Viktor Youchtchenko, ancien gouverneur de la Banque centrale représente une option démocratique et “pro-occidentale”. Il se donne effectivement pour but de rapprocher l'Ukraine de l'Europe et de la détacher, au moins partiellement, de la tutelle russe, même s'il n'a jamais ignoré le lien naturel entre l'Ukraine et son grand voisin. C'est plutôt l'intransigeance de Moscou et le soutien ouvert apporté par le Kremlin à l'adversaire de Viktor Youchtchenko qui risquent de radicaliser la position “anti-russe” du chef de l'opposition.
De même, l'Église orthodoxe ukrainienne dépendant du Patriarcat de Moscou n'a pas hésité à s'immiscer dans le jeu politique, en soutenant ouvertement le candidat pro-russe Viktor Yanoukovitch, tandis que sa rivale du Patriarcat de Kiev ainsi que l'Église gréco-catholique d'Ukraine n'ont pas ménagé leur soutien au candidat d'opposition. Lors de certains rassemblements pro-Yanoukovitch, des manifestants brandissaient des icônes, en affirmant le lien religieux entre l'Ukraine et la Russie. Le conflit entre l'Ukraine occidentale et l'Ukraine orientale, traditionnellement tournée vers la Russie, a été fréquemment présenté comme un conflit de religion, même si la plus grande prudence demeure de mise: Viktor Youchtchenko est lui-même issu d'Ukraine orientale, et il a confirmé publiquement son allégeance à l'Église orthodoxe du Patriarcat de Moscou...
La scène confessionnelle ukrainienne est en effet particulièrement confuse et polémique. On compte en effet deux importantes communautés catholiques, et trois Églises orthodoxes rivales.
Les catholiques romains (environ un million de fidèles), uniquement présents dans l'ouest du pays, sont essentiellement des membres des minorités polonaises ou hongroises. L'Église gréco-catholique, ou uniate, de rite oriental mais réunie à Rome, compte, quant à elle, environ 5 millions de fidèles, eux aussi surtout représentés en Ukraine occidentale. Ces deux Églises se sont également rangées avec clarté dans le camp Youchtchenko.
Depuis l'indépendance du pays, l'Église orthodoxe russe a reconnu l'autonomie d'une Église ukrainienne, dirigée par le métropolite: cette Église reste cependant fidèle au Patriarcat de Moscou. Elle regrouperait toujours la majorité des 80% d'orthodoxes que compte le pays, et elle est quasiment hégémonique dans l'est du pays. Elle subit néanmoins la concurrence d'une orthodoxie ukrainienne qui prône une totale séparation avec Moscou. Cette Église ukrainienne se subdivise néanmoins elle-même en deux branches: le patriarcat de Kiev, dirigé par le patriarche Filaret, et l'Église orthodoxe ukrainienne autocéphale, fortement structurée dans la diaspora ukrainienne aux USA et au Canada, mais qui compte près d'un millier de paroisses, principalement dans l'ouest du pays.
Une carte approximative des confessions du pays opposerait donc un bloc fidèle à l'orthodoxie russe dans l'est du pays (Donetsk, Kharkiv, Dnipopetrovsk) et dans le sud (Odessa), tandis que l'ouest (Lviv, Ivano-Frankivsk) voit cohabiter catholiques romains, gréco-catholiques et fidèles de l'Église orthodoxe ukrainienne autocéphale. L'influence du patriarche Filaret est surtout marquée dans les régions centrales notamment la capitale Kiev, avec des positions importantes dans l'ouest.
Les autres confessions (Église arménienne, judaïsme, islam chez les Tatars de Crimée), ne jouent qu'un rôle marginal ou très local, tandis que les nouvelles Églises, notamment les baptistes font une percée significative, comme dans tout le monde post-soviétique. Les importantes communautés juives ont été décimées par la Seconde Guerre mondiale, et les départs vers Israël, très nombreux depuis l'indépendance.
L'essentiel du conflit entre uniates et orthodoxes, mais surtout des rivalités intra-orthodoxes, se focalise autour de l'identité du pays, partagé entre Ouest et Est, entre Europe centrale et monde russe, ainsi qu'autour de l'histoire de l'Ukraine. En effet, les relations avec orthodoxes et uniates se sont beaucoup améliorées ces dernières années, à l'exception de quelques régions, comme la Polhynie, ou les uniates sont en confrontation directe avec les fidèles du Patriarcat de Kiev. Les fidèles du patriarcat de Moscou, qui manie toujours une rhétorique très violente contre les uniates, n'ont presque pas d'occasions de rencontrer ceux-ci, en raison du positionnement géographique des différentes Églises.
D'après les données du 1er janvier 2004, le Patriarcat de Moscou comptait 10310 paroisses en Ukraine, le Patriarcat de Kiev 3522, l'Église autocéphale 1154, les uniates 3328 et l'Église catholique latine 854 [1]. Ces chiffres officiels doivent cependant être pris avec une certaine prudence, car il suffit de 10 membres pour qu'une communauté religieuse soit reconnue. L'importance des paroisses peut donc être très variable. Par ailleurs, certaines Églises peuvent être tentées de gonfler les chiffres pour prétendre peser d'un poids plus important.
La structuration des enjeux identitaires
Dans un article récent, Natalka Boyko et Kathy Rousselet proposent de comprendre l'organisation du débat identitaire autour de trois “pôles”, aux frontières parfois indécises et mouvantes.
Premier pôle, celui de l'ukrainité (ukrajnstvo), ancré dans l'ouest du pays, et revendiqué par l'Église gréco-catholique et l'Église orthodoxe ukrainienne autocéphale, ainsi que par l'Église catholique latine, dont les fidèles transcendent leur appartenance aux minorités linguistiques polonaises ou hongroises par un fort attachement à l'identité ukrainienne. Cette affirmation de l'ukrainité s'appuie fortement aussi sur diasporas nationalistes, notamment par le biais de l'Église autocéphale.
Second pôle, celui de la nostalgie russo-soviétique, surtout cultivée dans l'est et le sud du pays, et qui se greffe bien sûr sur l'Église orthodoxe du patriarcat de Moscou, qui revendique toujours, au moins sur un plan symbolique, l'unité de toutes les terres russes (Russie, Ukraine, Biélorussie).
Vient enfin un pôle “créole”, mêlant les deux influences [2]: cet entre-deux se traduit par la situation de bilinguisme qui est celle de beaucoup d'Ukrainiens, par le sentiment d'une double appartenance, à l'Ukraine et à un vaste monde “post-soviétique”... Sur le plan religieux, l'Église orthodoxe ukrainienne du Patriarcat de Moscou peut s'inscrire dans cette dynamique, puisqu'elle est dépendante de l'Église russe, tout en jouissant d'un statut d'autonomie depuis l'indépendance ecclésiale. Viktor Youchtchenko a confirmé son appartenance à cette Église, sans que cela ne remette aucunement en cause son patriotisme ukrainien. L'Église du Patriarcat de Kiev peut aussi s'inscrire dans cette zone, puisqu'elle affirme et revendique son ukrainité, mais jouit d'une image plus modérée que l'Église autocéphale et dispose d'une influence moins limitée à la diaspora et à l'ouest du pays.
Derrière ce débat entre plusieurs définitions de l'identité ukrainienne se cachent avant tout des lectures toujours fortement antagonistes de l'histoire du pays.
À l'ouest, des espaces centre-européens; à l'est, la nostalgie soviétique
La Galicie, la Ruthénie et la Transcarpathie, qui forment l'ouest de l'Ukraine, sont des régions qui ont longtemps appartenu au royaume polonais, puis à l'Empire des Habsbourg d'Autriche-Hongrie. Ces monarchies très catholiques ont imposé le passage au catholicisme de leurs sujets orthodoxes. C'est là l'origine des uniates, ou gréco-catholiques, qui sont en communion avec le pape, tout en conservant un rituel oriental, qui se rattachent à Rome avec l'acte de Brest-Litovsk, en 1591.
À l'époque soviétique, les uniates ont été victimes d'une sévère répression, et leur Église ne s'est maintenue que dans l'exil ou la clandestinité. Elle a retrouvé une nouvelle vigueur depuis l'indépendance de l'Ukraine, en 1991.
En symbole de ce renouveau, le primat de cette Église, le cardinal Lubomir Husar, a symboliquement transféré en décembre 2003 le siège de la métropolie uniate à Kiev, la capitale du pays, où les gréco-catholiques sont pourtant peu nombreux. Cette décision, approuvée par le Vatican, a été perçue comme une nouvelle “provocation catholique” par Moscou.
L'ouest de l'Ukraine est le bastion d'un nationalisme ukrainien qui s'est construit en opposition aux occupants polonais, puis à la monarchie habsbourgeoise et surtout au pouvoir russe. Ces régions n'ont cependant été réunies à l'Ukraine qu'après 1945. Elles n'appartenaient pas à l'Empire tsariste. Après la Première guerre mondiale, elles ont quitté le giron austro-hongrois pour appartenir à nouveau à la Pologne (Galicie) ou à la Roumanie (Ruthénie subcarpathique). L'armée rouge n'a occupé ces régions qu'après la retraite des armées hitlériennes.
En conséquence, ces régions ont échappé aux grands traumatismes qui ont marqué l'histoire ukrainienne: l'interdiction de la langue et de la culture ukrainienne l'époque tsariste, où la politique de russification passait notamment par le canal de l'Église orthodoxe. Le nom même d'Ukraine était remplacé par celui de “Petite Russie”. L'autre grande épreuve intervient après la révolution bolchévique de 1917, avec la collectivisation soviétique et grande famine du début des années 1930. Ces différences sautent à l'œil du voyageur: les campagnes de l'ouest de l'Ukraine sont peuplées de villages, une réalité qui a disparu du fait de la collectivisation dans l'est du pays.
La langue ukrainienne a également pu se conserver dans l'ouest, notamment sous la monarchie habsbourgeoise. La renaissance culturelle du XIXe siècle a pu se développer assez librement à Lviv, la grande ville de l'ouest, alors qu'il était interdit d'utiliser publiquement la langue ukrainienne ou de publier des livres dans la Russie tsariste. On ne s'étonnera donc pas que l'ukrainien soit la langue très nettement dominante dans l'ouest, tandis que les populations parlent russe dans l'est du pays, à Dnipopetrovsk, Donetsk et bassin minier du Donbass. Du point de vue linguistique aussi, Kiev occupe une position complexe, puisque la langue russe est la plus couramment parlée dans la rue, tandis que la presse ou les inscriptions publiques est en ukrainienne, langue qui est aussi utilisée par beaucoup dans l'intimité familiale.
La communauté des Ruthènes occupe une position particulière. Ces Ukrainiens des franges occidentales du pays, surtout présents dans les zones montagneuses des Carpates, sont très majoritairement gréco-catholiques. Leur identité nationale a parfois été remise en cause, d'autant plus que le ruthène a été parfois perçu comme une langue proche, mais distincte de l'ukrainien. La tendance dominante depuis l'indépendance est cependant de considérer les Ruthènes comme des Ukrainiens, et l'identité spécifique de ces populations est surtout maintenue dans les communautés issues des colons ruthènes venus repeupler les régions des Balkans libérées des Turcs au XVIIIe siècle [3].
L'est du pays concentre la population “russe” d'Ukraine. D'après le dernier recensement, le pays compte 17% deRusses “ethniques”, qui sont notamment nombreux dans le bassin minier du Donbass, qui a attiré des travailleurs venant de toute l'ancienne Union soviétique. À ces citoyens ukrainiens qui se déclarent de nationalité russe, il faut ajouter de nombreuses personnes qui se déclarent ukrainiennes, tout en étant fortement russisées. À Donetsk, la capitale du Donbass, la langue russe est quasiment hégémonique, ce qui n'empêche pas de nombreux habitants de la ville de se considérer comme Ukrainiens.
La majorité des habitants d'Ukraine sont en réalité bilingues, quitte à souvent expérimenter des situations complexes de diglossie, en maîtrisant plus ou moins bien le russe, l'ukrainien officiel (ou littéraire) et des parlers locaux... De surcroît, le passage d'une langue à l'autre est relativement aisé, puisqu'elles appartiennent toutes les deux à la famille des langues slaves. La coupure géo-linguistique a cependant d'importantes conséquences aussi dans le domaine religieux, car les uniates, comme les orthodoxes “ukrainiens” utilisent l'ukrainien dans la liturgie, tandis que l'Église russe en Ukraine privilégie la langue russe.
Pour les Ukrainiens de l'est, même si les nationalistes ukrainiens du XIXe siècle ont souvent trouvé refuge dans les territoires habsbourgeois, l'influence catholique, polonaise et austro-hongroise serait incompatible avec l'identité originelle de l'Ukraine, terre “matricielle” de l'orthodoxie russe.
La disparition de la Rous kiévienne
L'État russe originel, la Rous, se construit en effet, au début du second millénaire, autour de la ville de Kiev, qui occupe une position stratégique et commerciale essentielle, sur le fleuve Dniepr, à mi-chemin entre les territoires des Varègues scandinaves et l'Empire byzantin.
C'est donc à Kiev que l'orthodoxie russe trouve son origine, avec le baptême de la Rous, daté de 988, ce qui explique la présence de monastères prestigieux, comme le complexe semi-troglodytique de la Laure. Kiev est une ville sacrée pour tous les orthodoxes russes. L'État médiéval kiévien s'est cependant fort vite effondré en raison de crises internes et sous les coups de butoir des envahisseurs mongols. Russie, Biélorussie et Ukraine partagent cet héritage, et la plupart des linguistes reconnaissent par exemple aujourd'hui que les trois langues dérivent d'un même tronc commun, tout en possédant leurs propres singularités [4].
Du point de vue russe, l'Ukraine serait cependant le berceau de la Russie actuelle, et Kiev “la mère des villes russes”, selon la formule consacrée. Cela revient à nier l'existence d'une identité ukrainienne spécifique.
La bataille symbolique se poursuit toujours, l'Église orthodoxe russe étant convaincue que les Églises ukrainiennes orthodoxes schismatiques, à ses yeux des alliées objectives des catholiques et du Vatican, cherchent à détacher et à coloniser une terre russe par excellence. L'affrontement entre les deux candidats à l'élection présidentielle de cet automne ne serait qu'une nouvelle péripétie de ce combat.
Le XXe siècle et les expériences d'indépendance
Les nationalistes ukrainiens cultivent la nostalgie de l'État indépendant des cosaques zaporogues, qui s'affirme aux XVIe et XVIIe siècles, entre la Pologne, la Lituanie et la Russie. Le nom même d'Ukraine désigne une région frontière, et les cosaques étaient des libres paysans-soldats peuplant cet espace échappant au contrôle des États. L'épisode de la cosaquerie indépendante devient donc synonyme de liberté personnelle et de liberté du peuple ukrainien.
Cet État a disparu en 1654, lorsque l'hetman Bogdan Khmelnitski signe un accord avec le tsar russe. Cet accord représente le point le plus contesté de l'histoire ukrainienne: pour Moscou, c'est un acte de reconnaissance de la souveraineté russe, tandis que les Ukrainiens veulent y voir un accord entre deux États.
Les tsars vont s'employer à transformer les cosaques libres en un simple détachement d'auxiliaires militaires parfaitement fidèles et encadrés, tout en soumettant le pays à une russification rapide. Cependant, l'Église ukrainienne a formellement conservé son autonomie, même si l'Église russe a imposé une “russification” de la liturgie.
De 1919 à 1921, puis durant la Seconde Guerre mondiale, une Église orthodoxe ukrainienne a été reconstituée. La renaissance de l'Église ukrainienne intervient durant le bref épisode de République indépendante ukrainienne, dirigée par Simon Petlioura. Le pays est alors disputé entre les armées blanches et les bolchéviks, sans oublier les troupes anarchistes paysannes de Nestor Makhno. L'Armée rouge de Trotsky finira par gagner cette guerre, éliminant l'État ukrainien, même si les régions occidentales restèrent en-dehors de l'URSS.
Le nationalisme et le séparatisme ukrainien furent perçus comme de grandes menaces par Moscou, ce qui explique probablement la violence de la dékoulakisation en Ukraine, qui se solda par la Grande famine de 1931-1932, considérée par beaucoup d'Ukrainiens comme un génocide.
Cette violence explique que les Ukrainiens, dans un premier temps, n'aient pas fait mauvais accueil aux armées nazies. L'occupation allemande permit d'ailleurs une nouvelle restauration de l'Église orthodoxe ukrainienne. Accusés de collaboration, les responsables de cette Église ont fui l'avancée des armées soviétiques en 1944.
Cette Église s'est maintenue dans la diaspora ukrainienne, notamment aux USA et au Canada. Depuis dix ans, elle s'est réimplantée en Ukraine, où elle est surtout influente dans l'ouest du pays. Cette renaissance a début avec un concile tenu à Kiev, en juin 1990, qui permit à cette Église d'élire pour la première fois un patriarche, en la personne du métropolite Mstyslav Skrypnyk du New Jersey, qui, très âgé, mourut deux ans plus tard, en 1992. Sur le terrain, la reconstruction de l'Église a largement été l'œuvre de l'évêque de Jitomir, Ioan Bodnartchuk, un transfuge de l'Église orthodoxe russe. Naturellement, cette Église, très nationaliste et anti-russe, ne mégote pas aujourd'hui son soutien àViktor Youchtchenko.
L'Église gréco-catholique a aussi pu établir pour la première fois une hiérarchie en Ukraine centrale et orientale durant les trois années d'occupation nazie (1941-1944), ce qui servit de justification à l'interdiction de cette Église en 1946.
L'Église orthodoxe ukrainienne autocéphale, qui se considère comme le meilleur gardien de la tradition de l'ukrainité, est d'ailleurs très méfiante envers le patriarche de Kiev Filaret, qu'elle soupçonne d'opportunisme.
Filaret, un patriarche contesté
Troisième acteur sur scène orthodoxe ukrainienne, le patriarche de Kiev, Mgr Filaret, tient en effet une position plus ambiguë. Cette Église autonome s'est constituée dans les années 1990. Elle professe un solide nationalisme ukrainien, et elle entretenait de solides relations avec le régime du Président Kravtchouk (1990-1993), ce qui lui a notamment permis de faire main basse sur la plupart des grands monastères de Kiev, à l'exception notable du complexe de la Laure, restée aux mains de l'Église russe.
Métropolite et chef de l'exarchat ukrainien de l'Église orthodoxe russe à l'époque soviétique, Filaret (Denisenko) était pressenti pour succéder au patriarche de Russie Pimen. Après la mort de ce dernier, le Synode l'avait en effet désigné comme locum tenens de la charge, mais le métropolite Aleksei de Saint-Pétersbourg fut finalement élu patriarche de toutes les Russies en juin 1990. C'est probablement à ce moment que Filaret redécouvrit sa fibre ukrainienne, et se mit par exemple à utiliser en public la langue ukrainienne, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant.
L'alliance qu'il passe avec les nationalistes du Roukh et le Président Kravtchouk permettent à Mgr Filaret de construire une Église patriarcale de Kiev, représentant une supposée “troisième voielégitime ” (puisque dérivée de l'exarchat ukrainien de l'Église russe), entre l'Église autocéphale et l'Église du patriarcat de Moscou [5].
Le patriarcat de Kiev ne jouit cependant d'aucune reconnaissance canonique de la part des autres Églises orthodoxes du monde, et a même établi des liens étroits avec les autres Églises dissidentes ou schismatiques, comme le schisme bulgare ou l'Église orthodoxe monténégrine, créant ainsi un lien de communion “parallèle” entre ces Églises marginales.
Les conditions de la prise de pouvoir de Mgr Filaret, dont il a été établi avec certitude qu'il était autrefois un collaborateur du KGB, sous le nom de code d'Antonov, demeure de surcroît très controversées. En 1992, il s'engage dans des pourparlers avec l'Église autocéphale. Après la mort du patriarche Mstyslav, le métropolite Volodymyr (Romanyuk), défenseur respecté des droits de l'homme, ayant passé 16 années de camp en Sibérie, fut élu patriarche, Filaret se contentant d'être son assistant. Le patriarche Volodymyr mourut dans des circonstances qui demeurent obscures en 1995, ce qui permit à Filaret de prendre sa place, tandis que la plupart des prêtres et des fidèles issus de l'Église autocéphales reprenaient leur autonomie et coupaient les ponts avec Filaret. Cette Église est désormais dirigée par le métropolite Dmytriy, un ancien prêtre gréco-catholique.
Mgr Filaret sait bien qu'il n'a peut-être pas grand chose de bon à attendre d'une victoire des hommes de Moscou, mais il se méfie aussi des nationalistes de l'ouest de l'Ukraine - catholiques uniates ou fidèles de l'Église orthodoxe autocéphale - qui n'ont d'ailleurs jamais hésité à dénoncer les compromissions avec le pouvoir du contesté patriarche. Malgré des épisodes parfois conflictuels avec Leonid Kravtchouk, le successeur du Président Koutchma, Filaret n'a jamais coupé les ponts avec le pouvoir politique, et demeure capable de s'adapter à toutes les situations.
Peu d'espoirs de compromis
Les possibilités de compromis entre les différentes Églises orthodoxes paraissent aujourd'hui faibles. Le Patriarcat œcuménique a mené une mission de médiation à l'été, même si les contentieux entre Moscou et Constantinople ne cessent de s'alourdir, notamment sur le difficile dossier de l'Église estonienne [6]. De surcroît, le patriarcat œcuménique a déclaré depuis 2000 qu'il n'entendait plus suivre la position de Moscou sur le dossier ukrainien, et qu'il serait prêt à reconnaître l'Église autocéphale et le Patriarcat de Kiev, à condition toutefois que ces deux branches rivales parviennent à se réconcilier.
La dernière délégation, conduite par l'archevêque Vsevolod (diocèse ukrainien du patriarcat œcuménique aux USA), a cependant pu rencontrer le métropolite russe Vladimir de Kiev, ainsi que les autres Églises orthodoxes [7].
Le dossier ukrainien n'est qu'un des nombreux points de friction entre Moscou et Constantinople, ainsi qu'entre Moscou et le Vatican. Pour l'Église russe, en effet, le déplacement de la métropole uniate à Kiev demeure inacceptable.
La victoire probable de Viktor Youchtchenko devrait confirmer le poids de l'ukrainité, et favoriser par contre les Églises autocéphales, si elles entraient dans un processus de rapprochement, ainsi que l'Église gréco-catholique, qui espère toujours du Vatican la reconnaissance d'un statut patriarcal.
Dans ces conditions, on peut supposer que l'influence de l'Église russe aille diminuant. À terme, la solution la plus satisfaisante pour les fidèles serait sûrement une Église d'Ukraine réunie, autocéphale et débarrassée des marques du phylétisme. Cette Église serait alors capable d'établir des relations normales de bon voisinage avec l'Église russe. Mais pour cela, il faudrait déjà que l'Église russe renonce elle-même à l'illusion d'une réunification sous le sceptre du patriarche Aleksei de toutes les terres de la Rous médiévale. Ces questions d'ecclésiologie touchent à l'identité d'un pays charnière comme l'Ukraine, mais aussi à la définition même des frontières de l'Europe.
Jean-Arnault Dérens
Notes
1) Statistiques du Comité d'État aux affaires religieuses d'Ukraine.
2) Natalka Boyko et Kathy Rousselet, “ Les Églises ukrainiennes. Entre Rome, Moscou et Constantinople ”, Le Courrier des Pays de l'Est, n° 1045, septembre-octobre 2004, pp. 39-50.
3) On compte aussi une communauté ruthène en Voïvodine serbe, disposant d'un évêché gréco-catholique. En ex-Yougoslavie, Ruthènes et Ukrainiens cohabitent parfois dans les mêmes villages, mais sont considérés comme deux groupes différents.
4) Lire Andras Kappeler, Petite histoire de l'Ukraine, Paris, Institut d'études slaves, 1997.
5) Lire Sabrina P.Ramet, “A House Divided : Ukraine's Fractious Churches”, in Nihil obstat. Religion, Politics in East-Central Europe and Russia, Duke University Press, 1998.
6) L'Église orthodoxe estonienne, dirigée par le métropolite Stefanos de Tallinn, jouit d'un statut canonique d'autonomie dans le cadre du patriarcat œcuménique, ce que conteste l'Église russe, qui garde le contrôle de le grande majorité des paroisses orthodoxes du pays.
7) Lire Service orthodoxe de presse, n° 291, septembre 2004.
Jean-Arnault Dérens, qui a déjà collaboré à plusieurs reprises à Religioscope, est le rédacteur en chef du Courrier des Balkans et a suivi sur place les récents événements en Ukraine.
© 2004 Jean-Arnault Dérens