Acteurs privilégiés du processus de réislamisation dans le monde musulman comme en Occident, les Frères musulmans font peur dans l’espace public européen: on les associe volontiers aux excroissances radicales et violente des acteurs politiques contemporains se réclamant de l’islam. On leur impute des visées subversives dans leurs pays d’origine et des plans de conquête en Occident. Les différentes polémiques en Europe impliquant d’une manière ou d’une autre la référence à l’islam — des minarets suisses au débat français sur l’identité nationale les ont à nouveau placés dans l’axe focal des grands médias.
Le dernier livre de Brigitte Maréchal, professeur à l’Université catholique de Louvain, Les Frères musulmans en Europe: Racines et discours (Paris, PUF, 2009), apporte au bon moment une contribution essentielle au débat sur la nature, les motivations, les stratégies et les défis de cette mouvance politico-religieuse dont le passé moyen-oriental est bien connu, mais dont le présent européen reste largement ignoré.
Ce livre est fondé sur un long travail de terrain, croisant entretiens avec les cadres et les bases du mouvement, analysant la littérature fondatrice du mouvement comme les écrits de ses intellectuels contemporains, et irrigué d’impressions recueillies patiemment par son auteur lors de ses participations à des activités collectives - conférences, camps d’été, festivals.
L’atout de ce livre, au-delà de la qualité de la démarche empirique, tient dans l’intention de départ: ne pas analyser ce mouvement sous l’angle de ses seules stratégies, mais le saisir de manière plus large en intégrant, au-delà des postures politiques, la culture militante et ce qu’elle recèle de préoccupations identitaires, éthiques et culturelles.
Cet ouvrage est donc avant tout un «voyage au pays des Frères» (p. 10), qui s’intéresse avant tout à la réappropriation contemporaine de l’héritage historique du mouvement par ses leaders et intellectuels en Europe.
Cette approche à entrées multiples permet de saisir alors une mouvance complexe tout en nuances, où l’on découvre un mouvement bien moins conquérant — même si ce n’est pas la volonté qui manque — en proie à des dilemmes et peinant à se positionner dans le contexte européen, même si son influence au sein des populations musulmanes reste très importante.
La dynamique à saisir est de comprendre comment en raison de l’installation en Europe autant que des dynamiques globales du mouvement, les Frères musulmans se désinvestissent progressivement de leur objectif premier, à savoir la reconquête islamique des Etats arabes, et lui privilégient la quête d’un modèle d’intégration «où coexistent la valorisation d’un investissement citoyen et d’une identité collective musulmane» (p. 8). C’est à l’exploration de cette coexistence difficile et complexe que nous convie cet ouvrage.
L’ancrage idéologique et théologique des Frères
Le livre débute par une série de rappels historiques sur la genèse et le développement du mouvement. Il rappelle comment les Frères musulmans s’inscrivent idéologiquement dans la tradition longue de l’islam en cherchant une revalorisation des sources tout en appelant au respect de l’intangibilité des textes. Ils prolongent donc la tradition réformiste canoniste qui se constitue au cours du XIXe siècle et dont les figures de proue sont Jamal Ed-dine al-Afghani, Mohamed Abduh et Rachid Reda.
Modernes, car ils pensent le rapport à l’Occident et à l’Etat en des termes radicalement différents de l’islam classique, les Frères sont par ailleurs inscrit dans la longue durée: ils se réclament des grands savants de la tradition musulmane comme Abu Hamid al-Ghazali, Ibn Taymiyya, Ibn al-Kathir ou encore Ibn al Qayim al-Jawziyya. Dans ce contexte, les Frères musulmans doivent donc être catégorisés idéologiquement comme un «mouvement de revitalisation de l’orthodoxie sunnite», selon l'expression de Brigitte Maréchal, et non pas comme un simple mouvement d’instrumentalisation politique du religieux.
Cela n’empêche pas le politique de se loger au cœur du projet des Frères, sous différentes formes d’ailleurs. Dont le recours aux armes. Brigitte Maréchal rappelle que, dès la fin des années 1930, le mouvement entra dans une phase de militarisation via un «appareil secret», destiné autant à protéger le mouvement qu’à s’investir dans un activisme anti-britannique et dans les campagnes de libération de la Palestine. Tout en décrivant cette «militarisation» du mouvement, elle rappelle également que celle-ci a conduit à une certaine autonomisation des partisans du recours aux armes vis-à-vis de l’élite politique et du père fondateur du mouvement, Hassan al-Bannah.
La tentation radicale maîtrisée
La militarisation conduisit à une tension croissante entre le mouvement et les autorités politiques, tension qui atteignit son apogée en 1954, suite à la tentative d’assassinat de Gamal Abd al-Nasser. Les relations complexes entre le mouvement et le régime se dégradent alors de façon durable: le mouvement est durement réprimé, ses structures démantelées. Les Frères entrent dans une phase d’attentisme et d’expérience carcérale qui seront les incubateurs de l’émergence d’une pensée bien plus radicale: le modèle historique des Frères de changement sociopolitique progressif est concurrencé par un modèle de changement révolutionnaire. Cette tendance révolutionnaire, structurée idéologiquement autour des écrits du penseur Sayyed Qutb, père spirituel du radicalisme islamiste, s’affaisse progressivement, pour deux raisons. D’une part, au niveau de l’élite, la tendance réformiste reprend le dessus dans les années 1970 lorsque Anouar al-Sadat réouvre aux Frères les portes de l’action publique. Le nouveau guide suprême de l’organisation, Hassan al-Hudaybi, revient en effet à une orientation de réformisme social plus que de geste insurrectionnelle. D’autre part émerge progressivement une nouvelle génération politique, qui n’a connu ni les pères fondateurs ni la répression des années 1950 et suivantes et porteuse d’attentes nouvelles, notamment à l’égard du projet démocratique. Cette génération invalida de façon durable la tentation du changement par le recours à la force.
L’exportation d’un modèle et l’affirmation des spécificités locales
Années de plomb pour les Frères égyptiens, les années 1950 seront aussi le grand moment de la diffusion de leur modèle de mobilisation politique dans le monde arabe. La diffusion se fera avec la diversification, le modèle initial étant passé au prisme de nouvelles réalités sociales et politiques. En Arabie saoudite, on note l’apparition de syncrétismes entre la pensée des Frères et l’école dominante hanbalite se cristallisant dans l’apparition de ce courant que Tariq Ramadan nomme le courant de la «salafiyya politique littéraliste», profondément hostile à l’ésotérisme soufi. En revanche, ailleurs, ces syncrétismes se font plus avec le soufisme (proximité organisationnelle avec des confréries comme la Khatimiyya au Soudan et doctrinale comme le montre le succès de la thèse de l’unicité de l’existence d’Ibn Arabi). Au Yémen, on relève une articulation forte entre expérience militante Frère et phénomène tribal. Quant aux Frères musulmans syriens, ils passent à la guérilla urbaine au début des années 1980, prennent d’assaut des institutions gouvernementales à Hama, exigent l’établissement de l’Etat islamique, tentent de renverser le régime et d’assassiner le président. On ne peut dès lors plus parler d’un modèle d’action unique même si des principes généraux demeurent: des scissions radicales apparaissent mais aussi une pensée se revendiquant du légalisme, voire de la démocratie.
Dans les années 1990, deux tendances contraires s’affirment. D’une part, un légalisme croissant des Frères (reconnaissance de la participation politique, implantation dans les Parlements et ordres professionnels) dans la plupart des pays arabes (Yémen, Jordanie, Egypte, Maroc, Algérie) et apparitions d’excroissances radicales extérieures aux Frères mais organisationnellement issues de leurs rangs (Jamaat Islamiyya et Jihad en Egypte).
L’implantation en Europe
Comme la diffusion dans les pays arabes hors d’Egypte, l’implantation en Europe est d’abord le produit des vagues de répression subites par les Frères en Egypte, mais aussi en Irak (1971), en Libye (1980-1990), en Tunisie (1981, 1987 et suivantes) et en Arabie Saoudite dès la seconde partie des années 1990. Elle est ensuite la conséquence du dynamisme estudiantin des Frères venus en Europe pour leurs études. Elle est enfin le fruit des générations nées sur le sol européen.
La structuration se fait en progression, et vise à s’inscrire à tous les niveaux de la vie sociale. Dans un premier temps, les Frères recréent leurs structures internes sur le sol européen en vue de mobiliser les énergies à destination des pays d’origine. Associations estudiantines, organisations de camps de vacances, créations d’organisations de scoutisme, d’écoles islamiques puis unification des groupes au niveau national et enfin tentative monopolistique d’encadrer les musulmans européens et de parler en leur nom. Par ailleurs, dès les années 1960 apparaissent les publications: revues, maisons d’éditions. Enfin, dans les années 1990 sont établis des espaces privés de formation de niveau supérieur comme l’Institut Européen des Sciences Humaines, l’Institute of Islamic Political Thought, l’International Institute of Islamic Thought ou encore des mini think tanks comme le Center for the Study of Terrorism.
Par un quadrillage assez serré du vécu collectif des croyants, notamment à travers une attention spéciale accordée à la formation et à la représentation, les Frères musulmans européens ont alors réussit, en dépit d’un faible poids numérique (ils compteraient, selon Brigitte Maréchal, moins d’un millier de partisans), à se doter d’une influence importante au sein de l’encadrement des populations musulmanes en Europe.
Une mouvance en situation difficile
Présenté en accéléré, le tableau donne une impression de montée en puissance. Celle-ci doit pourtant être pondérée par la situation actuelle des Frères musulmans, qui est loin d’être simple. Ceux-ci sont, en effet, très influents si on pondère leur impact par le nombre relativement restreint de leurs militants. Mais ils sont également en proie à toute une série de défis et de dilemmes nouveaux que leur impose le contexte européen et qu’ils sont loin d’avoir résolu.
Tout d’abord, les Frères musulmans maintiennent vivants certains thèmes de l’islam politique (l’islam comme système global de vie) sans qu’il parviennent à «établir une idéologie à la fois cohérente et pertinente en situation minoritaire» (p. 235), ce qui est illustré par une pauvreté de l’analyse du contexte, le maintien de perspectives souvent dichotomiques et simplistes alors que les problèmes sociaux ne sont pas vraiment abordés.
Ensuite, le mouvement est dirigé par des apparatchiks qui peinent à se départir des «modèles de fonctionnement directifs, peu transparents et faisant peu de place aux jeunes» (p. 277). L’expérience militante tend à se vivre en tension entre ce modèle et une base qui veut des engagements moins contraignants dans une structure qui se pense encore comme holiste, et presque marquée par une hiérarchie forte et pesante. Par ailleurs, ceux qui veulent des engagements totaux tendent plutôt à passer par le salafisme.
Enfin, la diversification de l’offre d’islam inscrit les Frères dans un champ toujours plus concurrentiel où ils doivent faire face non seulement à la poussée du salafisme et de différents traditionnalismes comme le soufisme, mais également à l’émergence de réseaux informels indépendants, partiellement dépositaires de l’idéologie des Frères, comme le European Muslim Network, le City Circle ou le groupe «The radical middle way».
Le débat idéologique: une adaptabilité limitée et un rapport toujours problématique à l’Autre
Le livre montre par ailleurs que le mouvement, loin d’être idéologiquement homogène puise à de multiples sources allant des pères fondateurs du mouvement aux penseurs classiques de l’islam tout en s’inspirant fortement de figures actuelles comme le shaykh Youssouf al-Qaradawi et de manière plus marginale de nouveaux intellectuels évoluant à la périphérie du mouvement comme Tariq Ramadan, Rachid Ghanouchi, Tariq Oubrou. Par ailleurs, un des problèmes lourds à gérer au registre des références intellectuelles est l’héritage de Sayyed Qutb. Alors que certains pensent qu’il faut le dépasser, d’autres veulent conserver la pensée de Qutb dans la formation des jeunes Frères.
Enfin, les analyses de la situation européenne divergent entre intellectuels et clercs qui se réclament de près ou de loin de l’héritage des Frères. Un des points cruciaux de divergence est la définition du statut des musulmans en Europe. Alors que les Frères musulmans traditionnels se positionnent à partir du paradigme minoritaire, d’autres, comme Tariq Ramadan, le refusent considérant qu’il amène à une vision dichotomique du rapport des musulmans à leurs sociétés de résidence.
Les Frères restent tiraillés. Ils prennent acte de leur ancrage européen tout en souhaitant maintenir vivant et actualisé leur héritage historique. Mais ce dilemme se résoud par un choix conservateur clair: le livre de Brigitte Maréchal montre bien qu’à ce jour la capacité d’adaptation des Frères musulmans reste limitée. Prenant l’exemple du Conseil Européen de la Fatwa et de la Recherche, une institution des Frères présidée par le shaykh al-Qaradawi veut «se positionner en tant qu’instance de guidance pour les musulmans européens à partir d’une conception large, mais assez figée, du dynamisme jurisprudentiel (...) pour empêcher la controverse» (p. 209). Du coup, la «promotion d’une coexistence critique et respectueuse du pluralisme n’est pas encore réellement promue (p. 209) : «les Frères restent focalisés sur l’aboutissement de leurs propres revendications et se montrent peu sensibles aux ajustements réciproques que nécessite leur ancrage dans une société pluriell » (p. 238).
Si le rapport à l’Occident s’est pacifié, il reste souvent marqué de condescendance. L’islam est pensé comme alternative idéologique et mode de vie total seul capable de sauver l’Occident de sa situation de décadence. L’Autre dans cette optique est pensé en termes équivoques mélangeant respect formel et attitudes peu valorisantes, voir franchement critiques: l’idée coranique de mécréance reste dans les usages pour évoquer les non croyants même si cela reste limité.
L’islamisme des Frères comme ethos
Brigitte Maréchal montre dans son livre qu’il existe une cohérence entre le niveau idéologique et celui du quotidien de la militance. L'«ethos Frère» reste dominé par l’idée d’un holisme de l’islam (principe de shumuliyya) fondant l’idée que la foi musulmans bien comprise constitue un «mode de vie complet». Il valorise aussi la nécessité de diffusion du message et de l’action (Hassan al-Banna d’ailleurs énonçait la nécessité de réislamiser les populations musulmanes de manière graduelle à partir de l’individu) et se fonde sur un souci de vie vertueuse accessible par un effort continu à accomplir au niveau personnel.
Cela se traduit par exemple par une séparation des sexes dans la vie pratique, mais aussi la mise à l’écart des thèmes de moeurs où l’écart entre la norme des Frères et les normes dominantes de l’espace public européen est particulièrement criant comme l’homosexualité, l’incroyance ou l’excommunication. Quant aux questions familiales, les Frères musulmans estiment que le droit musulman constitue une référence essentielle.
Quelles stratégies politiques pour l’Europe: replier le projet de réforme social à l’individu
A côté des débats théologiques, les stratégies concrètes posent moins problème. Si l’on suit la charte des musulmans d’Europe, ils visent deux buts essentiels: la recherche de la reconnaissance des musulmans comme communauté religieuse et chercher une proximité accrue de l’Europe avec le monde musulman notamment en soutenant l’élargissement de l’Europe (vraisemblablement à la Turquie). Brigitte Maréchal rappelle aussi que les objectifs-cadres en Europe restent les mêmes que dans les pays musulmans: d’une part, «la réforme des individus en vue d’établir un ordre moral fondé sur l’islam dans la société» et, d’autre part, «la constitution d’une élite capable d’éduquer et de mobiliser les masses» (p. 233).
Le rapport au politique dans le contexte européen se pose alors de la manière suivante: «à défaut de pouvoir islamiser le droit (c’est-à-dire aboutir à une prise en compte accrue des prescriptions religieuses islamiques par le droit positif), cette élite cherche à replacer la primauté des catégories religieuses dans l’espace public» (p. 233).
Le mouvement passe ainsi d’un repli (renoncement d’une action pérenne sur le droit au profit d’une implantation du religieux dans l’espace public) à l’autre (du projet collectif à la focalisation sur la vie quotidienne). Brigitte Maréchal conclut en effet de la façon suivante:
«Le projet idéologique n’est pas. L’utopie n’est plus ou plus tout à fait. Et entre les deux les Frères paraissent à avoir des difficultés à assumer l’ensemble de l’héritage historique et à se prononcer de manière unifiée. Les Frères s’inscrivent alors dans un paradigme de l’action où ils restreignent la portée du collectif et mettent une partie du contenu entre parenthèses. Ils se situent dans une période transitoire dans laquelle ils n’ont plus vraiment de modèle à proposer et cherchent les prémisses d’une réflexion nouvelle. Les Frères musulmans paraissent suivre de (très) loin les débats contemporains relatifs aux modes de constitution du Coran et à ses lectures et lui préfèrent la compagnie de savants traditionnalistes. Ils proposent pourtant déjà les pistes pour sortir de l’impasse dans laquelle ils semblent s’être piégés car ils estiment qu’il y a moyen d’expliquer toute la charia, l’ensemble de la voie islamique, en inscrivant leurs projets globaux dans des démarches individuelles : la survie et la pérennité de leurs prétentions globalisantes passent désormais par les détails de la vie quotidienne. Là est le secret de leur projet» (p. 269).
Patrick Haenni
Entretien avec Brigitte Maréchal
Religioscope - Votre livre dresse un tableau d'une mouvance en équilibre instable, qui se cherche dans un nouvel environnement où elle ne se trouve visiblement pas à l'aise et confrontée à une multitude de dilemmes: sclérose de l'élite, difficulté à élaborer une pensée qui tienne compte de la complexité du contexte européen, identité politique restant dans l'attente d'une élaboration sérieuse et maintenue comme "en suspension", selon votre terme. Sans s'engager dans la prospective, quels scénarios de sortie de cette situation de suspension verriez-vous, au regard des ressources offertes — ou manquantes — au groupe par sa phraséologie militante et ses dynamiques intellectuelles?
Brigitte Maréchal - Cet équilibre instable concerne le mouvement lui-même sachant que ses membres, qu’ils soient partisans ou sympathisants des Frères, restent soucieux de se positionner dans une continuité plus ou moins harmonieuse par rapport à l’héritage diversifié des Frères, mais aussi par rapport aux autres musulmans et courants de l’islam (car l’unité des musulmans reste un thème phare pour tous les Frères) voire aussi par rapport au contexte européen en général.
Au niveau individuel, les Frères bricolent en puisant dans leur héritage diversifié, au gré de leurs sensibilités. Cette diversité de leur legs historique constitue davantage une richesse qu’une difficulté, voire une tare, car elle permet aux membres de se maintenir dans cette illusion qu’ils peuvent toujours se situer « en phase au contexte », c’est-à-dire d’être adapté à ce dernier. Elle leur permet aussi d’espérer ratisser large en termes de recrutement, notamment auprès des jeunes qui sont soucieux de trouver un islam considéré comme «rationnel» et «plutôt moderne».
Un scénario de sortie est difficile à imaginer car c’est globalement l’ensemble de la pertinence de l’idéologie islamique politique, devenue centrale chez les Frères depuis les années 1950, qui pose désormais vraiment question, et pas seulement dans le contexte européen. Seule l’expression ouvertement critique de l’intérieur, par l’un ou l’autre intellectuel averti de la mouvance, pourrait probablement transformer cet équilibre instable dès lors que cette personne assumerait en même temps, publiquement aussi, l’identité des Frères. Sans pouvoir vraiment augurer des conséquences ultérieures pour le mouvement.
Religioscope - Le fait marquant dans l'évolution des Frères musulmans en Europe est le passage d'une préoccupation de reconquête islamique des Etats arabes à un investissement européen où "coexistent la valorisation d'un investissement citoyen et d'une identité collective forte". Selon vous,cet investissement citoyen réussit-il à se découpler de la question de l'identité collective? Dit autrement, ce passage au politique se fait-il dans le cadre d'un discours et d'objectifs traditionnels ou a-t-il absorbé de nouveaux agendas non spécifiquement "islamistes": la question sociale, l'écologie, un discours sur l'économie, etc.?
Brigitte Maréchal - Non, ou alors finalement très peu de manière générale. Ces deux préoccupations vont généralement de paire et restent actuellement orientées à partir d’objectifs traditionnels Fréristes tels que la réforme individuelle puis sociale, la nécessité de faire des efforts sur soi et de promouvoir l’identité musulmane et notamment les caractéristiques de ce que devrait être une famille musulmane aujourd’hui, la question palestinienne etc.
Il est vrai que cette promotion de la citoyenneté a été le fruit d’un travail entamé au sein de la mouvance, notamment à partir des avancées de Tariq Ramadan dès le milieu des années 1990 mais, parallèlement, si l’on considère l’ensemble du mouvement, les agendas ont finalement très peu changé.
Ce qui n’empêche pas certains membres de la mouvance, généralement considérés aux marges de celle-ci, de se soucier désormais de nouvelles préoccupations telle que la question sociale ou l’écologie, tout en relativisant éventuellement cette importance accordée à l’identité collective musulmane. Mais ils ne sont pas vraiment encore entendus et/ou plutôt ne produisent guère d’effets sur le terrain.
Religioscope - Vous analysez la structuration d'une militance et d'une pensée "frériste" dans trois pays, la France, la Belgique et l'Angleterre, avec des traditions étatiques très différentes de gestion tant de l'immigration que des facteurs religieux. La dimension comparative, ou les variations de contexte, n'apparaissent guère, me semble-t-il, dans votre livre. Dans quelle mesure cette diversité est-elle un facteur déterminant dans le positionnement local des Frères. Ouvre-t-elle la voie à des stratégies spécifiques en fonction des pays de résidence ou non?
Brigitte Maréchal - Cette diversité de contexte se répercute essentiellement sur la manière dont les Frères musulmans vont pouvoir assumer publiquement leur identité collective. En Grande-Bretagne, où le modèle d’intégration est traditionnellement jugé communautariste, l’identité Frériste est beaucoup plus facilement assumée en public qu’en France dont le modèle d’intégration individuelle ne valorise pas, voire tolère difficilement les revendications liées à des appartenances collectives particulières. Ceci dit, d’autres facteurs rentrent ici aussi en ligne de compte, dont l’importance numérique des Frères sur ces différentes scènes nationales. Par exemple, comme les Frères sont numériquement marginaux par rapport aux autres courants intra-religieux musulmans en Grande-Bretagne (étant donné la prépondérance des communautés musulmanes non arabes, issues du sous continent indien), l’attention qu’on leur octroie est à priori moindre en dépit du dynamisme débordant de certains de leurs leaders (qui leur permet de jouir d’un poids médiatique disproportionné). Par contre, la mouvance Frériste jouira d’une attention soutenue en France, notamment en raison de l’importance quantitative des personnes d’origine arabe parmi la population française (car les Frères sont particulièrement actifs auprès de ces populations).
Globalement toutefois, il me semble que les Frères européens continuent à partager un éthos commun et que les différences entre eux, notamment liées au contexte, restent assez marginales. Par exemple, j’ai bien constaté l’expression de sensibilités différentes sur quelques thématiques telles que celle du foulard, de l’homosexualité, de la laïcité, de la Palestine etc. que j’évoque dans le chapitre intitulé « de la difficulté de se sentir minoritaire parmi d’autres minorités », où l’on sent notamment une volonté d’être plus interventionniste au niveau politique en Grande-Bretagne qu’en France.
Religioscope - Au-delà des Frères, il y a l'islam européen. Dans la structuration de cet islam, les Frères ont joué un rôle important, mais semblent aujourd'hui évoluer dans un champ islamique beaucoup plus concurrentiel. Vous notez entre autre la revitalisation des différents traditionalismes, comme le soufisme, le wahhabisme, mais aussi l'humanisme. Comment percevez-vous la dynamique actuelle de ce champ: qui sont les acteurs en phase ascendante, et se dirige-t-on vers une configuration stable qui pourrait tracer un cadre global de ce que constitue l'islam d'Europe aujourd'hui?
Brigitte Maréchal - Depuis une dizaine d’années, c’est le courant salafiste — qui incarne une revitalisation du wahhabisme — qui a le vent en poupe un peu partout. Et les Frères apparaissent davantage devoir se positionner par rapport à eux, d’autant plus que les salafistes se montrent très efficaces sur le terrain social, entre autres, et engrangent ainsi un capital sympathie non négligeable.
Il me semble non seulement prématuré mais peut-être aussi même non pertinent en soi d’évoquer la constitution d’une configuration stable de ce que constitue l’islam d’Europe aujourd’hui tant la sociologie de base des l’islam nous renvoie constamment à ces idées d’une souplesse des appartenances mais aussi d’une possibilité toujours légitime de la dissidence etc. qui témoignent d’un caractère profondément dynamique de la structuration des communautés musulmanes.
Par contre, il est vrai que les dynamiques de reconnaissance et/ou de représentation des musulmans mises en place par de nombreux Etats européens contribuent à faire émerger certains acteurs, dont les Frères, en tant qu’un pôle relatif de stabilité. Mais il est encore trop tôt pour en tirer des conclusions générales, d’autant plus que les Etats d’origine des musulmans européens font un retour en force sur la scène européenne depuis quelques années, ce qui ne devrait pas manquer non plus d’influencer les dynamiques en cours.
Religioscope - Le contexte actuel est marqué par une exacerbation des tensions autour de la référence à l'islam: affaires de caricatures au Danemark, de minarets en Suisse, de burqa en France. D'un côté on réclame la liberté d'expression, de l'autre la protection des minorités. Les acteurs islamiques dans ces mobilisations ont été très divers, et les agendas politiques multiples. Peut-on identifier une position claire des Frères musulmans sur ce nouveau front qui se développe autour de l'islam?
Brigitte Maréchal - Historiquement, les Frères ont tout autant surfé sur la vague de la «réislamisation» des populations musulmanes en Europe dès les années 1970, qu’ils ont contribué à la produire. A l’heure actuelle, leur rôle apparaît moins directement structurant que celui des salafistes, davantage portés sur la pratique quotidienne, mais il n’empêche qu’ils demeurent plutôt vindicatifs sur ces questions, notamment celle du hijab. Pourtant, dans le même temps, certains membres de la mouvance des Frères apparaissent plutôt critiques et en appellent à la modération, arguant notamment l’importance de la cohésion, de la paix sociale et/ou la nécessité de repartir des textes scripturaires afin de constater quelle sont réellement la nature et la proportion des obligations islamiques invoquées en vue de peser le caractère impératif, ou non, de ces revendications. On peut donc parler d’une certaine sclérose des élites mais il règne beaucoup de tensions au sein de la mouvance. Je les explicite dans mon prochain ouvrage, à paraître d’ici la fin de l’année, intitulé Sociologie de la mouvance – comprendre la réalité organisationnelle des Frères musulmans en Europe.
Brigitte Maréchal, Les Frères musulmans en Europe: racines et discours, Paris, PUF, 2009.