression valise qui réduit la complexité des sociétés arabes, le procès d'intention intenté contre les musulmanes voilées dont le discours n'est pas celui de l'opprimée, etc. Autant de thèmes que l'auteur dédramatise avec une clarté et une intelligence que l'on voudrait plus souvent rencontrer dans les publications consacrées à la culture musulmane.
Olivier Moos
Jocelyne Dakhlia, Islamicités, Paris, PUF, 2005 (162 p.).