Que sait-on du «business islamique»? Depuis les attentats du 11 septembre 2001, on l’a souvent assimilé aux entreprises qui ont financé les activités terroristes d’Oussama Ben Laden, soit par une participation directe, soit à travers de généreuses donations à de prétendues œuvres de charité dont les fonds étaient détournés pour l’achat d’armes. Déjà avant, avec la Résolution 1333 du 19 décembre 2000, l’ONU avait mis en place une liste visant les personnes, entités et organisations terroristes liées à Al-Qaïda et à son financement. La résolution 1390 du 16 janvier 2002 est venue renforcer la semonce en prévoyant le gel des avoirs financiers et des ressources économiques des personnes listées par la Résolution 1267. La liste désignait une centaine d’organisations islamiques, parmi lesquels un chiffre dérisoire d’entreprises-façades.
En réalité, l’entrepreneur islamique ne peut être confondu à ces quelques complices des mouvements islamistes violents, généralement liés à des réseaux illégaux et mafieux qu’il réprouve. Le concept d’«entrepreneur islamique» souligne une contradiction surprenante entre le rôle social, qui nécessite une affiliation au système en place, et l’identité religieuse, érigée en position de résistance, en revendication économique, sociale et culturelle. Figure complexe, polymorphe, l’entrepreneur ou le businessman islamique peut aussi bien être un petit commerçant immigré en Europe, en Amérique du Nord ou en Australie, qu’un homme d’affaires travaillant pour le développement économique de sa communauté dans certaines minorités ethniques de Russie ou de Chine, le représentant d’une bourgeoisie intégrée dans les Etats pro-islamiques (Arabie Saoudite, Iran, Pakistan, Indonésie ou Malaisie) mais réticente au modèle économique occidental, ou enfin un «aspirant bourgeois» dans les républiques autoritaires et laïques du Maghreb et du Machreck, où le clientélisme de l’Etat bloque son ascension.
A cet égard, la Turquie présente un éclairage intéressant. D’abord en résistance identitaire contre l’idéologie kémaliste, le business islamique a su se transformer dans un contexte d’ouverture. De plus, le cas turc donne une idée globale de ce que le business islamique peut recouvrir (confréries, holdings, banques islamiques et associations de dirigeants d’entreprises) et de comment il peut effectivement s’intégrer dans le cadre démocratique, en s’appropriant une «éthique musulmane» compatible avec le capitalisme global.
Au cours de la décennie özalienne, les communautés religieuses, en particulier celles de la mosquée d’Iskender Paşa et de Fethullah Gülen, commencèrent à encourager la croissance économique de leurs membres et à faire l’apologie de l’homme d’affaires pieux. Puis dans les années 1990, de nouvelles associations d’hommes d’affaires aux fortes convictions morales et religieuses – le MÜSIAD, l’IŞHAD et l’ASKON, ouvrirent le pas à une véritable révolution de l’espace patronal turc, jusque-là aux mains du TÜSIAD, l’association des 400 plus grands conglomérats industriels du pays. Sur la décennie, le business islamique a peut-être eu un impact économique limité, mais sa victoire est ailleurs: il a été la stratégie sociale d’un segment conservateur et religieux de la population pour s’ériger en nouvelle élite. Le Premier Ministre Recep Tayyip Erdoğan a lui-même été homme d’affaires avant de se consacrer pleinement à la politique, et reste aujourd’hui un fidèle représentant et défenseur du mouvement islamique, tant dans ses manifestations sociales qu’entrepreneuriales.
Mais il fut long le chemin jusqu’à la victoire de la petite et moyenne bourgeoisie pieuse. Avant de réussir à se faire une place dans le processus de démocratisation de la Turquie du 21ème siècle, il aura fallu contourner les obstacles institutionnels dressés par les élites laïques installées, démentir les accusations de complicité avec l’Islam politique et endurer les procès lancés par les autorités militaires entre 1997 et 1999, dans ce qui fut une véritable «chasse aux sorcières» anti-islamique. C’est ce chemin que nous voulons retracer ici brièvement, pour mieux prendre la réelle mesure de l’évolution de l’«islam économique» turc.
L’idéologie kémaliste s’est constituée dans le rejet de la religiosité populaire et de la petite bourgeoisie rurale et pieuse
Après la promulgation de Turquie laïque en 1923, Mustapha Kemal Atatürk met un terme aux cours de la Charia et aux écoles coraniques (les madrasas), et prive les şeyhs des confréries soufies traditionnelles (tarikat) du pouvoir dont ils avaient joui dans la province pendant toute l’époque ottomane. Les tarikat sont dissoutes en 1925 par le nouveau chef de l’Etat qui les considère comme un foyer d’obscurantisme contraire à ses ambitions de laïcisation et de modernisation de la Turquie. La religion est mise sous la coupe de l’Etat, à travers la Direction des affaires religieuses (Diyanet), qui décide de l’édification et du financement des mosquées, du contenu de l’éducation religieuse, désirant limiter au strict minimum les sources de l’islam non étatique. Pour survivre, les tarikat s’organisent en confréries secrètes. Avec la constitution de 1961, les tarikat et les cemmat (les communautés modernes) sont progressivement rétablies dans la société turque sous la forme de fondations ou evkaf.
A partir des années 1950-1960, dans l’Anatolie rurale, commence à se dessiner une classe de propriétaires terriens et de petits commerçants très conservateurs sur le plan religieux, qui demande à croître politiquement et économiquement. Dans le contexte de l’époque, cette classe est considérée suspecte par les élites laïques d’Istanbul et d’Ankara, et reste mise à l’écart des centres de pouvoir. S’ils veulent avoir accès aux richesses, les hommes d’affaires doivent passer obligatoirement par le gouvernement central. Ce système où les privilèges sont distribués à une bourgeoisie minoritaire favorise le clientélisme. Les partis politiques prennent vite l’habitude de répartir les contrats à leurs supporters, au détriment des autres entrepreneurs. Victimes de discrimination, les marchants provinciaux deviennent alors le principal soutien de l’islam politique qui émerge dans les années soixante-dix sous la houlette de Necmittin Erbakan. En 1970, ce dernier fonde le premier parti islamiste turc autonome, le «parti de l’ordre national» (MNP - Milli Nizam Partisi), qui devient le «parti du salut national» (MSP – Milli Salamet Partisi) à partir de 1972. Avec le soutien cette petite bourgeoisie anatolienne et le réseau couvert de deux confréries religieuses puissantes et informelles, les Nakşibendi et les Nurcu, le MSP obtient un surprenant succès électoral aux élections générales de 1973, avec 11,8% des voix. Il participe ensuite à plusieurs gouvernements de coalition, avant le coup d’Etat mené par le général Kenan Evren le 12 septembre 1980.
Les «années Turgut Özal»: un tournant vers l’émergence du «capital islamique»
Après le coup d’Etat, une assemblée constitutive de 160 membres est désignée pour reconstruire la vie politique. Deux années plus tard, le référendum du 7 novembre 1982 pour la nouvelle constitution et l’avènement de la troisième république obtient le consensus de 91,4% des Turcs. Avec une concentration du pouvoir sur l’exécutif et le Conseil de sécurité national (MGK), la constitution ne prend que très peu en compte la question des libertés civiques et individuelles – la liberté de la presse restant très limitée et les grèves des syndicats interdites. De plus, il est stipulé que les droits et les libertés usuels pourront être, à tout moment, supprimés, suspendus ou limités s’ils remettent en question «l’intérêt de l’Etat». Curieusement, c’est pourtant dans ce nouveau contexte qu’est élu le premier ministre qui va considérablement favoriser l’émergence d’une nouvelle élite islamique: Turgut Özal.
Contre toutes attentes, Turgut Özal et son parti, l’ANAP (le «parti de la mère-patrie»), remportent une très large victoire aux élections du 6 novembre 1983, totalisant 45% des voix. L’ANAP n’a pas une claire ligne idéologique; il regroupe des groupes socioéconomiques très différents, allant de la bourgeoisie industrielle moderne aux exploitants agricoles, en passant par les petits hommes d’affaires d’Anatolie, qui n’ont pu voter pour leur leader, Necmittin Erbakan, qui s’est vu exclure de la vie politique pour dix ans, comme tous les autres dirigeants politiques de l’avant- coup d’Etat. La personnalité même de Turgut Özal a été cruciale pour faire converger des visions si différentes. D’origine provinciale, self-made man, il a su se créer une image de Turc moyen proche du peuple. Son passé lui permet de gagner la considération des laïques car il a connu un certain succès dans les années soixante-dix comme dirigeant d’une compagnie industrielle privée et a gardé de bonnes connections dans les hautes sphères du business; mais, en même temps, il est aussi capable de séduire les couches conservatrices et religieuses car il appartient à l’ordre des Nakşibendi et son frère, Korkut Özal a été cadre du parti du salut national d’Erbakan. D’ailleurs, très vite, Özal libéralise le système politique autorisant la création de nouveaux partis pour les élections de mars 1984, parmi lesquels le «parti du bien-être» (Refah Partisi ou RP), le nouveau parti islamiste qu’Erbakan dirige en sous-main.
Le nouveau chef du gouvernement a été aussi influencé moralement et politiquement par la doctrine des «Foyers de l’illuminé» (Aydınlar Ocağı), un mouvement fondé en 1970 et réunissant universitaires, politiciens et chefs d’entreprises. Centré autour de la figure d’Ibrahim Kafesoğlu, ce courant de pensée propose une alternative sociale et culturelle aux Turcs autour de la «synthèse turco-islamique»car, selon eux, la culture turque pré-islamique et la civilisation islamique se rejoignent autour de certaines valeurs telles que la justice, la morale, la famille et la croyance en un seul Dieu immortel. Dès 1983, le gouvernement de Turgut Özal appuie la création de nouvelles mosquées, accorde aux élèves des écoles privées musulmanes (les controversées imam-hatip) le droit à l’entrée à l’université et étoffe le contenu religieux des manuels scolaires. Galvanisée par ses mesures, une nouvelle classe urbaine issue de l’exode rurale, jeune et «islamique», commence à se développer comme en témoignent alors le port de plus en plus fréquent du türban (le voile) chez les jeunes femmes, et le succès croissant des publications et des librairies islamiques.
Même s’il a été souvent critiqué pour son implantation en Turquie d’un capitalisme sauvage et dénué d’éthique, Turgut Özal considère en réalité la religion comme un point crucial, indissociable d’un esprit d’entreprise à l’américaine et du culte de l’innovation technologique, seule capable de rivaliser avec les pays occidentaux. Lui et ses frères ont vécu aux Etats-Unis où ils ont été marqués par la jointure entre le capitalisme et les différentes religions; Korkut Özal, le frère, serait même devenu un strict musulman pratiquant après avoir vécu en Utah au contact des mormons [2]. Korkut Özal, qui a été dirigeant de la Banque islamique de développement (BID), sert encore d’intermédiaire entre Ankara y Riad quand son frère, désireux d’attirer les capitaux saoudiens en Turquie, décide d’introduire en Turquie la finance islamique.
Dès le début de son premier mandat, il supprime l’article 163 de la nouvelle constitution qui réprime tous ceux qui, «exploitant la religion (...) mettent en danger la sécurité de l’Etat», et élabore, le 16 décembre 1983 un décret-loi 83/ 7506 relatifs aux «institutions spéciales de financement» (ÖFK/ Özel Finans Kurumları), autrement dit les fameuses banques islamiques. Ce décret légitime le droit d’avoir recours à un système financier qui prenne en compte le principe musulman de prohibition du riba, qui signifie à la foi usure et prêt à intérêt. Mais Özal pose une condition : sur le sol national, ces institutions doivent être gérées conjointement avec les Nakşibendi sous la forme de sociétés mixtes. Ceci explique l’enrichissement de cette communauté, qui, nous le verrons, est devenue un acteur majeur dans le monde du business islamique turc aujourd’hui. Au cours de l’année 1984, le décret, qui a été élaboré en conseil des ministres, est complété par des déclarations du secrétaire du Trésor et de la Banque centrale. Les deux premières ÖFK, Faysal Finans et Al Baraka Türk, arrivent en Turquie dès 1985; ce sont en fait des filiales de deux groupes saoudiens très puissants, Dar al-mal al-islami, fondé en 1981 par le prince Mohammed Faysal, et al-Baraka Investment and Development Company, créé en 1982 par l’homme d’affaires cheikh Saleh Kamel, un proche de Korkut Özal. En 1998, le prince Mohammed Faysal vend la banque à Kombassan Holding, qui à son tour la cède au Groupe Ülker, un géant agroalimentaire (deux compagnies, nous le verrons, liées au MÜSIAD). Sabri Ülker, le président du groupe Ülker détient 97% de part de marché de Faysal Finans, rebaptisé Family Finans. D’autres banques suivront: Kuveyt Türk en 1989, Anadolu Finans en 1991, dépendant du Groupe Istikbal, et İlhas Finans en 1995, lié à la communauté des Işıkçılar. Enfin, les Fethullaçi, une communauté très influente, fondent en 1996 leur propre institution financière, Asya Finans, destinée à aider les républiques turcophones d’Asie Centrale à se développer économiquement.
Sur le plan économique, Turgut Özal a entrepris aussi une politique capitaliste et libérale implacable, du même ordre que celles du président américain Ronald Reagan et du premier ministre britannique Margaret Thatcher, avec lesquels il maintient d’excellentes relations. Dès 1980, il a participé au lancement d’un programme de stabilisation destiné à améliorer les balances de paiements, combattre l’inflation et favoriser l’émergence d’une économie de marché orientée vers l’exportation. Pour ce dernier point, il offre des aides aux petites et moyennes entreprises (PME) pour les rendre leurs produits compétitifs sur les marchés extérieurs; il simplifie également les procédures administratives visant l’export et abolit les taxes douanières sur les inputs nécessaires aux industries exportatrices turques. La valeur des exportations passe de moins de 3 milliards de dollars en 1980 à 10 milliards en 1987. Les usines d’export et les entreprises de plusieurs actionnaires connaissent une croissance rapide dans les régions anatoliennes, comme Konya, Yozgat, Denizli, Çorum, Aksaray ou Gaziantep; leurs dirigeants sont surnommés les «Tigres anatoliens», en référence aux Tigres asiatiques d’Extrême-Orient qui ont su conjuguer libéralisme économique et tradition culturelle autour des valeurs religieuses et familiales.
Özal a favorisé ainsi l’émergence d’une nouvelle classe de riches entrepreneurs, affiliés principalement au TÜSIAD, l’association centriste liée aux grandes compagnie, au TOBB (l’Union des chambres de commerce et d’industrie), plus à droite et regroupant surtout des PME, puis, à partir de 1990, au MÜSIAD pour les plus conservateurs et religieux d’entre eux. Il est assez clair que la double direction prise par Turgut Özal, d’un côté la tolérance vis-à-vis des communautés religieuses et du mouvement islamiste, de l’autre la libéralisation du système économique et le soutien aux PME tournées vers l’exportation, a été à la base de la création du MÜSIAD car, la volonté politique étant le préalable de toute évolution en Turquie, elle lui a laissé «l’espace d’opportunité» nécessaire pour se positionner économiquement et socialement, sans susciter alors de craintes excessives dans les cercles kémalistes qui, d’une certaine façon, avaient été «préparés».
L’essor du MÜSIAD ou la revanche de la petite bourgeoisie islamique
L’Association indépendante des industriels et des hommes d’affaires (MÜSIAD – Müstakil Sanayiciler ve İşadamları Derneği) a été créée par cinq hommes d’affaires pro-islamiques – dont Erol Yarar, Ali Bayramoğlu, Natık Akyol y Abdurrahman Esmerer – le 5 mai 1990 à Istanbul. L’objectif principal du MÜSIAD est d’aider les petits et moyens entrepreneurs d’Anatolie à accroître leur potentiel de business et à exporter. L’association va surtout permettre de créer des réseaux entre les différentes villes de provinces et le niveau national. Elle va aussi faciliter l’information et la formation de ses membres, dont la plupart n’ont jamais quitté leur région et ne sont pas même en possession d’un passeport national. Les secteurs les plus représentés sont la construction, les services, l’électrique, l’électronique, les pièces de machines, les métaux et l’agroalimentaire.
Il existe une certaine «légende» autour de sa création. Selon ses fondateurs, tout aurait commencé après qu’un groupe d’hommes d’affaires pro-islamiques a été empêché de participer à une réunion organisée en ex Union Soviétique par l’Association des relations extérieures (DEIK), une organisation qui alors n’inclut que le TÜSIAD et les chambres de commerce turques. Selon Aişe Buğra [3], professeur d’Economie de l’Université du Bosphore à Istanbul, le DEIK aurait défendu une autre version: les hommes en question se seraient seulement inscrits trop tard pour assister à l’événement si bien qu’il n’aurait plus été possible de les inclure. Malgré cela, ils seraient apparus dans les réunions, créant la confusion. Vrai ou non, cet épisode fait désormais partie de la mythologie de l’association, qui a voulu canaliser le sentiment de discrimination de toute une classe de petits et moyens entrepreneurs et dirigeants islamiques. En général, cette élite émergente, comme la classe moyenne urbaine dont elle est issue, est originaire d’Anatolie, où ses parents ont pu être de petits négociants, commençants ou propriétaires terriens. D’autres viennent de la petite bourgeoisie employée de l’Etat. Les enfants ont grandi dans les villes où ils ont reçu une éducation supérieure. Après leurs études, beaucoup ont d’abord été employés dans le secteur économique moderne impulsé par Turgut Özal dans les années quatre-vingt, avant de monter leurs propres business et usines, soit en Anatolie, soit à Istanbul, devenu le grand centre commercial du pays.
Premier président de l’association, Erol Yarar est une figure singulière. Seulement âgé de 30 ans à l’époque de la fondation du MÜSIAD, il est loin de partager les origines plutôt modestes et provinciales de ses membres. Issu de la grande bourgeoise, son grand-père et son père, un membre du TÜSIAD, ont été des magnats de l’industrie, et sa mère, professeur au très chic Robert College; dans les années soixante, elle était considéré une femme moderne et élégante, suivant les modes occidentales dernier cri, avant de se mettre à porter le voile à la fin des années soixante-dix. En 1991, Yarar hérite des commandes du conglomérat de son père, Atom Kimya; il possède plusieurs entreprises, dont 404, qui produit de la colle, et Lazzo,spécialisé dans les thés aromatisés. Il semble qu’Erol Yarar, comme Korkut Özal et certaines grandes figures de l’islamisme, ait eu une sorte de réveil spirituel après des études aux Etats-Unis, et soit devenu très religieux, rejetant le destin paternel. Pourtant sa vie privée tient plus des excès de la jet-set occidentale que de l’austérité moraleet religieuse : père de deux filles, il a divorcé cinq fois, aime jouer au tennis et serait aujourd’hui marié à un mannequin bosniaque. Pro-islamiste, très proche d’Erbakan, il n’est cependant affilié à aucun parti politique. Très en faveur des échanges commerciaux avec les pays musulmans et d’Asie Centrale, il est en revanche opposé aux relations avec l’Union Européenne, à commencer par le Traité d’union douanière. Yarar a été dès le début le grand penseur du rôle que pourrait occuper l’association dans la société turque et dans l’ensemble du monde islamique. Il a su influencer les membres, en ayant recours à un discours qui les flattent et les poussent à s’entraider pour obtenir un rang social jugé mérité.
A l’époque, le discours du MÜSIAD, tel qu’il apparaît dans les publications, Çerçeve («Le cadre») et MÜSIAD Bülteni, ainsi que dans le discours officiel, est nouveau: il considère et prétend démontrer que l’islam et l’accumulation de richesse sont compatibles, voire encouragés par le Coran et la Sunna. En 1994, M. Özel publie un article dans Çerçeve intitulé «Un homme propre peut-il être riche?»; il fait évidemment allusion au bon musulman, moral et juste. La réponse est claire: oui, cela est tout à fait possible, et même encouragé. Erol Yarar le clame haut et fort: «Nous devons devenir riches. Nous devons travailler encore plus et devenir encore plus riches pour devenir plus forts que les profanes. Les trésors d'Allah doivent être pris de leurs mains. Nous devons les posséder.» Le fondateur de la branche du MÜSIAD de Konya affirme que l’islam n’interdit pas la richesse, allant jusqu’à suggérer que cette idée a été élaborée par les «ennemis de l’islam».
Même si l’organisation s’est toujours défendue d’avoir développé une pensée idéologique propre, mettant plutôt l’accent sur ses initiatives commerciales dirigées à l’exportation, ses têtes pensantes prennent dès le départ des positions qui trahissent des desseins islamistes ambitieux. Ainsi, Sabahaddin Zaim, un professeur retraité qui fut pionnier dans la conceptualisation de la finance islamique moderne, a écrit dans la revue Çerçeve sur l’économie islamique et la nécessité d’une coopération entre pays musulmans. Membre d’honneur du MÜSIAD au même titre que Recep Tayyip Erdoğan, il a aussi reçu en 1997 le prix saoudien Lariba pour sa vision radicale de l’économie islamique. Toutefois, le penseur le plus important du MÜSIAD a été sans aucun doute Erol Yarar, auteur d’un petit livre au contenu tant économique que politique, A New Perspective for the World at the Threshold of the 21st Century [4] Pour Yarar, la recherche du succès professionnel et personnel va de paire avec un comportement moral de bon musulman. Comme il l’explique dans son livre, l’économie mondiale est désormais centrée à l’est de l’Asie: «Now, at the threshold of the twenty-first century, once again the western side of the Pacific, that is the east of China, is becoming the dominant center of the world economy. » Pour lui, ce succès se doit à l’interconnexion de trois facteurs: d’abord, l’augmentation significative de l’importance économique des PME, ensuite les valeurs familiales, et enfin, la religion. Il est convaincu que le succès des nations asiatiques a été favorisé par la confiance que leur donnait leur identité culturelle et par leur résistance à la «civilisation occidentale», objet de profondes critiques: «The so-called rationalist, Cartesian philosophy has drawn individual and social life into chaos by rejecting the value and existence of what cannot be measured or calculated. This overturning of religious values, and their replacement by a secular ‘morality’, transformed homo sapiens into ‘homo brutalis’.» Il faut lutter contre ce capitalisme injuste en maintenant fermement certaines convictions morales, preuves d’un «intellect sain», et en croissant économiquement pour gagner en autonomie et en puissance. L’entraide et la galvanisation réciproques entre pays musulmans sont de mise.
Le projet du MÜSIAD pour la Turquie n’est pas seulement économique, mais aussi social. Il propose au pays un nouveau système moral et éthique, comme alternative aux valeurs matérialistes et individualistes du monde occidental. Il considère que le progrès économique et technologique doit s’accompagner d’un pas en avant spirituel, nié jusqu’à présent par le capitalisme occidental et son dérivé turc importé par les élites turques laïques et kémaliste. Le MÜSIAD critique vivement le déclin des valeurs familiales en occident et sa philosophie hédoniste, responsables de la désintégration de la structure sociale et de la perte de repères. Pour ne pas tomber dans les écueils de la société occidentale, le MÜSIAD propose pour la Turquie une re-fondation morale vigoureuse sous l’égide de l’éthique islamique et de son support, c'est-à-dire la famille et la communauté. Les membres du MÜSIAD se considèrent facilement comme des exemples pour la société turque dont ils se veulent la nouvelle élite. Mais ils savent aussi que l’expansion de leur modèle dépend beaucoup de leur succès économique et de leur capacité d’influence sur le politique.
Sur le plan politique, profitant de la montée de l’islamisme entre 1990 et 1997, les Tigres anatoliens s’allient au Refah pour assurer leur statut, croître et influencer la politique commerciale et économique du pays. D’abord, le Refah gagne 19.1% des voix aux élections municipales du 27 mars 1994, remportant six des plus grandes villes turques, parmi lesquelles Istanbul et Ankara. Mais sa grande victoire est celle des élections de décembre 1995, où il obtient 21.4% des voix, c’est-à-dire plus que tous les autres partis. Pour contrer Erbakan, une première coalition de deux partis laïques s’organise, mais elle ne dure que six mois. Enfin, le 28 juin 1996, Erbakan est nommé premier ministre dans un gouvernement de coalition, le Refahyol, fruit de l’alliance du Refah et du DYP (Doğru Yol Partisi) de Tansu Çiller. Le Refah donne aux entreprises islamistes des commandes de gouvernement et les députés du Refah sont recrutés dans les cercles de ces entrepreneurs (entrepreneurs 31,4%, commerçants industriels 12.83%, grands propriétaires 39%...). Le nouveau premier ministre entreprend très vite une tournée des pays musulmans, passant par la Libye, l’Egypte et l’Iran. Le MÜSIAD est presque toujours présent au cours de ces voyages à l'étranger, remportant les contrats et bénéficiant en premier lieu des nouvelles conventions économiques. Dans les cercles du business islamique, on commence alors à rêver de la construction d’une «voiture islamique» ou d’un «avion islamique», produits qui viendront sceller la renaissance économique de toute une civilisation. Les critiques fusent dans les cercles des opposants politiques, qui ne manquent pas de souligner que ce nouveau clientélisme autour du MÜSIAD et des Tigres anatoliens vaut bien celui des gouvernements laïques, si vivement attaqué par Erbakan avant son accession au pouvoir.
Mais le rêve tourne court. D’abord, les élites qui ont bénéficié jusqu’alors du protectionnisme de l’Etat, en tête le TÜSIAD, commencent à se sentir menacées par la croissance de leur adversaire économique, qui a pu lui faire perdre quelques contrats; elles essayent alors de faire pression sur les autorités militaires pour inverser la tendance. Préoccupé par la politique pro-islamiste d’Erbakan, le Conseil de sécurité national (MGK), instance super-étatique dominée par le pouvoir militaire, se réunit le 28 février 1997 et formule une liste de 18 mesures visant à restreindre les activités islamistes qu’il présente au cabinet du premier ministre. Le 29 avril, des officiers de l’état-major interviennent dans les médias pour dire que la situation du pays est grave car l’islam politique menace l’unité du pays, qui s’est faite autour du principe de la laïcité. En mai et juin, les militaires insistent de nouveau sur le danger islamiste, dénonçant une infiltration des islamistes dans la vie professionnelle, les institutions publiques, et à travers diverses publications. Le 10 juin, l’état-major intervient encore une fois pour mettre à l’index les activités illicites des compagnies islamistes. Les ÖFK sont accusées d’avoir canalisé quelques 250 millions de dollars pour des activités islamistes dirigées contre l’Etat. Le communiqué vise aussi deux de plus grandes entreprises liées au MÜSIAD, Kombassan et Yimpaş; leurs propriétaires sont accusés d’avoir accumulé de grandes quantités de richesse, de l’or en particulier, en vue de financer les activités islamistes. Ülker, une importante compagnie dans l’industrie du biscuit, affiliée aussi au MÜSIAD, perd son contrat comme fournisseur de l’armée. Des rapports publiés dans la presse en juin 1997 indiquent que les militaires sont en train de préparer un liste noire de cent entreprises accusées de financer l’islamisme. Indignés, les membres du MÜSIAD et les clients de ses entreprises critiquent vivement cette initiative qu’ils jugent contraire aux principes de la démocratie, et ils se solidarisent avec les compagnies incriminées.
Mais rien n’y fait. Necmittin Erbakan doit renoncer au pouvoir sous la pression des militaires et le Refah est interdit. En avril 1998, les autorités arrêtent 16 hommes d’affaires pro-islamiques de la compagnie d’assurance DOST Sigorta, apparentée au MÜSIAD. Accusés d’être impliqués dans le transfert de fonds pour des activités islamistes, ils sont absous en juillet. Le 25 mai 1998, la Cour de sûreté nationale (DGM) exige la fermeture du MÜSIAD pour la violation des lois qui gouvernent les sociétés et les associations. Elle accuse également le président de l’association, Erol Yarar, d’«incitation à la haine au sein du peuple» dans un discours qu’il a fait le 4 octobre 1997, critiquant la loi sur l’extension d’éducation primaire de 5 à 8 ans pour mettre hors course les écoles imam-hatip, et incitant à une «lutte de libération». Yarar aurait aussi qualifié de «chiens» les auteurs de la proposition de loi, décrite comme l’œuvre de «non croyants». Le 29 juin, les déclarations de Yarar sont entendues par la DGM à Ankara. Il est finalement jugé coupable le 22 avril 1999 et condamné à un an de prisonavec sursis ; il démissionne le 23 mai lors de la Convention annuelle du MÜSIAD. C’est à cette même époque que Recep Tayyip Erdoğan, alors maire d’Istanbul, est condamné à trois ans de prison pour un discours fait à Siirt dans le sud-est anatolien.
Affaibli et préoccupé pour sa survie, le MÜSIAD doit faire oublier ses liens avec l’islam politique. Il se démarque très vite d’Erbakan, provoquant le courroux du vieux leader politique, qui fonde en 1998 une nouvelle association de business, l’ASKON, plus conservatrice que le MÜSIAD; plusieurs centaines de membres du MÜSIAD quittent le MÜSIAD pour rejoindre ASKON, qui compte aujourd’hui quelques 600 membres. Désireux de redorer son blason, le MÜSIAD met au point un système d’alertes pour éviter les dérives de certaines compagnies, signalées par le Bureau du marché des capitaux (SPK); elles auraient partagé les bénéfices réalisés en Turquie et à l’étranger dans l’illégalité, c’est-à-dire sans l’autorisation préalable du SPK qui aurait dû d’abord faire examiner les comptes de ces entreprises par ses services d’audit. Sans contrôle sur la destination des fonds, les autorités, en tête le MGK, soupçonnent les compagnies de financer les mouvements islamistes fondamentalistes ou de laver l’argent gagné dans la vente d’armes et de drogue, ce qui provoque la panique des petits actionnaires immigrés en Allemagne, qui se demandent ce que l’on fait avec leurs investissements. Le MÜSIAD doit les rassurer. Le 6 mars 2000, Ali Baraymoğlu, le nouveau président qui a succédé à Erol Yarar, réunit 18 membres liés aux entreprises incriminées. Il leur demande de respecter les lois turques et de ne plus faire référence à l’islam dans leurs business. Ceux qui violeront cette règle recevront un avertissement dans un premier temps; puis, après récidive, leur appartenance à l’association sera officiellement annulée.
Le déclin de l’islam politique et économique en Turquie paraît irrémédiable. A partir de 2001, au sein du mouvement, la branche rénovatrice, dominée par Recep Tayyip Erdoğan, dont la pensée politique s’est modérée en prison, et par Abdullah Gül, prend ses distances. Son nouveau parti, le «parti de la justice et du développement» - dont les initiales AK en turc signifient «blanc», «propre» et «pur», se présente contre son ancien dirigeant aux élections de novembre 2002, et remporte une victoire écrasante, 362 des 550 sièges au parlement. Erdoğan se garde bien de reprendre le discours anti-occidental agressif d’Erbakan; il se revendique de la «démocratie musulmane», comme on parle de la démocratie chrétienne en Europe.
Les relations entre le MÜSIAD, l’islam politique, les banques islamiques et les communautés religieuses ont été fluctuantes et indéterminées
Après le traumatisme du «processus de février», le MÜSIAD, désireux de consolider sa position dans la société civile, essaye de se maintenir à l’écart de tout engagement politique. L’affiliation au Refah puis à l’AKP n’a jamais été systématique au sein du MÜSIAD, même si elle a été et reste majoritaire; néanmoins, certains membres du MÜSIAD appartiennent au «parti de la juste voie» (DYP), d’autres au «parti de la grande unité» (BBP, Büyük Birlik Partisi),alors qu’une poignée serait affiliée au «parti du peuple républicain» (CHP), social-démocrate. Lors de la dernière foire du MÜSIAD en septembre 2004, quatre présidents de parti ont été invités. Les membres ne manquent pas de rappeler que leur association est avant tout «indépendante», comme son nom l’indique. Quant aux liens avec l’une ou l’autre des tarikat ou cemmat, ils peuvent exister, mais ne sont pas systématiques. En province, différents bureaux locaux sont proches de différentes communautés.
D’autre part, bien que Kuveyt Türk, Al Baraka et Family Finans soient des institutions financières du «label» MÜSIAD, les banques islamiques ont eu aussi des membres du TÜSIAD comme clients. En outre, une large partie des membres du MÜSIAD préfère recourir au capital de risque – souvent constitué de l’épargne des immigrés d’origine turcs établis en Allemagne, à leur capital personnel ou encore au crédit interne entre membres, sans intérêts et sous forme de chèques.
Enfin, les confréries ont peu soutenu Erbakan, parce qu’elles réprouvaient son instrumentalisation politique de la religion. Il fut même considéré comme un «traître» par sa communauté (Iskender Paşa), qui l’avait encouragé à créer son propre parti dans les années soixante-dix, et qu’il abandonna pourtant en janvier 1990 parce qu’il se considérait lui-même investi d’une mission : être le «commandant du djihad».
La modernisation des communautés religieuses, converties aux valeurs du capitalisme et de l’innovation technologique
Mais au-delà de ces relations complexes qui prouvent le caractère hybride de la mouvance islamique turque, les communautés, comme le MÜSIAD, ont appris à développer un discours de promotion sociale et culturelle par la réussite économique. Utilisant les donations caritatives de leurs membres, certaines communautés sont devenues de véritables compagnies, quand les liens informels entre les membres ont été restructurés pour réduire les coûts de transaction. Certaines ont même réussi à créer leurs propres holdings.
Ancienne confrérie populaire fondée par Bahaeddin Nakşibend (1318-1389), la Nakşibendiyya a su s’adapter à la modernité et adresse aujourd’hui à ses quelques deux millions de fidèles un discours modernisateur où se mêlent les valeurs morales musulmanes et le culte de l’instruction, de la technocratie et des valeurs bourgeoises. Sur le plan médiatique, les Nakşibendi possèdent trois revues: Islam, tiré à 100 000 exemplaires, Mektup («la lettre») et Kadin ve Aile («la femme et la famille»), dirigée au public féminin. Au sein des Nakşibendi, la communauté de la mosquée d’Iskender Paşa à Istanbul, dirigée par Mehmet Esad Cosan (né en1938), peut être considérée comme la branche «vedette». Les autorités de la communauté voient dans l’enrichissement de ses membres un moyen de concurrencer l’establishment kémaliste dans la vie économique, politique et intellectuelle et, par là-même, de prouver la supériorité de la morale islamique. Cette communauté a mis en place son propre business dont l’essor a été favorisé par ses contacts avec de puissantes familles, tels que les Özal et les Topbaş, dans les secteurs de la finance, du commerce, de la construction et de l’industrie pétrolière. Pour aider ses membres à se développer économiquement, elle lui fournit toute l’information dont elle dispose et mobilise également son «capital relationnel».
Les Işıkçılar, une branche dissidente et conservatrice des Nakşibendi, possèdent sans aucun doute la holding la plus puissante, Ilhas Holding, fondé et présidé par Enver Oren. Capable de concurrencer les grands conglomérats turcs, tels que Sabanci et Koc, Ilhas est une immense compagnie, présente surtout dans l’édition et l’impression de journaux et de magasines, la construction, les soins médicaux ou encore l’éducation. Parmi ses publications, le quotidien Türkiye connaît un certain succès populaire, alliant une verve nationaliste et islamique dans un format attrayant, avec des photographies en couleurs et une ample section «football». Elle possède aussi la chaîne de télévision TGTR et l’agence de publicité ÖNCÜ. En outre, elle contrôle plusieurs institutions financières, dont la banque islamique Ilhas Finans, créée en 1995, qui a connu la banqueroute avec la crise économique de février 2001.
Les Fethullaçi représentent la branche la plus influente des Nurcu, une communauté qui s’est constituée autour de la figure de Said Nursi (1877-1961); connu pour ses Lettres de lumière (Risale-i Nur), Nursi a insisté sur la compatibilité entre l’islam d’un côté, et la raison, la science et la modernité, de l’autre. Fethullah Gülen, né en 1938 à Erzurum, en Turquie orientale, se réapproprie la pensée de Said Nursi, tout en l’associant à un autre courant de pensée, la synthèse turco-islamique que nous avons déjà évoquée. Modéré dans son discours, Gülen est contre l’application de la loi islamique (la Charia) par l’Etat et pense que la démocratie est la meilleure forme de gouvernement. Privilégiant l’éducation pour l’intégration dans le monde moderne, la communauté de Gülen possède et dirige une centaine d’écoles en Turquie, qui ont un statut de type «privées sous contrat» et dont les instructeurs sont diplômés des meilleures universités turques. La figure de Fethullah Gülen a séduit les jeunes citadins, en particulier les docteurs, les professeurs d’université, et certains hommes d’affaires, qui considèrent comme un honneur de participer aux activités de ses fondations, la Fondation turque des professeurs et la Fondation des journalistes et des écrivains.
Au début des années quatre-vingt-dix, le mouvement de Fethullah Gülen a pris une rapide importance. De même que le MÜSIAD a profité de l’élan politique de Turgut Özal, l’expansion du mouvement et sa présence en Asie centrale ont été encouragées par les gouvernements successifs, qui, après la chute de l’empire soviétique, tentent d’imposer la Turquie comme nouveau leader dans les républiques turcophones, qui ont récemment gagné leur indépendance – l’Azerbaïdjan, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kazakhstan et le Kirghizstan. La Communauté a fondé quelques 200 écoles à travers le monde, de la Tanzanie à la Chine, mais principalement dans ces républiques turcophones. Le but est de former des élites locales avec la Turquie pour modèle. Ces écoles admettent aussi des étudiants non musulmans. L’anglais est la première langue de l’enseignement, qui est de grande qualité, et ces écoles attirent les enfants des élites et des chefs de gouvernement de divers pays.
Mais c’est surtout autour d’Asya Holding, fondée à Istanbul en 1992, que les Fethullaçi se sont bâtis une réputation de leader dans le «business islamique alternatif». En plus de la banque Asya Finans, que nous avons déjà évoquée, Asya Holding possède le quotidien Zaman, la chaîne de télévision STV (Samanyolu, que signifie «voie lactée»), la station de radio Burc et une agence de publicité, IŞIK. Plutôt intellectuel, Zaman propose des articles de fond sur l’actualité domestique et internationale, l’économie, les sciences et les nouvelles technologies.
Parmi les organisations liées à la communauté de Fethullah Gülen, l'IŞHAD, l’Association pour la solidarité dans le monde des affaires, a été créé en 1993, et elle est basée à Istanbul. Elle se défend de toute idéologie islamique, même si la majorité de ses 500 membres supportent les activités d'éducation de Gülen; beaucoup occupent d’ailleurs des responsabilités dans les bureaux directeurs des différentes écoles de leur hoca (vénérable maître). Ils reconnaissent également des liens avec l'Association d'écrivains de Fethullah Gülen. Leur objective est triple: améliorer le business extérieur de la Turquie, renforcer la structure des compagnies- membres et favoriser le dialogue avec les différents acteurs de la vie politique et économique. Comme le mouvement de Gülen, ils n'ont pas de positions sur la politique et ne supportent aucun parti en particulier. Ils ont eu jusqu'a présent de bonnes relations aussi bien avec les gouvernements de gauche, qu'avec l'AKP d’Erdoğan.
Outre l’affiliation aux Fethullaçi, l’IŞHAD fait aussi partie du MARIFED, la Fédération des associations de business de la mer de Marmara, conjointement à sept autres associations «parapluies»: le BUGIAD (association de Bursa très active), le KASIAD, le SAGIAD, le BESIAD, l'IGED, le CAGIAD et le GEMSIAD. L'IŞHAD est aussi lié à une centaine d'organisations «sœurs» en Asie Centrale, en Russie et dans les différents pays de l'Union Européenne. Assez similairement au MÜSIAD, l’ISHAD est présent en Europe, au Moyen-Orient, en Russie et en Afrique, dans les secteurs du textiles, de la manufacture, des machines, des meubles et de l’alimentaire. Néanmoins, les relations entre les deux associations sont bonnes, selon l’IŞHAD, et le dialogue constructif est privilégié; d'ailleurs, certains membres de l'IŞHAD sont aussi membres du MÜSIAD et du TÜSIAD, «changeant de casquettes» selon les circonstances.
Il est intéressant de souligner l'interconnexion entre les différentes «œuvres» de Fethullah Gülen: les écoles, l'IŞHAD, Asya Finans et Zaman. Ainsi, de grandes personnalités de l’ISHAD multiplient les responsabilités au sein des associations de la communauté. C’est le cas de M. Ihsan Kalkavan, lié à l’entreprise Kekistas Denizcilik, qui fut aussi le premier directeur d'Asya Finans à partir d’octobre 1996, Mustafa Sevki Kavurmaci, PDG d’U.S Polo, Pierre Cardin et Cacharel pour la Turquie, qui a fait partie du bureau d’audit d’Asya Finans, ou encore Ali Akbulut,membre de l’IŞHAD en tant que cadre dirigeant d’Ortadogu Holding, mais aussi directeur de la publication du journal Zaman et, à plusieurs reprises, membres du cabinet d’audit d’Asya Finans. On peut alors faire un double constat: d’abord, les hommes d'affaires Fethullaçi sont liés à plusieurs organisations à la fois, ce qui montrent leur forte implication dans Asya Holding et dans la communauté religieuse; mais étrangement et dans le même temps, les commandes de la partie«éducation et culture» de la communauté sont aussi aux mains des hommes d’affaires, et non de professeurs ou d'intellectuels.
On peut donc conclure que les grandes communautés religieuses en Turquie n’ont pas voulu se sentir en reste face à la modernité et aux nouvelles valeurs promues par la globalisation. L’exemplarité n’est plus dans la piété contemplative mais dans l’action, l’esprit d’entreprise, la maîtrise des modèles de management à l’américaine et la capacité à s’enrichir.
L’influence médiatique a été une de leurs priorités, comme en témoignent les différents journaux, revues, chaînes de télévision et agence de publicités, qui ont pu influencer les choix des consommateurs les plus conservateurs et religieux, en louant les «produits islamiques», conformes à leur identité culturelle et musulmane. Les islamistes ont aussi fait le pari de l’influence médiatique; ils possèdent le journal Milli Gazete et la chaîne de télévision Kanal 7.
La dissolution du discours islamiste dans la promotion des valeurs éthiques
Dans un contexte d’ouverture de la Turquie au jeu démocratique, doit-on conclure à la normalisation des associations de business islamique, en particulier à celle du MÜSIAD? Les entrepreneurs conservateurs et religieux ont-ils vraiment renoncé à l‘islamisme?
Depuis la victoire de l’AKP en novembre 2002, le MÜSIAD a retrouvé un statut privilégié dans la vie économique turque, consolidant ainsi sa position sociale. Il comprend aujourd’hui 2200 membres, répartis sur 36 branches à travers le pays, et liés à quelques 7500 compagnies. L’influence sur la politique économique et commerciale du pays reste une priorité. Il publie annuellement des rapports économiques en turc et en anglais, porteurs de conseils ou de critiques, parfois virulentes, à la politique économique gouvernementale. Pourtant, de façon générale, les relations entre le MÜSIAD et l’AKP sont privilégiées, comme en témoigne la photographie de couverture du MÜSIAD Bületin de décembre 2004, où le premier ministre Erdoğan pose au milieu des membres du comité directeur de l’association, dont il est membre d’honneur. Erdoğan, qui a occupé dans le passé des responsabilités dans une des filiales d’Ülker, était aussi présent le 18 avril 2004 au 13ème Conseil général du MÜSIAD où il a mis en avant ses fréquents voyages à l’étranger pour attirer des capitaux étrangers en Turquie, et a justifié ainsi la présence des hommes d’affaires au côté des membres du cabinet. Il existerait en outre un certain clientélisme entre l’AKP et le MÜSIAD; Ilhan Albarak, président de la compagnie homonyme dont Ömer Bolat, actuel président du MÜSIAD, est directeur général, aurait profité de sa position de député AKP d’Istanbul à partir de 2002 pour obtenir des contrats de façon suspecte.
Deuxième association de business au niveau national derrière le TÜSIAD, le MÜSIAD est devenu central dans la communauté turque du business. Même s’il ne représente que 10% de PNB total, un chiffre inchangé depuis 2001 et dérisoire par rapport au TÜSIAD, il continue à recevoir la plus grande part des ressources publiques allouées aux PME. Alors que les relations avec les représentants du gros business demeurent distantes, le TOBB s’est rapproché de l’association; le président du TOBB, Rifat Hisarciklioğlu, était ainsi présent le 13 mai 2004 lors de la cérémonie d’investiture du nouveau président du MÜSIAD, Ömer Bolat. Le MÜSIAD est aussi en train de gagner de l’influence au sein de la Chambre industrielle d’Istanbul (ISO), la plus importante de toute la Turquie, remportant 12 sièges aux élections de mars 2005.
Bien que le commerce avec les pays européens représente 60% des échanges commerciaux des entreprises du MÜSIAD, soit 8% de plus que la moyenne turque, l’association est peu familiarisée avec les institutions européennes. Contrairement au TÜSIAD et à l’IŞHAD, elle n’a pas de bureau ni de lobby à Bruxelles. Elle dispose cependant d’une cinquantaine de représentants disséminés un peu partout dans le monde. Sans doute préoccupée par les futurs changements qu’implique la possible entrée de la Turquie dans l’Union Européenne et qui risquent d’affecter la compétitivité des PME turques, elle essaye désormais de développer ses liens avec l’Europe par l’intermédiaire de l’Allemagne, où elle bénéficie du soutien d’une de ses associations sœurs, le MUESIAD, qui regroupe des hommes d’affaires islamiques d’origine turque. A cet égard, la réunion annuelle de la Confédération européenne des associations de petites et moyennes entreprises (CEA-PME), qui s’est tenue à Istanbul entre le 2 et le 4 décembre 2004, peut être le point de départ d’une prochaine implantation en Europe. Organisée par le MÜSIAD qui est membre de cette confédération, elle a compté avec une délégation turque de 120 personnes, dont le ministre du commerce et de l’industrie et le gouverneur d’Istanbul, 26 participants de la CEA-PME en Europe et 20 représentants de la presse. Le MÜSIAD a profité de l’événement pour développer des liens avec le président de la CEA-PME, Mario Ohoven, qui est aussi président de BVMW, l’Association des moyennes entreprises, en Allemagne; un protocole d’accord entre le MÜSIAD, le MUESIAD, le BVMW et le KOSGEB (l’administration gouvernementale des PME créée en 1973) a été signé y devait débouché sur un accord complet en janvier si les membres de cabinet directeur de l’association de Mario Ohoven donnaient leur approbation. Dans leur majorité, les membres souhaitent l’intégration de la Turquie à l’Union Européenne et se disent prêts à respecter ses normes économiques et commerciales. Ils sont néanmoins plus fermés sur le plan des mœurs, du rôle spécifique des genres et de la défense d’un style de vie conservateur.
On a aujourd’hui l’impression que le MÜSIAD, moins religieux dans son discours et peut-être plus ouvertement libéral, a rejoint l’IŞHAD et la perception si particulière de Turgut Özal; il partagerait leur volonté de concilier la rigueur morale de l’islam, la modernité, l’innovation technologique et une attitude amicale vis-à-vis des pays occidentaux, qui va dans son intérêt. La conviction religieuse personnelle doit ainsi se traduire dans une pratique entrepreneuriale où la maximalisation du profit n’est limitée que par la rigueur «éthique». Au cours d’entretiens faits entre octobre et décembre 2004 auprès de deux membres du comité directeur formé en avril 2004, d’un ancien membre du comité directeur et du secrétaire général de l’association, j’ai pu constater une même ligne discursive: si les personnes interrogées demeurent très évasives sur leurs convictions religieuses, parce qu’elles considèrent qu’elle relèvent de leur sphère privée et n’influent pas sur leur rôle au sein du MÜSIAD, elles sont intarissables sur leur volonté de croître, de développer toujours plus leur business avec l’étranger – l’Europe, la Russie, le Moyen-Orient ou l’Afrique, indifféremment.
Au-delà du facteur culturel ou religieux, le MÜSIAD insiste sur une revalorisation du facteur éthique dans le monde des affaires. Le recours à la notion d’«éthique» est récurrent, tant en références aux échanges commerciaux comme à la vie privée. Jean-François Pérouse, directeur de l’Observatoire urbain d’Istanbul, a, pour sa part, souligné le caractère missionnaire du MÜSIAD et des autres associations islamiques de business ; le business y est indissociable de la défense de certaines valeurs morales. Au MÜSIAD, Sinusi Misiroğlu, un représentant dans le secteur des textiles, aujourd’hui membre du conseil municipal AKP de l’arrondissement de Beşiktaş, s’est ainsi plaint du manque de sérieux et de rigueur morale dont il a été victime de la part de certains segments professionnels de la confection à Istanbul; le travail commandé n’était jamais payé, ce qui entre bons musulmans ne devraient pas arriver car, aux vues de l’islam, le gharar (ou l’incertitude dans les transactions commerciales) est formellement interdit. Nihat Alayoğlu, secrétaire général du MÜSIAD, a également insisté sur l’importance de l’éthique dans l’association: «To be a member of the MÜSIAD, you have to respect some principles: business ethics, good reputation; and you don’t care any governmental issue.» Les nouveaux membres sont ainsi triés sur le volet; ils doivent être parrainés par deux membres et font l'objet d'une enquête de moralité, avant de pouvoir entrer dans l’association. Enfin, les membres prétendent prendre en compte le bien-être de leurs employés, en leur assurant des conditions de travail sûres et un salaire décent.
Qu’est-il advenu de l’idéal islamiste au sein du MÜSIAD? Même si, officiellement, Erol Yarar n’occupe plus de responsabilités au sein de l’association, il n’en ait pas moins président de l’International Business Forum (IBF), dont le secrétariat général se trouve au siège social du MÜSIAD à Istanbul. L’IBF se considère à lui-même comme un «Global Business Networking Among Muslim Nations.» Il s’agit d’un forum à l’origine pakistanais, né à Lahore en septembre 1995. Dès la seconde édition, il a été repris en main par le MÜSIAD. L’objectif ultime de l’IBF est de créer un marché commun musulman. Même s’il s’agit d’une démarche non gouvernementale, les autorités politiques sont largement représentées lors des débats. Ainsi, lors de la réunion des 18-20 octobre à Téhéran 2003, étaient présents pour la Turquie, le ministre de l’industrie et du commerce, Ali Coskun, qui a affirmé que le monde islamique devrait abandonner les «économies fermées» et que la Turquie était prête à partager ses propres expertises sur le sujet, et le ministre d’Etat pour le commerce extérieur, Kursad Tuzmen – qui aurait été par le passé idéologue du MÜSIAD et de son discours sur le commerce transfrontalier, sur le redémarrage du commerce avec les pays voisins; et pour l’Iran, le ministre des affaires économiques et des finances, Tahmasb Mazaheri, le ministre du commerce, Mohammad Shariatmadari, et divers secrétaires d’Etat. Dans sa huitième édition, les 15-19 décembre 2004, il a réuni autour du slogan «Développer un marché commun dans la région afro-eurasienne» quelques 1500 hommes d’affaires musulmans provenant de 60 pays – principalement l’Arabie Saoudite. Chaque journée de forum commence par une prière coranique. En plus d’accords de commerce et de la promotion d’investissements mutuels, le congrès du dernier IBF a aussi offert des opportunités aux délégations nationales de présenter le profil de leur propre pays dans une perspective de business; de plus, des projets récents de business dans les champs de l’industrie, du commerce de la finance ou de l’agriculture ont revêtu une dimension multinationale. Le forum 2005 est prévu en Arabie Saoudite.
Il semble exister un certain décalage entre le discours rassurant, formulé par le staff administratif aux curieux européens, et le discours des grands chefs, Erol Yaral (1990-1999), Ali Bayramoğlu (1999-2004) ou Ömer Bolat (2004-), qui n’a guère évolué et reste réticent à l’ouverture sur l’occident. Le dirigeant actuel, élu lors de l’assemblée générale d’avril 2004, est un proche de Yarar, qui lui avait adressé en 1994 un remerciement appuyé pour la rédaction de son petit livre de propagande économique pro-islamique. Récemment, dans la même verve qu’Erol Yarar quand il écrivait sa «Vision» pour le 21ème siècle, le président Bolat a affirmé, dans un article de l’International Herald Tribune du 11-12 décembre 2004, que le Moyen-Orient reste essentiel dans la stratégie de business du MÜSIAD. Le journaliste Justin Keay écrit: “Although Bolat insist Musiad would like to have good relations with the EU, Musiad strongly advocates closer business relations with the Islamic world. Bolat noted that in the past three years Turkey’s trade with its Muslim neighbours has more than doubled, to 11 percent from 5 percent of total trade, a trend that he expected will continue. Free trade agreement have been signed with Morocco and are pending with Iran, Jordan and Syria.” En résumé, selon Bölat, l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne n’est pas la seule option pour le pays.
Doit-on conclure que, malgré une impression générale d’ouverture sur l’Ouest, le MÜSIAD n’a pas encore opéré de mutation par le haut? S’il existe un certain décalage entre les leaders et la base, comment est-il perçu par ces derniers ? Mes interviews sur le terrain m’ont enseigné que la base ne se préoccupe guère des «audaces» idéologiques de ses leaders, tant que ses intérêts sont représentés. Les leaders du MÜSIAD, du président aux membres du comité directeur, se distinguent généralement de la base par un cursus universitaire à l’étranger (Etats-Unis ou Europe), la maîtrise de plusieurs langues et de bons contacts sur le plan politique tant intérieur qu’extérieur, qui bénéficient aux exportations de l’ensemble des membres. Cela expliquerait pourquoi, par exemple, Erol Yarar, Ali Bayramoğlu et Ömer Bolat se sont rendus ensemble aux Emirats Arabes Unis, le 26 mars 2004, accompagnés de 70 hommes d’affaires. Interrogé sur la question, Sinusi Misiroğlu ne semble pas gêné par la présence persistante d’Erol Yarar, qu’il juge «symbolique»; Yarar, comme Erbakan, aurait beaucoup de rêves mais peu de moyens pour les réaliser. Il ne semble donc pas que l’association revienne en arrière.
Conclusion
Parallèlement aux membres riches des confréries et communautés et aux dirigeants de leurs holdings, le MÜSIAD représente aujourd’hui une nouvelle bourgeoisie. S’il donne la priorité à la maximalisation du capital, il essaie aussi de garder à l’esprit que celle-là ne peut être dissociée d’une certaine exigence sur le plan éthique. De la même façon que Max Weber attribuait l’essor du capitalisme à l’éthique protestante, à la rigueur morale des croyants et à leur dépassement personnel dans le travail, aujourd’hui, ce sont les hommes d’entreprises islamiques, tous groupes confondus, qui puisent dans leur foi en l’islam la force nécessaire pour travailler durement et consolider un statut social chèrement gagné, qui fait d’eux des exemples pour le peuple turc et la communauté des croyants, et participe à donner un éclat nouveau à une religion dont ils sont profondément fiers.
Marie-Élisabeth Maigre
Notes
[1] «Islamisme : le crépuscule de l'utopie»,Chantal de Rudder, Le Nouvel Observateur, No. 1732, 15 janvier 1998, entretien avec Gilles Kepel
[2] The Tuks Today, Andrew Mango, Woodstock/ New York, The Overlook Press, 2004, p. 86
[3]Islam in Economic Organizations, Aişe Buğra, Istanbul, TESEV, 1999, note 7, p. 58
[4]Yuzıla Girerken Dünyaya Yeni Bir Bakış / A New Vision for the World at the Threshold of the 21st Century, Erol Yarar, Istanbul, MÜSIAD, 1997
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© 2005 Marie-Élisabeth Maigre. La reproduction de ce texte est interdite sans autorisation de l’auteur.